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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs de Marie-Jo Thiel et Un moment de vérité de Véronique Margron

septembre 2019

Il y a quelques années, Hans Küng, le théologien poil à gratter de l’Église catholique depuis plus de cinquante ans, posait la question : «  Peut-on encore sauver l’Église[1] ?  » Énumérant les multiples raisons et lieux de la crise du «  système romain  » durant ces dernières décennies, il mentionnait certes les abus sexuels – en Belgique et aux États-Unis – parmi les «  poussées de fièvre  » témoignant de la gravité de la maladie catholique. Mais ce n’était qu’un signe désolant parmi d’autres. Huit ans plus tard, les abus apparaissent, par leur nombre et leur gravité, non seulement sur des enfants mais sur des femmes adultes, comme les principaux signes annonciateurs d’un effondrement de la vieille institution. Comment en est-on arrivé là ?

Il y a une vingtaine d’années, Marie-Jo Thiel a été la première à alerter les évêques français sur l’importance des abus sexuels sur mineurs par des prêtres. Elle est aussi la première, aujourd’hui, à offrir une véritable somme sur le sujet de la pédophilie des prêtres, comme on nomme habituellement les abus sur des enfants et des jeunes. Elle le fait d’abord sous de multiples angles qu’on peut dire «  généraux  » : historiques, géographiques, sociologiques, psycho­logiques, avec des définitions précises pour les actes et les acteurs en cause (pédérastie, éphébophilie, pédophilie, homosexualité masculine…), des comparaisons internationales sur l’état des lieux dans les pays concernés, des comparaisons aussi entre l’Église et les sociétés civiles. Une partie importante est consacrée aux dispositions juridiques et à leur évolution récente, théorique et pratique, dans les sociétés démocratiques modernes – des mesures qui ont élargi le fossé avec le droit canonique de l’Église et la pratique des tribunaux ecclésiastiques. Le rôle spécifique de la confession individuelle des fautes dans l’Église catholique n’est pas oublié.

Deux gros chapitres sont consacrés, d’une part, au «  mineur victime  », à ses traumatismes et à ses souffrances, et d’autre part, aux «  auteurs d’agressions sexuelles  », à leur profil psychologique, leur nombre, leur prise en charge,  etc. Dans la seconde partie du livre, ­l’auteure en vient spécifiquement «  aux abus sexuels par des religieux et des clercs de l’Église catholique  ». Là encore, le souci d’exhaustivité pour réunir l’ensemble des connaissances et des réflexions aujourd’hui disponibles force l’admiration. Les faits dans les Églises nationales depuis plusieurs décennies, les réponses du magistère romain et les questionnements qu’elles suscitent, l’analyse des causes et de la part de chacune d’elles (un pouvoir ecclésiastique non tempéré, le célibat, le «  cléricalisme  », une certaine conception de la «  vocation  », une théologie contestable du sacerdoce…) précèdent une tentative de réflexion éthique et théologique dans le dernier chapitre. Ce faisant, Marie-Jo Thiel, activement engagée dans l’Église catholique, ne met pas son drapeau dans sa poche : elle confronte in fine sa foi en un Dieu faible avec des actes ignobles qui ont fait de très nombreuses victimes – des actes où se nouent des liens pervers entre pouvoir spirituel et emprise sexuelle.

Va-t-elle assez loin dans l’analyse et les réformes suggérées ? On peut en discuter. Le sujet comporte des tiroirs multiples. Ainsi, est paru entre-temps Sodoma, le livre où Frédéric Martel éclaire le rapport étrange entre l’homo­sexualité de très hauts personnages de l’Église et leurs positions rigoristes en matière d’éthique sexuelle[2]. Lequel rigorisme a été accentué par le pape Jean-Paul II comme une digue nécessaire contre la liberté sexuelle et la «  civilisation de mort  ». Mais en ce domaine du désir, la résistance volontariste n’est-elle pas une solution plus que risquée ? C’est en tout cas comme si la relation au corps sexué était devenue, à tous les étages de l’institution, l’épreuve majeure qui décidera de l’avenir de l’Église catholique. Quoi qu’il en soit, dans cette tragédie des abus sexuels qui est loin d’être finie, le livre de Marie-Jo Thiel restera un travail unique, où l’auteure analyse des faits multiples, démêle des situations (humaines, juridiques, médicales) compliquées, appelle un chat un chat, mais refuse les dénonciations simplistes. Une enquête au scalpel, au fond, où la médecin, devenue professeur d’éthique à la faculté de théologie de Strasbourg, rend aussi hommage, peut-être sans le vouloir, à son premier métier.

Bien qu’elle utilise en partie les mêmes matériaux (faits et chiffres) que Marie-Jo Thiel, le beau livre de Véronique Margron, religieuse dominicaine, professeure de théologie à l’Institut catholique de Paris, présidente de la Conférence des religieux et religieuses en France, est très différent. Il s’apparente plutôt à un cri – contre le désastre moral que représentent les crimes d’abus dans une institution qui, pour faire court, prêche l’amour du prochain, et d’abord des plus fragiles et des plus petits. Cri de l’«  intellectuelle organique  » qu’elle est, dont les discours théologiques perdent leur sens s’ils ne tentent pas de dire aussi la non-vérité de l’institution au nom de laquelle elle parle. Cri de colère au nom des victimes qu’elle écoute et rencontre depuis longtemps et dont elle fait elle-même partie, comme elle le dit discrètement au détour d’une page. Les catholiques trouveront dans ce livre des mots théologiques neufs et forts pour dire leur douleur et leur espoir d’un relèvement. Il s’apparente un peu au cri des prophètes bibliques après la catastrophe de l’exil. Reste à savoir si le «  moment de vérité  » annoncé par le titre aura vraiment lieu. Mais l’histoire retiendra peut-être que, dans la tempête créée dans l’Église par les révélations sur les abus sexuels, ce sont deux femmes qui ont exprimé avec le plus de justesse à la fois la réalité terrible des faits et ce qu’il faut en penser.

[1] - Hans Küng, Peut-on encore sauver l’Église ? [2011], trad. par Éric Haeussler, Paris, Seuil, 2012 (rééd. «  Points-Essais  », 2018, avec une préface inédite de Jean-Louis Schlegel).

[2] - Frédéric Martel, Sodoma. Enquête au cœur du Vatican, Paris, Robert Laffont, 2019 et mon compte rendu sur esprit.presse.fr.

Bayard et Albin Michel, 2019

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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Le dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon et Isabelle de Mecquenem, remet le sens de l’école sur le métier. Il souligne les paradoxes de « l’école de la confiance », rappelle l’universalité de l’aventure du sens, insiste sur la mutation numérique, les images et les génocides comme nouveaux objets d’apprentissage, et donne la parole aux enseignants. À lire aussi dans ce numéro : un inédit de Paul Ricœur sur la fin du théologico-politique, un article sur les restes humains en archéologie et un plaidoyer pour une histoire universaliste.