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Notes de lecture

Dans le même numéro

André Gorz. Une philosophie de l'émancipation, de Françoise Gollain

Françoise Gollain complète la biographie de l’historien Willy ­Gianinazzi (André Gorz. Une vie, La Découverte, 2016) par un portrait de l’âme du penseur André Gorz. Strict et rigoureux, le livre présente d’abord le parcours du philosophe. Ce dernier se fait connaître au public par son analyse à la fois philosophique et biographique de la figure du Traître (1958). Homme de gauche par raison plutôt que par fidélité partisane, Gorz affirme l’indépendance de sa pensée dans un essai plus politique, La Morale de l’histoire (1959). Ces deux premiers livres sont précédés par un gros manuscrit commencé dans les années 1950 et publié sous le titre Fondements pour une morale (1977). Comme le montre Françoise Gollain, cette trilogie constitue un enrichissement existentiel du marxisme : Gorz accompagne la pensée de Sartre, même s’il pense pour lui-même.

Par la suite, Gorz devient, aussi bien en tant que journaliste au Nouvel Observateur (sous le pseudonyme de Michel Bosquet) que dans le comité éditorial des Temps modernes, ce que Françoise Gollain appelle un « penseur de référence d’une Nouvelle gauche » des années 1960. Influencé par le syndicalisme italien, engagé auprès du mouvement étudiant naissant, Gorz élabore une théorie des « réformes révolutionnaires » dans Stratégie ouvrière et néo-capitalisme (1964), approfondie dans Le Socialisme difficile (1967). Sa vision du politique se fonde sur une relecture de l’idée d’«  aliénation  » chez Marx, qui le conduit à épouser l’autogestion ouvrière dans les années 1970. Pour lui, la division du travail capitaliste doit être d’abord comprise comme un résultat de la lutte des classes, au sens où elle empêche les ouvriers de reconnaître leurs intérêts communs (ce qui explique que les capitalistes ne s’y opposent pas toujours). Mais sa forme moderne reflète aussi une avancée dans la rationalité matérielle et technique : Gorz en conclut que l’heureuse totalité qui dépasserait l’aliénation est une chimère.

En même temps qu’il essaye de comprendre les apories de la modernité technologique, Gorz publie Écologie et Politique (1975) et Écologie et Liberté (1977), récoltant les fruits de son travail de journaliste. Comme pour répondre aux critiques d’une gauche qui demande ce que l’écologie peut bien apporter à la lutte des classes, Gorz radicalise sa pensée dans les années 1980. Il provoque un petit scandale avec ses Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme (1980) et avec Les Chemins du paradis. L’agonie du capital (1983) ; ces deux œuvres du début des années 1980 révèlent le fondement philo­sophique qui animait l’idée de « réformes révolutionnaires » dans les années 1960. L’intuition existentialiste qui inspirait la première «  trilogie  » refuse l’utopie d’une absorption de l’individu dans le prolétariat, prémonition d’une ultime unité du social.

L’abandon du rêve prolétarien ne conduit pas Gorz à l’abandon de la pensée de Marx, mais ce n’est plus ni la théorie du travail aliéné ni la critique de la technologie qui fournissent matière à penser : ce sont désormais les passages utopiques des Grundrisse qui font voir les possibilités ouvertes (mais presque aussitôt refermées) par le développement du capitalisme moderne. Gorz analyse ce nouvel horizon dans Métamorphoses du travail. Quête du sens (1988). Dans l’esprit de Gorz, il s’agit d’une critique de la raison économique. Françoise Gollain souligne que les nécessités imposées par la rationalité économique du capitalisme (et de son soubassement technologique) ne peuvent pas faire disparaître leur fondement dans le vécu du sujet. S’appuyant sur Max Weber et surtout sur Jürgen Habermas, Gorz reconnaît en effet que le rêve de ­l’autonomie ne peut pas faire l’économie de l’hétéronomie : le monde vécu dépend des contraintes systémiques de sa reproduction sans lesquelles le monde ne serait pas notre monde.

C’est dans ce cadre que, dans les années 1990, l’écologie peut retrouver sa place au sein d’un marxisme critique : Misères du présent. Richesse du possible (1997). En effet, la production des marchandises doit être comprise à la fois comme la création d’une « valeur d’échange » – lieu des misères – et celle d’une « valeur d’usage » – source de richesse. Voilà que le marxisme s’ouvre à l’écologie, qui prendra chez Gorz la place des « réformes révolutionnaires ».

Enfin, Françoise Gollain insiste sur la continuité de l’existentialisme philosophique et marxiste jusque dans les derniers écrits de Gorz, rassemblés dans L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital (2003), qui reprennent l’idée d’une société nécessairement duelle, hétéronome autant qu’autonome. Gorz y analyse les impératifs du système en termes cybernétiques pour se tourner ensuite vers le vécu, où l’on peut puiser une richesse irréductible à la marchandise. Comme le dit Marx dans les Grundrisse, « la connaissance devient la première force de production » dans une économie libérée du poids imposé par le besoin de produire et de reproduire son propre fondement «  matériel  ».

L’analyse de Françoise Gollain, claire, rigoureuse et attentive aussi bien aux tournants qu’aux continuités de cette pensée toujours engagée, reconstruit un parcours politique et philosophique qui garde sa vigueur et sa capacité de nous éclairer. S’il y a un reproche à lui adresser, c’est qu’elle ne prête pas assez attention à l’histoire et aux conflits dans lesquels s’est enracinée la pensée de Gorz. Est-ce la rançon qu’exige la rigueur philo­sophique ? Quoi qu’il en soit, le livre de Françoise Gollain est une œuvre qui fait honneur à la philosophie et au philosophe qu’était André Gorz.

L'Harmattan, 2018
3 p. 34 €

Dick Howard

Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, il connaît bien l'Allemagne et la France, d'où un travail de médiation philosophique entre les trois pays, qui porte notamment sur les héritages du marxismes entre l'Europe et l'Amérique, mais aussi les débats et les malentendus transatlantiques. Il a notamment publié en Français, Aux Origines de la pensée politique américaine, Paris,…

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