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Notes de lecture

Dans le même numéro

Cahier Raymond Aron sous la direction d’Élisabeth Dutartre-Michaut

juil./août 2022

« De petite taille, pâle, chauve, sans beauté, mais non sans charme, le regard ironique, Aron s’exprime d’une voix bien timbrée, posée harmonieuse, qui fait de ce pédagogue de haute intelligence et de passion contenue un éveilleur fascinant1. » Près de quarante ans après sa mort en octobre 1983, quel est l’intérêt de lire cet homme du siècle dernier, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide ? Depuis plusieurs années, l’actualité académique et éditoriale semble donner tort à cette impression. La publication d’un cahier de l’Herne dédié à Raymond Aron vient conforter cette tendance. L’ouvrage est dirigé par Élisabeth Dutartre-Michaut, membre du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (EHESS), qui maîtrise parfaitement son œuvre et a notamment dressé l’inventaire du Fonds Aron lors de son classement à la Bibliothèque nationale de France en 2007.

Les trois parties principales (« Armer la sagesse », « Voir le monde tel qu’il est » et « Vérité et liberté ») comprennent des textes déjà publiés, des inédits et des contributions originales de différents spécialistes ou témoins. Les multiples facettes d’une œuvre pléthorique et difficilement classable sont bien représentées : le penseur de la démocratie, l’analyste des relations internationales, le sociologue, le journaliste, le professeur, etc. Le lecteur pourra découvrir les réflexions d’Aron sur certains événements d’un siècle tourmenté, notamment le génocide juif durant la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie, le conflit au Proche-Orient et la guerre froide. Parmi les inédits, relevons l’introduction d’un projet jamais mené à terme d’Encyclopédie de la sociologie avec Bourdieu ou la correspondance avec Henry Kissinger. Il faut lire l’échange savoureux, mêlant amitié et ironie, où Aron écrit à ce dernier : « Vous avez d’autres chats à fouetter que de philosopher. Mais vous croyez comme moi que l’action créatrice à un certain niveau ne se sépare pas d’une philosophie. »

Le texte le plus important de ce volume est, nous semble-t-il, sa présentation devant la Société française de philosophie, le 17 juin 1939, intitulée « États démocratiques et États totalitaires ». Cette communication, loin d’être inédite, est sûrement l’un des textes majeurs d’Aron (voir également, tout aussi important, le débat qui s’ensuivit, mis en perspective avec le devenir, parfois tragique, de ses interlocuteurs) pour comprendre ses réflexions sur la démocratie au xxe siècle. Aron rappelle à juste titre que le processus démocratique est inachevé et que la bataille en sa faveur est incessante. Un État démocratique doit savoir se montrer « héroïque » et se doter des vertus dont les régimes totalitaires se revendiquent. Il affirme à ce sujet : « Je crois aussi à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent. » Cette réflexion ne peut se comprendre sans évoquer la rencontre d’Aron avec le choc de l’histoire en Allemagne en 1933, comme le précise Giulio De Ligio dans sa contribution « Penser politiquement la démocratie ». Sur les bords du Rhin, son itinéraire se confondait avec le drame européen se jouant sous ses yeux.

Ce drame européen, en 2022, se joue à nouveau au moment où les démocraties occidentales doivent se positionner face au voisin russe et l’invasion de l’Ukraine. Certaines leçons aroniennes sur les relations internationales, comme le rappelle Jean-Yves Haine, sont toujours d’actualité : compétition permanente, conflit toujours possible, objectifs multiples et interdépendance des effets et causes.

L’un des autres intérêts de ce recueil est d’aller à l’encontre du monstre froid sans sentiment. Marie-Angèle Hermitte évoque la « ligne claire » d’Aron et Jean Birnbaum retrace bien le doute et la solitude d’un intellectuel « modéré avec excès2 ».

Il ne s’agit plus – mais le fallait-il un jour ? – de déterminer s’il faut avoir tort ou raison avec Aron, mais bien de comprendre comment cet intellectuel du siècle passé peut nous aider à appréhender notre xxie siècle. Là est le caractère presque intemporel d’Aron : sa méthodologie, sa posture, sa manière d’être au monde et face à l’histoire. Il s’agit par son intermédiaire de redonner vie à des vertus souvent dénigrées : prudence, sagesse, doute, rigueur, modération, honnêteté, nuance et sens de la complexité. Tout ce vocabulaire, qu’on pouvait transformer au mieux en tiédeur coupable ou au pire – opprobre suprême face à la force de l’idéologie – en scepticisme, retrouve une nouvelle vigueur.

Aron contribue à rendre intelligible l’histoire en train de se faire, entre processus et drame. Il n’a pas fallu attendre 2022 pour le découvrir ou le redécouvrir. Ce Cahier de l’Herne permet néanmoins une approche stimulante de son œuvre3.

Lors de la disparition d’Aron, Claude Lévi-Strauss affirmait : « Raymond Aron fut pour beaucoup d’entre nous, et deviendra pour d’autres, un incomparable professeur d’hygiène morale et intellectuelle. Rien, mieux que ses livres et ses articles, ne peut mettre en garde contre les ambitions des grandes théories, les séductions et les périls de l’esprit de système, les malfaisances de l’idéologie4. » L’actualité semble, encore et toujours, lui donner raison.

  • 1. Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, p. 586.
  • 2. Jean Birnbaum consacre un chapitre à Raymond Aron dans Le Courage de la nuance, Paris, Seuil, 2021.
  • 3. Ce volume peut se compléter par l’écoute d’une « nuit de France Culture » consacrée à Raymond Aron avec une sélection d’entretiens d’archive.
  • 4. Claude Lévi-Strauss, « Le dernier des sages », L’Express, 21-27 octobre 1983.
L’Herne, 2022
272 p. 33 €

Olivier de Lapparent

Docteur en histoire des relations internationales (Institut Pierre Renouvin), Olivier de Lapparent enseigne l'Histoire dans divers établissements (CentraleSupélec, Centrale Casablanca, Centrale Pékin, Université Paris Saclay).

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La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».