
La naissance de l’écoféminisme
La publication tardive en français de The Death of Nature, de l’universitaire américaine Carolyn Merchant, témoigne d’une réticence nationale à l’égard de l’écoféminisme, qui trahit la méconnaissance de ce mouvement. L’autrice propose de déconstruire les histoires qui ont mené à l’exploitation de la nature et à l’aliénation des femmes.
La philosophe et historienne des sciences Carolyn Merchant faisait paraître en 1980 The Death of Nature, qui marqua la production scientifique de la fin du xxe siècle, dans le domaine de la philosophie des sciences, de l’histoire des idées et dans le champ naissant des études féministes et écologistes. L’ouvrage est né de trois articles qu’elle a rédigés dans les années 1970, alors qu’elle était professeure au département de physique et de sciences naturelles de l’université de San Francisco. Ces articles témoignent d’intérêts croisés pour l’histoire des femmes, la révolution scientifique et l’avènement du mécanisme, ainsi que pour des mouvements de pensée alternatifs allant de la magie aux utopies des âges classiques et modernes. On comprend dès lors l’originalité de cet ouvrage, qui aborde une multiplicité de sujets liés les uns aux autres par une dense production théorique et historique. On le lit tantôt comme un récit historique sur le passage d’un ordre organique à un ordre mécanique, associé aux formidables bouleversements qui actèrent le passage d’une économie féodale communale à une économie capitaliste extractiviste, tantôt comme un rapport ardu sur l’état des sciences des xvie et xviie siècles.
La parution de The Death of Nature s’accompagna de très nombreuses critiques. Dans sa préface, Carolyn Merchant rapporte son étonnement, et celui de son éditeur, face à « cet accueil gratifiant […] pour un ouvrage universitaire en avance sur son temps ». Il fut traduit dès 1985 en japonais, puis en allemand deux ans plus tard, et les traductions italienne, suédoise et chinoise suivirent de peu. Mais il fallut attendre 2021 pour qu’il soit disponible en France. Ce délai témoigne d’une réticence française à l’égard des théories écoféministes qui, en articulant écologie et féminisme, nature et femmes, semblent agiter le spectre de l’essentialisme ou du naturalisme1. La tradition de pensée dans laquelle s’inscrit Carolyn Merchant est pourtant bien loin de souscrire à une réification de la femme par le réenchantement de son lien à la nature. Son approche épistémologique n’autorise pas le postulat d’une proximité originelle entre la femme et la nature mais, bien au contraire, historicise chacune de celles-ci en documentant les conditions de possibilité de l’exploitation de la nature et de l’aliénation des femmes. Une attention portée à la structure de l’ouvrage et à son mode d’écriture démontre ce souci formel de ne jamais assimiler femme et nature. Les analogies sont rapportées minutieusement, chaque fois que les discours scientifiques, religieux, philosophiques leur ont fait place, chaque fois que l’histoire les a mises en œuvre. Elles ne sont pas exaltées, car elles ne sont pas essentielles, mais relèvent d’une contingence historique.
Quoique l’ouvrage constitue une brillante contribution à l’écoféminisme, voire participe de sa « naissance » philosophique, ce qui le rend proprement novateur, c’est un geste plus qu’une hypothèse. Ce geste s’attache à ce que Carolyn Merchant nomme elle-même « trame conceptuelle ». Sans jamais être défini, ce terme ponctue les passages les plus marquants de l’ouvrage et constitue une clé de lecture féconde.
