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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire de James C. Scott

Trad. par Olivier Ruchet

juin 2021

Dans Homo domesticus, l’anthropologue et politiste américain James C. Scott, souvent qualifié d’anthropologue anarchiste, revenait sur la naissance des premiers États en lien avec l’avènement de l’agriculture et la sédentarisation1. En 2021, la traduction de L’œil de l’État pourrait laisser croire à un approfondissement et à un saut chronologique dans son étude de l’action des États, modernes cette fois-ci. Il s’agit pourtant d’un ouvrage antérieur à Homo domesticus, puisqu’il a été publié en anglais en 1999, contre 2017 pour le premier. Les deux livres n’en partagent pas moins un certain nombre de points communs.

C’est en interrogeant sur le processus de sédentarisation et le rôle joué par les États dans celui-ci, notamment dans le contexte du Sud-Est asiatique2, que James C. Scott a réalisé que la « lisibilité » est un « enjeu crucial de gouvernement ». À l’aune de cet objectif, il rassemble et donne sens à un ensemble de pratiques de « standardisation » et de « simplification » étatiques : normalisation des patronymes, uniformisation des poids et des mesures, établissement de cadastres, recensements, aménagements urbains, routiers et ferroviaires, etc. À chaque fois, « des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité […] et ils ont créé des grilles de lectures standardisées » afin de mieux les contrôler et d’intervenir, que cela soit par la fiscalité ou par ce que l’on n’appelait pas encore des politiques publiques dans les domaines de la sécurité, de la santé ou de l’assistance sociale. La nature n’a pas échappé à un tel processus, qu’il s’agisse des forêts ou de l’agriculture. L’anthropologue assimile ces différentes opérations à l’établissement d’une carte, certes toujours réductrice – comme l’histoire de la carte à l’échelle 1:1 de Borges le démontre par l’absurde –, mais néanmoins utile à son concepteur pour un but donné.

Après cette étape préalable, sur laquelle James C. Scott revient dans son premier chapitre, il envisage en quoi son analogie avec la carte offre « un prisme utile à travers lequel observer un grand nombre de fiascos des politiques de développement dans les pays du tiers-monde ou d’Europe de l’Est ». En dépit de leurs bonnes intentions, plusieurs de ces projets se sont transformés en tragédies humaines ou écologiques, dont l’auteur se propose « d’expliquer la logique ». Pour lui, « les épisodes les plus dramatiques de cette ingénierie sociale […] ont pour origine la combinaison funeste de quatre éléments » : tout d’abord « l’ordonnancement administratif de la nature et de la société ». Ce dernier est associé à « une idéologie haut-moderniste », un terme emprunté à David Harvey, qui désigne la croyance inébranlable au progrès scientifique et technique ainsi qu’à la maîtrise de la nature et de la société, et dont les « promoteurs [tendent] à percevoir l’ordre rationnel en termes en grande partie associés à l’esthétique visuelle ». La naissance d’une telle foi remonte aux interventions massives des États, notamment allemand avec la figure de l’industriel et homme politique Walter Rathenau, lors de la Première Guerre mondiale. Ses héros sont des architectes, ingénieurs et autres planificateurs et, dans les cas qui intéressent James C. Scott, ses promoteurs des despotes plus ou moins éclairés. En effet, si une telle idéologie peut être tempérée dans le cadre de démocraties libérales, elle mène bien souvent au désastre lorsque l’on lui associe deux autres éléments : un « État autoritaire » et une « société civile prostrée et dépourvue des capacités de résister à de tels desseins ». Compte tenu de ce rapport de force, comment alors expliquer l’échec de ces projets ?

Comme le rappelle James C. Scott, un « ordre social imaginé ou planifié est nécessairement schématique ». Il laisse de côté un grand nombre de « processus informels » qui contribuent à la viabilité d’une société et va jusqu’à les perturber alors même qu’il n’est pas en mesure de les recréer. Loin de constituer une attaque contre toute forme de planification, James C. Scott précise que son propos vise avant tout « l’impérialisme haut-moderniste de l’ordre social planifié […] qui passe sous silence les rôles pourtant nécessaires joués par les savoirs et les savoir-faire locaux ». De même, l’auteur réfute d’emblée les critiques qui pourraient voir dans son livre une défense de l’État minimaliste cher à des économistes comme Friedrich Hayek et Milton Friedman, puisque le libre marché qu’ils appellent de leurs vœux est également l’objet d’une planification – pour reprendre les termes de Karl Polanyi – et qu’il engendre une standardisation croissante.

