
Les cœurs endurcis de Martyna Bunda
Traduit par Caroline Raszka-Dewez
Dans ce roman empreint de tendresse, de force d’âme, mais aussi de violence et de réalisme, Martyna Bunda, née à Gdansk en 1975 et vivant actuellement à Varsovie après avoir grandi dans la région de Cachoubie et travaillé dans la presse écrite, propose, en quatre saisons, étalées des années 1930 aux années 1970, une saga de femmes polonaises, la mère Rozela, ses trois filles, Gerta, Truda et Ilda, sans oublier l’évocation fugace de l’ancêtre du clan, Otylia. La simplicité apparente de la narration, avec sa succession de courts chapitres ayant pour titre le prénom d’une des héroïnes, s’accorde avec la dimension ordinaire de cette famille que rien ne préparait à être bousculée dans son quotidien par l’intrusion de la démesure historique. Elle concourt aussi à magnifier la beauté majestueuse de ces figures de femmes qui cheminent côte à côte, dans une solidarité inébranlable. L’originalité du roman est de multiplier les trajectoires et de les faire indirectement dialoguer, qu’elles concernent les épreuves subies par les protagonistes, la persistance de leurs rêves, avec les tensions et drames qu’ils réveillent, les conditions de vie des Polonais pendant et après la Seconde Guerre mondiale ou l’évolution politique du pays. En filigrane se trouvent abordés la faiblesse des hommes, le sens de la maternité, la résonance du passé, le rôle du hasard, et le poids de la foi ou des superstitions.
Dès « Hiver », le court premier volet d’une trentaine de pages, Martyna Bunda veut comme libérer son récit en exposant en accéléré tous les éléments clés de l’histoire. Elle esquisse un portrait physique et moral des protagonistes, mentionne des hommes, Jakob Richert pour Truda, Tadeusz Gelberg pour Ilda, Edward Strzelczyk pour Gerta, Abram Groniowski pour Rozela et même le fiancé qui l’a abandonnée enceinte à l’église pour Otylia. Elle indique les dates fondamentales pour chacune de ces femmes, en montrant les trois sœurs affrontant ensemble l’événement – février 1979 et l’enterrement de Tadeusz pour Ilda ; 1951 et l’incision de son hymen pour Gerta, après cinq années de mariage ; hiver 1945 et le départ en train de Jakob, exclu comme gendre par Rozela parce qu’il est allemand, ou ce mois de mars qui a vu Rozela torturée et violée par des Russes.
Cette familiarité précoce avec l’intimité meurtrie de ces femmes et cette connivence immédiate avec le tragique de leur vécu ouvrent un espace autre à la perception de leurs affects, à la compréhension de leurs décisions, à l’irrationalité aussi de certains de leurs actes. Même si tout se comprend à l’aune de ces traumatismes, ces « cœurs endurcis », unis et interdépendants, ne renoncent pas à vivre et à inventer les termes de leur identité. Le roman rend sensible cette lutte entre un destin ancré dans une blessure irréparable et l’acharnement à s’en affranchir, à s’y soustraire.
Les souvenirs reviennent toujours – que Gerta, à Varsovie, les déverse à des femmes inconnues, que Ilda, poussée par la curiosité de ses trois nièces, les filles de Gerta, les évoque comme un livre d’images que l’on feuillette, ou que Rozela, entendant à la radio un concert des chœurs de l’Armée rouge blêmisse, tremble, vomisse des framboises et, en voyant tout ce rouge sur elle, se mette à crier. Les objets qui traversent le récit concourent aussi à raviver cette mémoire tenace qui risque de briser les élans, comme ce vieux fer à repasser dont la marque indélébile recouvre le ventre de Rozela, cette perle bleue héritée de l’aïeule Otylia et investie de pouvoir magique, cette motocyclette Sokol 1000 tirée, en janvier 1945, d’un fossé par Ilda.
Chacune des sœurs, à sa manière, tente vainement de s’éloigner, comme Ilda, qui part travailler à Olsztyn dans un organisme qui s’occupe du traitement des personnes déplacées en vertu des accords de Potsdam de 1945, ou Truda, qui s’installe à Gdyna, une ville moderne parce qu’elle promet éducation et emplois. L’histoire plus récente n’est jamais bien loin dans la survie au jour le jour, avec le retentissement de la période stalinienne, de l’ère Bolesław Bierut, de l’influence de Władysław Gomułka, des agissements des miliciens de la ZOMO. Elle réveille aussi des épisodes anciens, comme les camps de travail et les déportations, symbolisés par cette cave où, spontanément, Rozela a caché pendant plusieurs semaines deux évadés français du Stutthof, puis une jeune mère juive et sa petite fille.
Seule la Colline-aux-Vierges, cette maison bâtie de ses mains par Rozela, adoucit les errances et se dresse comme un refuge qui porte en soi le champ de tous les possibles, qui donne la force de rester debout et d’avancer, l’espoir au cœur, sans s’apitoyer sur son sort ou s’épancher sur ses sentiments. Le roman est en perpétuel mouvement, mêlant les époques, les déplacements des héroïnes, les intrusions furtives de personnages secondaires, détaillant les activités à la ferme, les transformations qu’elles induisent, jouant sur des registres pluriels. Des séquences humoristiques, souvent liées à l’élevage des animaux (poules, lapins, porcs ou paons), alternent avec des remarques à l’emporte-pièce, sur le mariage, les hommes, la sexualité, la maternité : « les enfants n’apportent pas le bonheur ».
Il s’agit d’être plus fort que l’adversité, de riposter dans l’urgence à toute forme de menace intime ou collective. Le temps ne manque-t-il pas pour rendre hommage à « tous ces petits riens, remarquables et sublimes », à la vie en quelque sorte ?