La trame évoque la machine aussi bien que l’organisme : le terme est utilisé pour désigner l’ensemble des fils qui se croisent transversalement sur un métier à tisser pour constituer une étoffe ; il est employé en anatomie également, désignant la structure d’un tissu animal. Enfin, dans sa forme conjuguée se tramer, il renvoie à un récit, à une intrigue qu’il faudrait mettre au jour. Parler de trame conceptuelle, c’est donc à la fois proposer l’analyse transversale d’un concept, en saisissant toute la densité des présupposés qui le soutiennent, et considérer que cet ensemble est vivant ou évolutif, qu’il dialogue avec d’autres concepts, se transforme dans ce qui l’environne. Par conséquent, c’est acter de sa performativité, d’une relation réciproque entre l’idéel et le matériel. Enfin, c’est se rendre capable de dire, de raconter cet ensemble-là. Il s’agit de rendre le concept à sa trame, de l’émanciper en quelque sorte. Dès lors, parler des femmes et de la nature, c’est donner à voir deux trames distinctes, dont les fils s’entrelacent avant qu’on ne les sectionne.
Par exemple, on envisage, au début du xvie siècle, conformément à l’héritage antique, que les minerais poussent comme les plantes et qu’un filon d’or n’est autre qu’un arbre doré en devenir. On envisage aussi que d’extraire ces richesses des sous-sols constitue un vice semblable à la luxure : « Creuser les matrices et les poches de la terre à la recherche de métaux équivaut à extraire du plaisir de la chair des femmes. » Mais, vantant les progrès générés par l’exploitation de mines pour la « condition humaine », on justifie l’exploration des entrailles de la Terre, et on autorise le développement d’une industrie minière.
Ou encore, on se met à considérer « la nature comme une entité modifiée et manipulée par la technologie des machines », face à la recomposition du paysage autour de canaux, de moulins, de forges et autres fours. Mais, en même temps, on se dote de théories vitalistes, qui réaffirment la nature créatrice du vivant.
Enfin, on assiste à une évolution sensible, discrète mais profonde, qui révoque l’intérêt général pour les notions de valeur, de forme, d’harmonie ou d’intention et le déplace vers un intérêt spécifique pour la matière et la force. Ainsi, la reproduction humaine sera étudiée comme la réalisation du programme de la vie, comme la rencontre entre une force contenue dans la semence masculine et une matière féminine, entre un principe actif et un principe passif.
On peut aussi évoquer le glissement du centre terrestre à l’héliocentrisme, sous l’influence de Copernic. On peut documenter le développement des sciences expérimentales et discuter les apports des méthodes de mécanistes, tels que Francis Bacon ou René Descartes. Mais on peut aussi constater que Leibniz et Newton, fondateurs de la physique classique, ont cherché à réincorporer la vie organique dans un cosmos qu’ils avaient contribué à mécaniser, l’un à travers son concept de monade, l’autre en s’intéressant à la notion de fermentation.
Carolyn Merchant tire tous ces fils, reconstitue des trames dont elle souligne bien les tendances erratiques. Elle décrit le passage, entre 1500 et 1700, d’une trame conceptuelle organique, décrivant le cosmos comme une unité vivante, aux parties interconnectées au sein d’un système étroitement organisé, à une trame conceptuelle mécanique, établissant un monde rempli de matière passive et inerte. Dès lors, on s’est permis de considérer la nature en vue de son exploitation, et on a admis que le corps des femmes devait être contrôlé en vue de leur domestication.
Mais ce qui rend cet ouvrage marquant, c’est qu’il témoigne de ce qui aurait pu advenir autrement. Il s’agit non seulement d’une histoire singulière des fondements du capitalisme patriarcal extractiviste, mais aussi d’une non-histoire, constellée de mouvements d’opposition féministes, de résurgences organicistes, d’urgences vitalistes.
Quarante ans après sa publication originale, les lecteurs et lectrices francophones de La Mort de la nature seront tentés de s’emparer de ce geste à la fois rigoureux et lumineux, qui consiste à reconstituer une trame conceptuelle, et à laisser entrevoir ce qui se trama de plus souterrain et contestataire, ou encore à se rendre attentifs à ce qui pourrait bien se tramer aujourd’hui.
- 1.Voir Jeanne Burgart Goutal « L’écoféminisme et la France : une inquiétante étrangeté ? », Cités, no 73, 2018, p. 67-80.
La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique
Carolyn Merchant
Trad. par Margot Lauwers, postface de Catherine Larrère