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Notes de lecture

Dans le même numéro

Philémon, vieux de la vieille de Lucien Descaves

Préface de Maxime Jourdan

septembre 2020

Pourquoi se révolte-t-on ? Qu’est-ce qu’un sujet révolutionnaire ? Les motivations de l’engagement révolutionnaire restent encore aujourd’hui une énigme. Autrefois poursuivi en justice pour son pamphlet antimilitariste Sous-Offs (1889) qui, dans une France traumatisée par la défaite de 1870 et hantée par le désir de revanche, provoque un scandale national, Lucien Descaves rend compte de la vie d’anciens communards, proscrits puis revenus d’exil, en examinant un événement majeur de la IIIe République et de l’histoire du mouvement ouvrier. Publié pour la première fois en 1913, ce récit de première main atteste, dans sa tension et ses ambiguïtés, de la difficulté des contemporains à penser la Commune.

Ce roman-témoignage raconte les souvenirs d’un couple de vieux communards, Colomès et sa femme Phonsine, alias « Philémon et Baucis », qui sont les voisins du narrateur. En mettant en scène un ouvrier horloger, attaché à son travail qui est considéré presque comme une religion (le patriote ombrageux, proudhonien convaincu et misogyne, qui aime la vertu et la tempérance), le narrateur ressuscite les fantômes de 1871 et le réseau des exilés, en prêtant attention aux figures emblématiques (Louise Michel, Benoît Malon), tout en veillant à évoquer des figures plus marginales, menacées par l’oubli.

L’aristocratie ouvrière, fière de son savoir-faire, incarnée par Philémon, méprise « la bohème de la presse et du Quartier latin », dans laquelle il ne voit qu’une bande de parasites, « courtisans et menteurs de nature », et s’oppose au prolétariat moderne, attaché au machinisme. « Nous avons été écrasés, déportés, proscrits… ; nous n’avons pas été vaincus ! » ; « Quelle chimère que la fraternité ! », lâche un Philémon désabusé.

Sur Philémon, qui prône le mutuellisme et la petite propriété familiale, le narrateur, un jeune anarcho-syndicaliste qui se pose en enquêteur naturaliste, fait converger les traits de tout un groupe : les « minoritaires » qui, comme Eugène Varlin ou Jules Vallès, défendaient des positions « antiautoritaires ». L’amitié entre le narrateur et l’ancien communard : voici d’où vient l’accent nostalgique, la tendresse et l’affection de l’auteur, la tradition « poético-historique » de ces pages, qui n’empêche ni l’exercice d’une démarche critique, ni les réflexions méthodologiques sur l’écriture de l’histoire. Le passé n’est en effet pas idéalisé, et les impasses de l’état d’esprit de Philémon ne sont pas esquivées. Lors de la discussion tendue entre les anciens communards et le jeune socialiste révolutionnaire, les premiers signes de désaccord à propos de la stratégie, du patriotisme et de la défense de la République apparaissent. L’un des « vieux de la vieille » affirme : « La Révolution économique entrevue par nous dans les nuages, elle la fera descendre sur la terre. »

L’ambiguïté de certains monuments commémoratifs apparaît de même à l’analyse de cette œuvre vivante, qui semble avant tout protester contre l’effacement de la Commune dans la conscience populaire, en montrant également dans quelle mesure le retour n’a pas complètement mis fin à l’exil.

Ce livre est résolument hybride et dérègle les frontières entre le roman et l’historiographie. Grâce aux moyens propres à l’écriture littéraire (les procédés dialogiques, les insertions lyriques, les nuances du pathos ou l’usage de l’allusion), son travail sur le vif, la tradition orale et la « peau humaine » complète des «  feuilles mortes » (manuscrits, mémoires, vieux journaux, paperasses de toutes sortes) qui ont été compulsés par Descaves durant une décennie. « Je ne suis plus un carabin, pour travailler sur le cadavre. Autre chose est une belle opération sur un être vivant… comme vous ! » déclare le narrateur qui évolue dans cet entre-temps, à la recherche du temps perdu.

Assurément sensible et loyal, Descaves, polygraphe libertaire, fervent dreyfusard, naturaliste de la première heure, dresse ce portrait d’un libertaire de la cause commune. Il a tenu à rendre hommage à ce monde peuplé d’anciens insurgés, probes et désintéressés, les prolétaires, les humbles, les réfractaires, qui ont vu et fait la dernière des révolutions françaises et dans l’intimité desquels il a vécu les « derniers débris de la Commune ».

La Découverte, 2020
348 p. 22 €

Greta Julianna Wierzbinska

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