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Notes de lecture

Dans le même numéro

Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975 de Raquel Varela

octobre 2019

Une historiographie à visée révolutionnaire habite ce livre, qui cite les analyses de Gramsci et Trotski sur le contrôle ouvrier, attaque le Parti communiste portugais (Pcp) encore plus violemment que Mário Soares et le Parti socialiste (PS), et se lit souvent comme un récit pédagogique sur l’art de la révolution sociale. Une fois comprise l’orientation politique de Raquel Varela, son ouvrage demeure fascinant comme description de la période de dix-neuf mois qu’il couvre : ou comment, après un changement de régime orchestré par des militaires le 25 avril 1974, le peuple portugais se saisit de cette opportunité historique pour conquérir ses droits sociaux, et bouleverser sa culture et son économie nationales.

Selon Varela, les interventions militaires menées par le Portugal à partir de 1961 dans son empire colonial (Angola, Guinée-Bissau, Mozambique) forment, autant que l’émigration d’un million et demi de travailleurs vers l’Europe entre 1960 et 1974, les fondements d’une légitime révolution, comme signes de l’échec patent du régime de Salazar et Caetano. Guerre extérieure désastreuse et manque d’avancées sociales : nous retrouvons en quelque sorte dans la situation portugaise de 1974 celle de la Russie tsariste en 1917, ce que ­l’auteure ne conteste pas dans son analyse.

Le parallèle demeure cependant incomplet, malgré des centaines d’occupations d’usines par les travailleurs qui peuvent rappeler les soviets. Malgré l’arrêt de l’analyse historique de Varela au 25 novembre 1975, date d’une reprise en main de la révolution par les partis politiques, qu’elle analyse comme un « coup d’État » et « une forme de contre-révolution », l’héritage de 1974-1975 se réalise après ces dates, ou à partir de 1975, comme le montre ce livre. Une Constitution, en 1976, énonçant de nombreux droits sociaux et libertés individuelles ; un système de santé beveridgien, ouvert à tous indépendamment de la contribution ; un système de retraites ambitieux ; de vastes investissements pour l’éducation, dans un pays où le taux ­d’analphabétisme atteignait 26 % en 1974.

Le sixième chapitre, «  La révolution partout  », permet de s’imprégner du changement parcourant le Portugal pendant cette année et demie. Occupations de milliers de logements pour obtenir une fixation des loyers, entrée massive des femmes dans la politique, qui obtiendront la légalisation du divorce et la reconnaissance des enfants nés hors mariage, réforme agraire et action de l’État pour moderniser l’agriculture… Un tableau inédit de progressisme soudain qui ne manquera pas ­d’intriguer les gauches européennes et mondiales, jusqu’à Gabriel García Márquez écrivant dans un reportage : « Des réunions sont organisées tard le soir, les bureaux restent allumés jusqu’à l’aube. S’il y a une chose que la révolution va réussir à faire, c’est à augmenter la facture d’électricité. »

Nous pouvons certes reprocher à ­l’auteure de croire trop profondément en un bouleversement voulu du capitalisme par le peuple portugais en 1974-1975. Si les témoignages qu’elle reproduit montrent bien une volonté, juste et légitime, d’en finir avec une exploitation économique flagrante et l’absence de droits sociaux étendus, il apparaît vite que les citoyens comprirent qu’ils obtiendraient un plus grand changement par des voies légales. Aux élections du 25 avril 1975 pour l’Assemblée constituante, le PS et le Parti populaire démo­cratique (futur Parti social-­démocrate, de centre-droit) concentrèrent à eux deux 65 % des suffrages, avec un Pcp à seulement 12, 3 %. Aucune reconnaissance n’est accordée dans le livre à Soares, aux socialistes et aux centristes qui, comme en Espagne à partir de 1975, assurèrent une ­transition ­politique pacifique après des décennies de dictature.

Sur ces principes, comment analyser la révolution portugaise plus de quarante ans après ? Comme la conquête par un peuple de droits nouveaux ; une victoire de la gauche, « malgré » un Pcp productiviste et ouvertement opposé aux grèves générales, comme le démontre Varela ; une explosion culturelle, où le théâtre, la chanson, les écrivains (José Saramago et ses articles critiques sont cités), se saisissent de cette liberté pour démocratiser les arts, rendre leurs créations accessibles à tous, visibles en dehors de Lisbonne. Sans renversement complet du capitalisme, mais avec des nationalisations et une augmentation des dépenses sociales comparables, voire plus poussées, que celles entreprises dans les démocraties occidentales après 1945. Comme la première étape, enfin, d’une extension de la démocratie au sud de l’Europe.

Si la révolution portugaise reproduit assez fidèlement les paradigmes posés par Trotski dans son Histoire de la révolution russe (1932), l’ouvrage, par ailleurs remarquable, s’arrête sans essayer d’analyser la phase de démocratisation, de normalisation suivant le bouleversement politique. Il livre cependant un récit détaillé et optimiste sur les capacités de mobilisation d’un peuple en quête de dignité et de droits. Un nouveau chapitre dans la suite des histoires populaires, comme ont pu en proposer Howard Zinn ou Chris Harman.

Agone, 2018
400 p. 24 €

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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