
Les frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation de Daniel Meier
Les relations internationales seraient-elles déterminées par la teichopolitique, à savoir cet impératif absolu d’enfermer la « cité dans ses murs » pour lui apporter protection et prospérité à l’abri des dangers que représente l’au-delà des limes ? À cette question, Daniel Meier, connu notamment pour ses travaux sur le Liban, apporte une réponse toute en nuances, prenant en compte la pluralité et la complexité des situations. Synthétique et analytique, son ouvrage a été rédigé pendant la crise de la Covid-19, période qui témoigne de la fermeture plus ou moins étalée dans le temps de nombreuses frontières. Inédite à cette échelle dans l’histoire mondiale, cette réactivation des barrières protectrices semble aller de pair avec le retour de l’État souverain westphalien dans les habits d’un Léviathan sanitaire. Rompant avec bien des « idées reçues », en conformité avec l’esprit de la collection qui le publie, l’auteur montre qu’en réalité la « refrontiérisation » (rebordering) apparaît indépendamment de l’urgence sanitaire de 2020-2021, mais qu’elle continue de s’accompagner d’une pluralité de sens et de fonctions selon les contextes.
Daniel Meier insiste sur les processus, fort contrastés dans le temps et dans l’espace, de la formation des frontières. Imposées par une puissance coloniale (la France et le Royaume-Uni étant responsables « de 39 % du kilométrage des frontières étatiques mondiales ») ou préexistantes à toute intervention externe, contestées et réappropriées, rigides ou fluides, leurs fonctions ne se limitent pas aux seuls domaines militaire, diplomatique ou économique, mais comme le montre l’une des toutes premières conférences internationales sur les enjeux sanitaires en 1851, s’élargissent au domaine de l’hygiène. Séparant « nous » et les « autres », les riches et les pauvres, les sains et les potentiels porteurs de maladies, les frontières trouvent leur pendant dans la mise en place des institutions d’assainissement destinées aux « classes dangereuses » ou dans la construction de gated communities.
La pluralité de sens et de fonctions que les frontières présentent dans le temps et dans l’espace ne doit cependant pas faire perdre de vue deux constantes que l’on observe depuis les traités de Westphalie de 1648, si ce n’est depuis l’apparition de l’État comme pilier d’organisation sociale et politique. La première est le principe d’uti possidetis (« vous ne posséderez que ce que vous possédez déjà »), également retenu comme mot d’ordre de la décolonisation, qui n’a jamais été remis en cause, et ce même lorsque les interventions internationales ont débouché sur l’accession à l’indépendance d’une enclave donnée, comme ce fut le cas du Timor-Leste en Indonésie (2002) et du Kosovo dans l’ex-Yougoslavie (2008). La seconde est que, loin de se réduire aux lignes infranchissables ou aux « digues de violences des États », comme le sociologue Anthony Giddens les définissait, les frontières constituent des zones ou des « marches » aux appartenances à la fois multiples et particulières. Lorsqu’elles ne correspondent pas aux « fronts », au sens étymologique du terme à la faveur d’une guerre, elles sont investies par des « réseaux » ou des rhizomes qui, simultanément, leur donnent une identité, les préservent comme réservoirs de ressources spécifiques, y compris la violence ou l’économie informelle, et les défient par leurs mobilités transfrontalières.
Bien qu’instaurant formellement la souveraineté des États, qui n’est pas remise en cause dans son principe, les frontières interétatiques peuvent s’accommoder de la création d’espaces spécifiques protégés (le safe haven kurde en Irak de 1991 à 2003), devenir fluides en externe mais échapper au contrôle effectif de l’État souverain et se doubler de l’érection d’autres, cette fois-ci internes, comme ce fut et c’est toujours le cas de l’Irak et de la Syrie des dix dernières années, contenir des « enclaves » aux identités supra- ou trans-étatiques, à l’instar de celles que l’on observe entre le Maroc et l’Espagne africaine, ou abriter de vastes maquiladoras, ces sites industriels en partie extraterritoriaux construits à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, ainsi que dans quelques États d’Amérique centrale.
Meier rappelle après Michel Faucher que 10 % des frontières terrestres mondiales, à savoir 25 000 km, sont murées. Même sans construction de ces lignes continues de marquage, le coût de la militarisation des frontières s’avère exorbitant, le budget des patrouilles américaines à ses frontières avec le Mexique passant de 400 millions de dollars par an en 1992 à 1, 5 milliard en 2005. Certes, les administrations installées à la Maison Blanche ne partagent pas toutes l’obsession de la présidence Trump et d’une certaine droite radicale de préserver la « civilisation américaine » et de prévenir la « latinisation » du pays. Mais affaire de « souveraineté nationale », la fortification d’une frontière nécessite toujours une nouvelle organisation étatique, l’élaboration d’un discours de légitimation sur la menace, la sécurité, l’impératif de protection des citoyens et la mise en place des institutions publiques, militaires et policières, judiciaires, pénitentiaires, ainsi que la codification des règles qui gèrent leur coopération et leur compétition. Comme le montre l’exemple de l’entreprise israélienne Elbit Systems, principale constructrice du mur qui sépare la Palestine d’Israël et des colonies juives de la Cisjordanie du reste du territoire palestinien, les acteurs privés peuvent également participer à la définition et a fortiori à l’exercice de la souveraineté étatique, voire, dans ce cas, devenir des « fournisseurs du Pentagone » et déployer leur savoir-faire à l’échelle internationale.
À ce caractère institutionnel visible, répond un second, invisible et illisible en apparence, et donc inquiétant. Il comprend indéniablement des trafiquants d’êtres humains, d’armes et de stupéfiants, qui ne sont pas toujours sans lien avec les pouvoirs étatiques, mais aussi nombre d’autres acteurs anonymes (marchands, migrants, groupes transfrontaliers) des communautés qui refusent la logique même des frontières entravant leur mobilité, comme les Bédouins ou les Roms, ainsi que d’autres communautés, notamment de langue ou de croyance, divisées par les frontières sans qu’elles aient eu leur mot à dire sur leur tracé.
Dans sa conclusion, l’auteur cède la parole à Michel Foucault : « On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans : il faut être aux frontières. La critique, c’est l’analyse des limites et la réflexion sur elles. » Son ouvrage nous permet de faire nos premiers pas au long de ces limes, en assumant pleinement les risques qu’ils présentent, mais aussi en saisissant pleinement les ouvertures qu’ils nous offrent.