À travers de nombreux exemples, l’anthropologue oppose aux conceptions de grandes figures du haut-modernisme, tels Le Corbusier pour l’urbanisme ou Lénine pour l’ordre social, la réalité du fonctionnement des sociétés. Il restitue les débats, parfois à plusieurs décennies d’intervalle, entre ces derniers et certaines de leurs critiques, le plus souvent des femmes d’ailleurs, comme Jane Jacobs, Rosa Luxemburg ou encore Alexandra Kollontaï. James C. Scott analyse également en détail certains épisodes historiques marquants dans le domaine, comme les politiques de collectivisation agricole en URSS, de « villagisation forcée en Tanzanie » et de développement agricole dans plusieurs pays du tiers-monde. À cet égard, il souligne que les « projets de simplification radicale de l’organisation sociale semblent exposés aux mêmes risques que les projets de simplification radicale du milieu naturel ». En témoigne, entre autres, l’avènement de la monoculture, dans les forêts ou dans les champs, avec les conséquences écologiques désastreuses qu’on lui connaît. Enfin, à l’aide du terme grec de mētis, James C. Scott s’efforce de « conceptualiser la nature du savoir pratique et de le comparer avec une forme de savoir plus formel, épistémique et déductif ». Sa démonstration se lit alors comme un plaidoyer en faveur de la diversité et de ses « capacités d’adaptation » contre « l’hybris [des] tenants du haut-modernisme ».

Au terme de ce parcours, James C. Scott résume « les raisons de ces échecs en une seule phrase, […] les auteurs [de ces projets] se considéraient bien plus intelligents et visionnaires qu’ils ne l’étaient réellement, et, dans le même temps, […] ils considéraient que leurs sujets étaient bien plus stupides et incompétents que ceux-ci ne l’étaient, eux, réellement ». Rappelant l’imprévisibilité de l’avenir, il propose alors quelques « règles de base » afin d’éviter de nouveaux désastres : « Procéder par petits pas » du fait de notre ignorance des potentielles conséquences de nos interventions ; « Préférer la réversibilité », notamment lorsque ces actions portent sur l’environnement ; « S’attendre à des surprises » et « Compter sur l’inventivité humaine », c’est-à-dire impliquer les bénéficiaires et ne pas les traiter en citoyens abstraits et génériques. Si les grands projets impliquent une part nécessaire de simplification – à leur propos, il parle à plusieurs reprises de « taxidermie sociale » –, ceux qui ont poussé cette logique à l’absurde, comme lors de la construction de la ville de Brasilia, ne doivent finalement leur survie qu’aux processus informels qui se mettent en place à leurs marges. En cela, ces processus révèlent la capacité de résistance et d’autonomie des populations face à certaines de ces entreprises, mais si nombreuses sont celles qui la détruisent au passage. James C. Scott insiste alors sur la nécessité d’encourager des « institutions favorables à la mētis », autrement dit « multifonctionnelles, d’une grande plasticité, diverses et assez souples afin de pouvoir s’adapter ».

La défense de la mētis de James C. Scott est réussie et convaincante, notamment sur l’agriculture. L’on regrettera seulement quelques absences : celle, en contrepoint, d’une étude de cas d’un projet d’ampleur réussi, celle de la sociologie de Max Weber sur la bureaucratie et celle du chapitre initialement prévu mais retiré sur la Tennessee Valley Authority, modèle de nombreuses entreprises de développement. Enfin, si les projets étudiés par James C. Scott relèvent de contextes bien différents du nôtre, ils ne sont pas moins porteurs de leçons à l’heure des luttes contre les « grands travaux inutiles », des ZAD ou encore des transformations nécessaires induites par la transition écologique. Son travail souligne en effet l’impérieuse prise en compte des contextes locaux dans tout projet d’envergure, de même que leur dimension démocratique.

  • 1.James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, trad. par Marc Saint-Upéry, préface de Jeau-Paul Demoule, Paris, La Découverte, 2019. Voir notre compte rendu dans Esprit, avril 2019.
  • 2.Voir James C. Scott, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, trad. par Nicolas Guilhot, Frédéric Joly et Olivier Ruchet, Paris, Seuil, 2013.
La Découverte, 2021
540 p. 28 €

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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