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Notes de lecture

Les livres que je n'ai pas écrits de George Steiner

Lecteur hors pair qui a réfléchi sur la création littéraire, George Steiner propose un livre sur les livres qu’il aurait aimé écrire. Pas moins de sept livres. Un livre « de commande » sur Joseph Needham qui, chercheur en biochimie à l’origine, a publié à partir de 1937 les trente tomes de Science et civilisation en Chine, une entreprise encyclopédique que Steiner compare à la Recherche de Proust. Un livre sur le poète Cecco d’Ascoli qui a vécu à l’ombre du génie de Dante. Un livre sur les rapports de la langue et d’Éros, sur la « jouissance » de la langue partagée. Un livre sur l’être-juif qui prend le parti, non sans arrière-fond polémique, du juif diasporique et exilé contre le juif d’État et le sionisme. Un livre sur les conditions d’un accès ludique à la culture aujourd’hui, ce qui le conduit à privilégier quatre axes majeurs (les mathématiques, l’architecture, la musique et les sciences de la vie) susceptibles de dynamiser de nouvelles « humanités » dans un esprit respectueux de l’homo ludens (« Homo ludens est enrôlé au cœur turbulent de son être. Discerner dans les mathématiques l’esprit, l’humour dans la musique [Haydn, Satie], l’espièglerie en architecture – ce cornichon [le gratte-ciel de Norman Foster] qui surplombe Londres – ou la pure beauté de certaines structures moléculaires, c’est participer à une pédagogie de l’espoir ») qui se démarque d’autres propos plutôt conservateurs et répétitifs. Un livre sur l’animalité qui rappelle l’humanité à sa part inhumaine voire à la bêtise (« Tout se passe comme si une terre malmenée, saccagée, entrait en rébellion. Comme si le monde biologique, dont les animaux sont une composante essentielle, était fatigué de la domination gaspilleuse et prédatrice de l’homme »). Et, enfin, un livre sur la foi de celui qui ne croit pas en Dieu, un livre sur la croyance en un vide, celui du non-Dieu (« La vacuité que je ressens a une puissance énorme. Elle me conforte à des exigences éthiques et intellectuelles qui vont au-delà de celles que je peux satisfaire »). Voilà sept livres qui sont autant de facettes de Steiner (l’érudit borgésien, celui qui vit dans l’ombre des prix Nobel, le passionné de la langue, le juif « diasporique », le conservateur soucieux d’une culture moderne, l’intelligence confrontée au corps et à l’animalité, le croyant en un non-Dieu). Sept livres qu’il n’a cessé d’écrire. Son œuvre en fait foi. Certains critiques considèrent Steiner comme un personnage étrange, un homme de foucades, un penseur iconoclaste ambigu. Ils ont tort. Steiner est un écrivain et un moraliste impénitent.

Gallimard, 2008
304 p. 19,90 €

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…