
Se libérer de la domination des chiffres de Valérie Charolles
En proposant une domestication des chiffres accessible à tous, ce livre répond à une problématique essentielle du temps présent.
« On peut débattre de tout sauf des chiffres » : ce message du gouvernement, diffusé dans une publicité au début de l’année 2021, a suscité un vif débat sur les usages sociaux du calcul. Alors que cette formule a été récemment détournée par une campagne publicitaire anti-vaccination à Toulouse, Valérie Charolles propose dans son dernier essai une éducation à l’interprétation des chiffres.
Avec cet ouvrage, la philosophe et magistrate à la Cour des comptes poursuit une réflexion engagée au cœur de la crise financière de 2008, quand les chiffres de l’économie saturaient déjà le débat public (Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?, Fayard, 2008). Identifiant un accroissement du crédit accordé à l’information quantifiée, elle considère le rapport entre les chiffres et les faits comme la question essentielle de la philosophie contemporaine. Dans cette interrogation succédant à celle sur les mots et les choses, Valérie Charolles introduit une distinction entre les chiffres, qui rendent le monde présent, et les nombres, qui s’extraient du réel. Reprenant le fil de la socio-histoire de la quantification, elle plonge dans la « fabrique de chiffres », soulignant ainsi le rôle significatif des conventions qui assurent leur existence. L’inflation, chiffre essentiel de la vie économique, prend ainsi un visage nouveau lorsque l’autrice rappelle qu’une hausse de 1 % pèse davantage sur les ressources des plus pauvres que sur celles des autres.
En proposant une domestication des chiffres accessible à tous, ce livre répond à une problématique essentielle du temps présent. Croisant le travail de la pensée philosophique avec la pratique de la matière économique, il promet au lecteur de devenir un véritable lettré de la mesure. Dans cette ambition, cet ouvrage se disperse parfois lorsqu’il intègre des situations qui lui sont étrangères, comme la diversité des langues dans le Moyen Âge occidental. Mais, par la liberté retrouvée qu’elle promet, cette investigation dans la glaise des chiffres se situe bien à la hauteur de la vocation particulière que Ludwig Wittgenstein attribuait à la philosophie, « la lutte contre l’ensorcellement de notre entendement par les moyens de notre langage ».