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Notes de lecture

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Le national-capitalisme autoritaire. Une menace pour la démocratie de Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel

novembre 2021

Court mais dense, l’ouvrage de Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel, deux économistes et politistes liés par une longue expérience d’enseignement à Paris-I Sorbonne, commence par une discussion sur la fameuse thèse de la « fin de l’histoire », que le philosophe Francis Fukuyama avait élaborée à un moment où l’essoufflement de l’Union soviétique apparaissait comme une évidence, en interne comme en externe. Loin de se livrer à un énième réquisitoire contre le triomphalisme libéral autant que néolibéral, que Fukuyama lui-même n’assume plus depuis de longues années, ils interrogent « l’air du temps » du tournant du xxie siècle dans une perspective que l’on qualifiera ici de tocquevillienne : les sociétés démocratiques sont travaillées par une double passion, de liberté et d’égalité, mais elles peuvent bien sacrifier la première lorsqu’elles ont la conviction que la seconde est irrémédiablement hors de leur portée. En contexte de crise de confiance, elles peuvent même en arriver à penser que, synonymes du règne des élites économiques, bureaucratiques et intellectuelles « corrompues » et « dégénérées », « le libéralisme et le pluralisme » seraient « antidémocratiques » dans leur principe et dans leur praxis, alors que « l’union spirituelle du Führer et d’un peuple uni et ethniquement homogène » constituerait « la démocratie authentique », faisant du premier l’incarnation du second, source de toute légitimité1.

L’un des apports majeurs de ce livre – qui présente un état tout à fait représentatif des débats sur le sujet – est d’engager une discussion sur le « national-capitalisme autoritaire » avec une double approche, politique et économique. Les auteurs développent une lecture généalogique, avec des allers-retours fréquents entre les années 1920-1930, voire la seconde moitié du xixe siècle, et nos jours, et comparative dans l’espace, de l’Asie aux États-Unis en passant par l’Europe. À titre d’exemple, ils insistent sur la filiation directe entre l’ère Meiji au Japon (1868-1912), qui se présente comme une révolution-restauration, et la Prusse, qui récuse l’universel au nom d’un particulier irréductible, et la Zivilisation « européenne » au nom de la Kultur « allemande » et qui réalise sa révolution industrielle tout en préservant la domination de son aristocratie militaro-foncière nommée Junkertum. Mais plus d’un siècle après, alors que l’Allemagne et le Japon ont largement tourné le dos à leur Sonderweg militariste, le Meiji est érigé en modèle par le Singapourien Lee Kuan Yew (Premier ministre de 1959 à 1990), idéologue des « valeurs asiatiques » dans lesquelles Deng Xiaoping, « Petit Timonier » de la Chine post-maoïste (1978-1989), trouve à son tour une source d’inspiration. Bien que fruits de trajectoires historiques fort différenciées, ces régimes vouent un culte à leurs particularismes et substituent « la sélection », qu’ils nomment « le principe méritocratique », à « l’élection », autrement dit à la participation démocratique de tous à la chose publique. Récusant ainsi l’idée même de l’égalité, qu’elle soit celle des différentes composantes de l’humanité ou celle des citoyens d’un espace politique donné, ils espèrent accomplir le rêve de « transformer la nation entière en une aristocratie naturelle dont certains spécimens de choix deviendraient des génies et des surhommes2 ».

L’ouvrage d’Hénin et Insel place la Chine au cœur de ses analyses, avant tout parce qu’en parvenant à combiner « l’efficacité » du capitalisme, l’autoritarisme incarné et le nationalisme exclusif, « l’empire du Milieu » brise le lien supposé causal entre la transition démocratique et le développement économique. Son système ne se réduit pas au simple « capitalisme d’État », craint ou ardemment souhaité par nombre de courants politiques, y compris de gauche, mais correspond parfaitement à un « modernisme réactionnaire3 », qui combine le plus primitif et le plus moderne des outils de pouvoir pour surveiller sa population, obtenir son adhésion à ses projets ou du moins s’assurer de son obéissance. La Chine se pense et se projette dans l’avenir comme l’hégémon absolu à l’échelle asiatique, voire mondiale, ce qui lui interdit toute construction semblable à celle de l’Union européenne. De même, sauf peut-être au Vietnam voisin, que les ambitions hégémoniques de Xi Jinping ont poussé dans les bras des États-Unis, elle ne peut offrir un modèle reproductible ailleurs dans le monde. Elle utilise cependant le champ économique mondial pour s’imposer comme une puissance à part entière, étendre son influence sur chaque entité étatique, y compris en mettant à leur service ses « techniques de contrôle », et fragiliser la démocratie en insistant sur son inefficacité pour réaliser la cohésion sociale, le développement économique et, depuis peu, la lutte contre le changement climatique, mais aussi en soutenant ouvertement les régimes les plus surannés ou les plus brutaux de notre temps (Corée du Nord, Birmanie, Venezuela…).

Les auteurs sont cependant conscients qu’au-delà de la Chine, « le national-capitalisme autoritaire » règne aussi dans d’autres pays, comme la Russie, le Vietnam ou la Turquie, où l’« on retrouve […] des formes plus ou moins sévères de contrôle social autoritaire et la mobilisation d’une identité nationale comme base de validation politique du pouvoir, comme ferment idéologique propre à assurer l’adhésion ou le consentement de la majorité de la population ». Dans nombre de pays, en effet, la « nation » ou la « civilisation », qu’elle soit définie comme asiatique, orthodoxe ou islamique, est pensée comme exclusive, car supérieure à toute autre, et par conséquent impossible à partager et insoluble dans l’universel. Dès lors, l’adhésion à un projet démocratique par définition universel et « cosmopolitique », au sens kantien, ne peut être comprise que comme une aliénation à soi, une trahison de son essence et une forme ultime de souillure et de déchéance.

La mainmise brutale et prédatrice sur Hong Kong, le sort des Ouïgours, la gestion par le mensonge et le culte du secret lors de la crise de la Covid-19, les scandales sanitaires et de corruption à grande échelle entourant le Sinovac, vaccin chinois contre le coronavirus, un langage délibérément brutal rompant avec les usages diplomatiques (« petite frappe », « hyène folle »)… L’image de la Chine de ce début de la décennie n’est assurément plus aussi bonne qu’elle l’a été dans les années 2010. N’oublions cependant pas que, comme les totalitarismes du passé, les antidémocraties contemporaines peuvent de nouveau se donner une « belle apparence4 ». Hénin et Insel soulignent à raison que, face à leur offensive, les démocraties, par définition fragiles et condamnées à vivre sous un régime permanent d’incertitude, n’ont d’autre choix que de se rendre « attractives », gagner en force de conviction, en s’attaquant de front à la question des inégalités économiques et sociales entre leurs citoyens en interne et entre les différentes composantes historiques et culturelles de l’humanité en externe. C’est sur cette invitation citoyenne que se termine cet ouvrage lucide, qui refuse de baisser les bras.

  • 1. Pierre Hassner, La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015, p. 22.
  • 2. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme [1951], suivi de Eichmann à Jérusalem, édition sous la dir. de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, 2013, p. 443.
  • 3. Jeffrey Herf, Le Modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme [1982], trad. par Frédéric Joly, postface de François Jarrige, Paris, L’Échappée, 2018.
  • 4. L’expression est de Peter Reichel, La Fascination du nazisme, trad. par Olivier Mannoni, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 9.
Bleu autour, 2021
112 p. 13 €

Hamit Bozarslan

Directeur d'études à l'Ehess, il est notamment l’auteur de l'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours (Tallandier, 2015) et de Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015 (Cnrs, 2015). Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. 

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