
Le matin où j’aurais dû mourir de Semezdin Mehmedinović
Traduit par Chloé Billon
On retrouve [plusieurs] éléments dans la fiction autobiographique Le Matin où j’aurais dû mourir, publiée initialement en 2017. Livre d’exil, récit d’une lutte pour l’identité, la mémoire et l’amour ; album de famille en forme de triptyque.
Fils d’une famille de mineurs de la région de Tuzla en Bosnie, Semezdin Mehmedinović étudie la littérature comparée à Sarajevo, où il publie ses premiers poèmes en 1984. Cheville ouvrière de plusieurs revues durant le siège de Sarajevo (1992-1996), le journaliste pratique la littérature en contrebande – essais et poésies sont les passagers clandestins de ses articles de presse. La fin du siège marque le début de l’exil aux États-Unis, d’où il publie poèmes, échanges épistolaires et textes à caractère autobiographique – autant de réflexions sur la « vie mutilée » dans la veine des Minima Moralia d’Adorno.
D’un livre l’autre, l’auteur remet sans cesse en jeu le passé, se confronte à ses traces afin d’accéder à son présent. Présent forcément inachevé à l’image de ses livres à fin ouverte et comme l’ouverture d’un infini. Ses ouvrages offrent une collection d’instantanés et de miniatures urbaines, avec la technique du montage de fragments, comme autant d’éclats du quotidien, et l’assemblage de textes et croquis, comme espace intermédiaire entre le verbal et le pictural.
Dans les livres d’un survivant (au siège de Sarajevo et à une crise cardiaque), le corps s’impose comme pivot autour duquel s’organise la vie de l’auteur, point de capiton d’une écriture engagée dans la folle poursuite d’Éros et de Thanatos. De cette expérience radicale du corps surgissent un souffle nouveau, un autre rapport au monde, la découverte du temps de l’enfance de l’homme et l’émergence du langage (l’écriture) et de l’image (le dessin).
On retrouve ces éléments dans la fiction autobiographique Le Matin où j’aurais dû mourir, publiée initialement en 2017. Livre d’exil, récit d’une lutte pour l’identité, la mémoire et l’amour ; album de famille en forme de triptyque : Me’med (2010), récit de la crise cardiaque du narrateur ; Bandana rouge (2015), à la fois lettre à son fils et carnet de voyage façon road movie ; et Flocon de neige (2016), le journal d’une relation qui prend une autre dimension à la suite de l’accident vasculaire cérébral de sa femme. Si ces trois parties, à la fois indépendantes et imbriquées, se succèdent chronologiquement, chacune est composée de fragments anachroniques, donnant au livre un rythme soutenu.
Le médicament que prend le narrateur depuis son accident a pour effet secondaire des pertes de mémoire. Le voyage qu’il entreprend en Arizona avec son fils Harun a pour objectif d’établir les souvenirs de l’exil par la reconstitution d’une mémoire partagée : « Je suis venu ici dans l’intention de comparer ces souvenirs, afin d’en apprendre un peu plus sur mon oubli. Ai-je appris quoi que ce soit ? Non. En réalité, j’ai découvert que tu refoules certains souvenirs (principalement ceux de la guerre) dans l’oubli. Tes raisons sont compréhensibles. Je t’envie, car ce dont je me souviens avec le plus d’intensité, ce sont les événements que je préférerais oublier. La mémoire et l’oubli se tiennent l’un à côté de l’autre, ils sont faits de la même substance. »
Le dessin accompagne l’écriture de ce carnet de voyage : « Il n’a pas la force du document, le dessin est peu fiable comparé à la réalité que l’on voit à l’œil nu, c’est pourquoi il vient fictionnaliser mon carnet de voyage. Et ce manque de fiabilité est une bonne illustration de mon voyage avec Harun, parce que ces jours-ci, mon passé s’est dangereusement confondu avec le présent. » Les croquis restituent les émotions et énoncent le remords d’un père ayant contraint son fils à endurer le siège de Sarajevo : « Mon fils, je suis venu pour te débarrasser enfin de moi ! Voilà, tu es libre, pars dans ton désert. » Ce non-dit confronte l’auteur à sa nostalgie d’un âge où tous les choix sont possibles : « À la fin de l’enfance, à cet âge délicat de l’adolescence, une infinité de voies s’ouvrent devant nous, et quelques années plus tard, quand nous nous limitons par notre choix à une seule, nous nous mettons à regretter le temps où nous pouvions choisir entre un grand nombre de possibilités. C’est cela, pour moi, la nostalgie. »
Les motifs abordés dans les deux premières parties du recueil sont repris et développés dans la dernière. L’accident vasculaire cérébral de Sanja, la femme du narrateur, désormais « prisonnière du rêve d’un autre », exige le combat pour la mémoire perdue des quelque quatre années effacées. L’effet paradoxal de cet accident est de rapprocher les moments lointains, traumatismes y compris, et donc de convoquer régulièrement ce dont « nous ne voulons pas nous souvenir / la guerre est une terreur qui ne peut pas cesser / dans l’âme, dans le monde » (Pasolini, La Rabbia, 1963). La mémoire se révèle une instance qui perd plus qu’elle ne retient. Elle est cependant une remise en jeu perpétuelle – la maladie ne faisant qu’intensifier le processus –, une alternance du « c’est là » et du « c’est perdu » (Fort-Da). Le lien d’abandon devient jeu, scène intime du couple et enfin œuvre.
On saisit la fabrique de l’auteur : un assemblage de fragments anachroniques esquissant un « présent réminiscent » (Pierre Fédida). À sa façon, Mehmedinović suit les pas de son père, mineur de profession. Comme lui, il détache du rocher des fragments pour remonter en surface le cristal, des « images fulgurantes » (Walter Benjamin). L’auteur, de retour à Sarajevo depuis 2019, poursuit inlassablement son œuvre. Comme Ulysse de retour à Ithaque, Sarajevo reconnaît les siens à leurs cicatrices.