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Notes de lecture

Dans le même numéro

Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés de Jacques Semelin avec Laurent Larcher

juin 2022

En apportant ce nouvel éclairage sur la France sous l’Occupation, Jacques Semelin rappelle qu’il ne s’agit en rien de blanchir le régime de Vichy, son analyse venant au contraire le condamner « une seconde fois ».

« Pourquoi ne travaillez-vous pas sur le sauvetage des Juifs en France ? » Cette question, c’est Simone Veil qui la pose à Jacques Semelin en 2008. Cinq ans plus tard paraissait aux éditions du Seuil Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, suivi en 2018 d’un nouvel ouvrage, préfacé par Serge Klarsfeld, La Survie des Juifs en France. 1940-1944, qui paraît ces jours-ci en poche. Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés est donc le troisième livre dans lequel l’historien revient sur cette recherche qui a duré plus d’une dizaine d’années.

Dans le rétroviseur de Jacques Semelin, son ouvrage de 2013, première somme d’un travail approfondi sur la mémoire des Juifs n’ayant pas été déportés en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Reprenant les approches de Robert O. Paxton, Jacques Semelin entendait alors les nuancer pour penser un « nouveau paradigme », à savoir la singularité de la France de Vichy dans l’Europe nazie. Écrit à la manière d’un carnet de recherche, Une énigme française n’apporte donc rien de nouveau, mais il forme un témoignage précieux du travail de l’historien, précisant avec une simplicité remarquable les enjeux que soulève une telle enquête, au travers de laquelle se dessine le constant effort de réajustement et de réinterprétation de l’histoire.

Jacques Semelin se lance donc en 2008 sur cet « angle quasi mort de l’histoire de la Shoah en France ». Si l’on compte 320 000 Juifs en France en 1940, ils sont entre 200 000 et 210 000 en 1944. 76 000 Juifs ont été déportés et ne sont jamais revenus. Se dessine alors la « masse abstraite » des 75 % de Juifs « sauvés ». Mais penser ces 75 %, c’est prendre le risque de la déconstruction du régime mémoriel actuel, qui a institué une vérité historique sur la Shoah rendant difficile une parole partagée sur la survie des Juifs. En réaction à la montée du négationnisme, la mémoire des persécutés et des déportés est devenue prépondérante – à juste titre – et a occupé « tout l’espace mémoriel ». Aussi Jacques Semelin défend-il sa recherche non comme une histoire « rose et édulcorée » du sauvetage des Juifs en France, mais plutôt une contribution à un « front contre l’oubli ».

Le chapitre « Déjouer le piège de M. Zemmour » précise le programme de l’auteur. Si un idéologue d’extrême droite tel qu’Éric Zemmour peut dépeindre le gouvernement de Vichy comme contraint de sacrifier des Juifs étrangers pour sauver des Juifs français, c’est parce qu’il s’appuie sur un terrain peu exploré de l’historiographie de la Shoah. Pour « déjouer ce piège », Jacques Semelin a fait le pari d’une analyse multifactorielle et pensé une théorie des « trois écrans » qui ont pu venir freiner le processus de déportation des Juifs en France : l’État, les Juifs eux-mêmes et l’opinion publique.

En apportant ce nouvel éclairage sur la France sous l’Occupation, Jacques Semelin rappelle qu’il ne s’agit en rien de blanchir le régime de Vichy, son analyse venant au contraire le condamner « une seconde fois ». Si l’État français a effectivement pu jouer un rôle dans la survie des Juifs en France, l’historien y voit plutôt l’effet d’un « Vichy schizophrène » avec, d’un côté, un gouvernement antisémite et xénophobe, volontairement actif dans la déportation des Juifs, mais qui, dans le même temps, n’a jamais interdit par la loi aux enfants juifs d’aller à l’école et, de l’autre, un gouvernement (non totalement détruit comme en Pologne) mis sous pression, notamment par l’Église, forte de son poids moral sur la société civile française.

Cette société civile, Jacques Semelin l’envisage comme un « tissu social informel », tramé de charité chrétienne et de valeurs républicaines, davantage xénophobe qu’antisémite. L’historien redonne ainsi mémoire aux « petits gestes » de résistance, à l’importance du silence qui a contribué à maintenir des Juifs en vie, et refuse la thèse qui fait des Français un peuple globalement antisémite, sans jamais nier la présence de cet antisémitisme en France. Il garde en tête la phrase de Serge Klarsfeld : « Je n’ai jamais eu à avoir peur des Français. »

Perçus comme des « acteurs de leur propre vie » et non des « victimes passives de la persécution », les Juifs ont formé le « troisième écran » à leur déportation. L’ouvrage de Semelin est aussi un hommage à leurs trajectoires de vie dans toute leur complexité. Se confronter à la mémoire des Juifs qui n’ont pas été déportés en France, c’est rebattre les cartes de notre perception de l’histoire : par exemple, ne pas penser que tous les Juifs qui n’ont pas été déportés se sont cachés de la même manière qu’Anne Frank. Dans les entretiens que mène l’historien avec ces survivants, la phrase « Je n’ai pas grand-chose à vous dire » revient comme un refrain coupable, une indécence à parler quand tant d’autres sont morts.

Albin Michel, 2022
224 p. 19 €

Camille Braune

Ancienne stagiaire de la revue Esprit, Camille Braune prépare un doctorat en philosophie du langage.

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La démocratie des communs

Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.