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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’ère de la revendication. Manifester et débattre en démocratie de Benjamin Lévy

mai 2022

Nul ne pourra contester le titre du premier essai du philosophe et psychologue Benjamin Lévy, publié dans la nouvelle collection « Delta » des éditions Flammarion. Cette dernière a pour ambition, grâce à une approche pluridisciplinaire, de « décrypter les transformations sociales et les savoirs critiques qui les accompagnent ». Rien qu’en France, ces dernières années ont été marquées de façon quasi ininterrompue – et cela malgré ou à cause de la pandémie – par une série de manifestations et de revendications (liste non exhaustive) : Gilets jaunes, marches pour le climat, contre les féminicides, le racisme ou les violences policières, sans compter les récentes protestations contre la vaccination.

D’emblée, B. Lévy prend acte de ce que Claude Lefort appelait la « division originaire » du social, autrement dit l’hétérogénéité et la discordance des voix en régime démocratique, notamment à travers l’expression de revendications plurielles et parfois antagonistes. B. Lévy entend interroger l’ambivalence de la revendication, tantôt « porteuse d’avenir », tantôt « du côté de la haine, de la destructivité ou même du meurtre ». Ainsi, à partir d’un même point de départ – la frustration et plus largement les affects, tels que l’humiliation ou la défense de l’honneur –, la revendication peut se mettre au service d’un approfondissement ou d’une régression démocratique. Pour rendre compte de ce paradoxe, B. Lévy convoque un large panel d’auteurs issus des sciences humaines et sociales, réservant néanmoins une place de choix à Sigmund Freud et à ses interrogations sur notre relation avec la « culture ». Freud avait ainsi mis en lumière le « renoncement pulsionnel » nécessaire à toute vie en société.

Le contexte global explique bien sûr la prééminence de la revendication, qui « agit comme un carrefour de significations, […] comme une réalité plus structurante, parce qu’elle vise avec pragmatisme un objet, une cause déterminée », à la différence, par exemple, de la révolte, de la rébellion, de l’indignation ou encore de la subversion. Les moyens employés peuvent néanmoins différer, pacifiques ou violents. Quoi qu’il en soit, la revendication apparaît pour l’auteur comme la grille de lecture la plus efficace pour comprendre l’action politique contemporaine. Une « myriade de revendications » s’est donc substituée au paradigme de la lutte des classes et doit nous amener à faire le deuil d’une convergence des revendications, « idéal inaccessible  ». Nul constat pessimiste, puisque « notre République tire […] sa force des sécessions qui la menacent et la mettent au travail ».

Une confusion s’est certes installée à l’aune d’une telle profusion de revendications, confusion que B. Lévy entend lever en départageant les deux types déjà évoqués. Il souligne également le poids de nos environnements médiatiques et hyperconnectés qui ont contribué à la naissance de figures aux influences néfastes, telles que le « complotiste » et « le maître idéologue », porteur d’une « théorie totalisante ». À l’opposé, il distingue « l’activiste  » et « le militant » qui défendent droits et causes au profit du bien commun1. Leurs revendications, construites patiemment, souvent avec discrétion et se déployant sur le temps long, se caractérisent alors par leur possibilité de réactualisation, dont témoignent par exemple les évolutions du féminisme au fil des siècles. Elles s’appuient par ailleurs sur le droit et sur les institutions démocratiques.

« Par contraste, la revendication ratée est une revendication fermée […]. La psychanalyse ferait ici s’équivaloir la pulsion de répétition et la pulsion de mort. » De telles revendications peuvent conduire au terrorisme et au sectarisme, auxquels B. Lévy consacre de longs développements. Il insiste sur le rôle du « chef de meute  », qui prépare idéologiquement le terrain à des actions violentes – même lorsqu’elles semblent le fait de « loups solitaires » –, en jouant sur la paranoïa, le masochisme et la mélancolie de sa « horde ». Enfin, l’auteur pointe à juste titre notre difficulté à comprendre certaines revendications religieuses, voire la place des passions en politique, du fait d’un contexte français sécularisé assez exceptionnel à l’échelle mondiale.

B. Lévy écrit dans un style vivant – n’hésitant pas à avoir recours à de petites fictions pédagogiques – qui aide à rendre intelligibles des concepts parfois complexes. S’il raisonne en termes de dynamiques, dans certains cas, la question porte toutefois davantage sur le contenu de la revendication que sur la façon de procéder de ses porteurs. Le sous-titre du livre, Manifester et débattre en démocratie, ne reflète que partiellement le propos de celui-ci puisqu’il traite presque davantage des revendications mortifères. Il propose d’ailleurs des analyses pénétrantes du discours victimaire, à l’image de Donald Trump, révélant l’incapacité à gérer la privation et la frustration qui en découle chez de telles personnes. Au contraire, accepter la frustration, c’est-à-dire renoncer, s’apparente à une forme de don qui nous fait entrer en société. Il nous invite aussi à reconsidérer les notions suremployées de traumatisme et de résilience, en lien avec les récits que nous construisons, plus qu’avec un événement ou une personne en particulier.

  • 1. Voir Albert Ogien, Politique de l’activisme. Essai sur les mouvements citoyens, Paris, Presses universitaires de France, 2021, et mon compte rendu dans Esprit, octobre 2021.
Flammarion, 2022
336 p. 19 €

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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Patrimoines contestés

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