
Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée de Camille Schmoll
Au travers des parcours migratoires des femmes de part et d’autre de la Méditerranée, la géographe Camille Schmoll redonne aux enjeux de la migration toute leur complexité, loin des simplismes administratifs ou des instrumentalisations politiques qui tendent souvent à réduire ces trajectoires à quelques lieux communs. À la suite d’un long travail d’observation et de rencontres avec une centaine de femmes à divers moments de leur parcours migratoire, de leur arrivée dans les ports maltais ou italiens, aux longues semaines dans les centres d’accueil ou de rétention administrative, en remontant par le récit de ces femmes aux conditions du départ et des voyages, Camille Schmoll analyse et parfois raconte tout simplement des histoires variées.
Ces récits illustrent que la frontière n’est pas un trait, une ligne, un poste frontière, voire un no man’s land, mais un espace à la fois physique et temporel où se déroulent des moments de vies, parfois de plusieurs années, souvent d’une grande tragédie. D’Érythrée ou d’Afrique de l’Ouest jusqu’à l’Europe, les traversées du Soudan, du Mali, du Niger ou de l’Algérie pour rejoindre le Maroc ou la Libye et prendre la mer pour Malte, les îles italiennes ou espagnoles constituent l’un de ces espaces migratoires. Des semaines, des mois, et parfois des trajectoires circulaires après avoir été refoulé d’ici ou là, avec des moments de « mouvement » souvent à pied et de longs temps « d’attente ». Des mois d’exploitation par le travail forcé, la prostitution ou l’enfermement contre rançons attendues d’amis ou de familles déjà arrivées en Europe. Tous les récits de Camille Schmoll corroborent un monde non seulement de grands dangers, par la seule insécurité des routes et des traversées, mais aussi d’une extrême violence, de diverses formes, jusqu’aux exécutions sommaires pour celles et ceux qui, effrayés à la vue d’un zodiac surchargé, seraient tentés de remonter vers la rive.
Pour ceux qui survivent à la traversée, une autre frontière les attend, avec ses lieux et son propre espace-temps. Camille Schmoll raconte avec précision les conditions d’accueil ou de rétention selon le statut des personnes : certes et heureusement, l’humanité retrouvée par rapport aux geôliers ou passeurs libyens, mais aussi la promiscuité, l’absence d’intimité, la vulnérabilité face aux décisions administratives, la peur d’être refoulé et de devoir revivre le cauchemar. Camille Schmoll en vient à réclamer que les conditions de la migration soient prises en compte dans les décisions d’admission sur le sol européen, et pas seulement les conditions de vie qui justifient du départ.
Camille Schmoll s’est intéressée aux femmes. D’abord pour démonter les idées simples que toutes les femmes prendraient le chemin de l’exil pour telle ou telle raison. Elles prennent ce chemin pour autant de raisons qu’il peut y avoir de parcours singuliers. Elles quittent une misère extrême ou choisissent de poursuivre un idéal d’émancipation. Elles fuient un homme violent ou un mariage forcé ou sont les aînées d’une fratrie et partent en grande sœur pour bientôt aider les plus jeunes. Elles partent dans l’ignorance de l’enfer qui les attend ou, au contraire, informées sur Internet et conscientes des risques. Elles rejoignent un proche ou sont les premières d’un groupe. Réduire le parcours de toutes au parcours possible d’une seule est une première offense.
Mais être une femme sur les routes de l’exil, c’est aussi être exposée à la violence des hommes. De faveurs sexuelles plus ou moins consenties contre protection, de moments de prostitution pour financer la suite du voyage, de situations d’esclave dans des familles libyennes, de viols au hasard de rencontres sur les routes ou d’enfermement pour être l’objet sexuel de soldats des mois durant et parfois jusqu’à la mort, les récits rapportés par Camille Schmoll démontrent que le corps des femmes devient, comme au cœur de tous les drames, un drame de plus.
Pascal Brice défend la nécessité d’une stratégie d’accueil cohérente, qui suppose d’abandonner l’idée selon laquelle un accueil indigne aurait un effet dissuasif sur les migrants1. Camille Schmoll conforte cette thèse : à écouter ces femmes raconter leur parcours, croire un instant que telle directive ou circulaire puisse les décourager témoigne de l’ignorance des réalités de la migration et probablement d’une bonne dose d’arrogance bureaucratique. Aucune circulaire n’arrêtera celles qui ont le courage de prendre le risque des chemins soudanais, des geôles libyennes et d’une traversée, parfois enceintes d’un viol récent, entassées à deux cents sur un zodiac.
- 1.Pascal Brice, « Pour un accueil conforme aux exigences de la République » [en ligne], Esprit, janvier 2021.