
Baldwin, Styron et moi de Mélikah Abdelmoumen
Le livre de Mélikah Abdelmoumen s’organise principalement autour d’un épisode oublié de l’histoire littéraire préfigurant les querelles d’aujourd’hui, qui fit suite à la publication des Confessions de Nat Turner par William Styron en 1967.
Au-delà du titre quelque peu grandiloquent et qui laisse augurer une certaine complaisance de l’autrice envers elle-même, ce que le livre ne dément pas complètement, on a là une réflexion intéressante sur un concept, l’appropriation culturelle, loin d’être anodin puisqu’il conduit certains représentants des minorités à s’insurger contre toute tentative de se saisir d’une œuvre pour qui n’a pas la bonne couleur ou n’appartient pas à la bonne ethnie, et qui conduit corrélativement nombre de créateurs à se censurer.
Le livre de Mélikah Abdelmoumen s’organise principalement autour d’un épisode oublié de l’histoire littéraire préfigurant les querelles d’aujourd’hui, qui fit suite à la publication des Confessions de Nat Turner par William Styron en 1967. D’autres cas d’appropriation culturelle sont évoqués ensuite, comme celui du journaliste blanc John Howard Griffin, qui s’était grimé en Noir afin d’enquêter sur la condition des Noirs américains (Black like me, 1961), ou, à l’inverse, celui du policier noir Ron Stallworth, qui s’est fait passer pour blanc et a infiltré le Ku Klux Klan (Black Klansman: Race, Hate, and the Undercover Investigation of a Lifetime, 2018). L’autrice rappelle également que la chanson la plus célèbre dénonçant les lynchages, Strange Fruit, est l’œuvre d’un juif, Abel Meeropol (alias Lewis Allan).
William Styron et James Baldwin étaient amis et le premier hébergeait même le second chez lui au moment où il se préparait à écrire Les Confessions. Le livre reçut d’ailleurs une entière approbation de la part de Baldwin. Plus significativement, il fut non seulement couronné par le prix Pulitzer, mais il valut aussi à Styron de recevoir un diplôme d’honneur de l’université de Wilberforce (Ohio), la première université américaine noire (fondée en 1856). Autant dire que la polémique qui éclata, dès 1968, avec la publication du pamphlet de dix auteurs afro-américains en colère prit Styron complètement au dépourvu.
La critique contenue dans cet ouvrage collectif, William Styron’s Nat Turner: Ten Black Writers Respond, est sans appel : pour Lerone Bennett Jr., par exemple, le Nat Turner de Styron est « un intellectuel blanc neurasthénique à la Hamlet, un blackface ». Pour Ernest Kaiser, Styron n’est qu’un « irréductible raciste du Sud ». Quant à Vincent Harding, dénonçant de manière générale ce que l’on n’appelait pas encore « l’appropriation culturelle », il prononce l’interdiction définitive : « Nul autre que nous ne saurait parler, du plus profond de ses entrailles, de ce que c’est que d’être noir. »
Mélikah Abdelmoumen, de mère québécoise et de père d’origine tunisienne, élevée au Québec mais qui vécut pendant douze ans en France, est à cheval sur plusieurs cultures. Elle sait, de surcroît, d’expérience ce que c’est qu’être « racisée » dans un monde à dominante blanche. Son avis, nourri par son vécu et celui de ses proches, importe donc. S’il demeure ambigu, c’est sans doute parce qu’une personne concernée directement en tant que membre d’une minorité ne saurait se montrer trop critique envers les militants antiracistes : « [Je choisis] le droit du romancier de tenter de dresser des ponts entre lui et l’Autre, inséparable de son devoir d’entendre la lecture de l’autre et, le cas échéant, sa colère. »
Telle fut d’ailleurs l’attitude de Styron dans le débat, toujours en 1968 et présidé par Baldwin, qui l’opposa au cinéaste afro-américain Ossie Davis, lequel contestait le projet de porter Les Confessions de Nat Turner à l’écran.