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Notes de lecture

Dans le même numéro

Étoiles vagabondes de Sholem Aleykhem

Trad. du yiddish par Jean Spector

juil./août 2020

« Regarde, les étoiles tombent… s’exclame Reyzl d’une voix tremblante, et son cœur bat très fort. Leybl se met à rire… L’histoire des étoiles est la suivante: chaque étoile est l’âme d’une personne. Là où va l’âme, là va aussi la personne. C’est pourquoi il nous semble que les étoiles tombent. – Mais les étoiles ne tombent pas, les étoiles vagabondent. » Cet échange, à Holenechti, en Bessarabie, entre deux adolescents, Leybl, le fils de l’homme le plus riche, et Reyzl, la fille unique du chantre, est à l’image de ce roman, paru en yiddish sous forme de feuilleton dans un journal polonais entre 1909 et 1911 et traduit pour la première fois en français. En témoignant de la vigueur et de la centralité de la musique et du théâtre comme porteurs de rêve et d’espoir, dans un monde aujourd’hui disparu, celui de la vie juive aux confins de l’Europe du début du xxe siècle, les mots de Sholem Aleykhem vibrent comme une invitation à la magie du voyage et résonnent toujours avec pertinence. À travers la richesse d’une langue, à la fois poétique et truculente, la virtuosité de la narration, le grouillement de personnages hauts en couleur, c’est le sens de l’art dans une société en mutation qui se dessine.

Dans ce récit foisonnant, rythmé par l’intensité dramatique des rebondissements et le recours à des formes d’écriture plurielles, tout commence par l’arrivée d’un misérable ensemble de comédiens et la découverte du théâtre yiddish dans cette pauvre bourgade, ancrée dans la tradition et la pratique de la religion. Sholem Aleykhem détaille magnifiquement le shtetl et trace à grands traits, parfois même caricaturaux, les silhouettes de ses habitants. Il rend sensible l’émoi suscité par tout événement qui vient troubler le déroulement ritualisé des jours, semaines ou années et dévoile le regard porté sur les « olibrius » qui se disent artistes (« le personnage court sur pattes et glabre du crâne à la pointe du menton »). Dans un tel contexte, la fuite de Leybl qui se veut acteur et de Reyzl à la voix d’or, chacun de son côté avec des membres rivaux de la troupe théâtrale, retentit comme une malédiction et le prélude à d’autres drames intimes et collectifs.

Au monde du shtetl vient se substituer celui des artistes itinérants. Après bien des aventures, de Lemberg à Czernowitz, de Vienne à Londres, à pied, en charrette, en voiture, en calèche, sur le pont d’un bateau ou dans des cabines de première classe, tout va se terminer dans la ville de New York avec ses nombreux théâtres de langue yiddish abrités dans le Lower East Side. Raccrochée à l’histoire d’amour contrarié entre Leybl et Reyzl, qui imaginent leurs retrouvailles, c’est la passion de l’art qui s’impose dès lors comme fil directeur du récit, habitant tous les héros, légitimant leur hardiesse et disculpant leurs compromis, mensonges ou trahisons.

Une fresque étourdissante jaillit de cette diversité d’ambitions. Parce qu’il ne porte pas de jugement sur les personnages qu’il met en scène, Sholem Aleykhem donne vie, avec force et tendresse, à toutes les contradictions qui les agitent. Il ne les fait pas choisir entre le respect des croyances dans lesquelles ils ont été élevés et la nécessaire adaptation au monde naissant dans lequel ils évoluent (devenue veuve, Leyé accepte de rejoindre à New York sa fille Reyzl, désormais la célèbre cantatrice Rosa Spivak, mais exige d’avoir des chandeliers en laiton car elle n’a jamais dit autrement la bénédiction des bougies).

En puisant dans cette pluralité d’allégeances, Sholem Aleykhem excelle à rendre sensible ce qui donne son souffle et sa raison d’être au théâtre yiddish, à la musique, à l’opéra. Il rend hommage à ces êtres ordinaires, vivant souvent dans des conditions misérables, ignorés, ignorants aussi de leurs dons, et qui, par l’effet du hasard ou de leur obstination, à force de travail et de volonté, sortent de l’anonymat et révèlent leur talent. Il en est ainsi du violoniste désormais adulé Grisha Stelmakh, dont le père a commencé par mendier pour obtenir quelques sous en sa faveur car « c’est de l’or », ou du chantre de Lomza, qui végétait dans un sous-sol pourri avec sa ribambelle d’enfants avant d’être reconnu pour la beauté de sa voix.

Sholem Aleykhem sait donner de la noblesse à un public hétéroclite, parfois indiscipliné, souvent peu éduqué, toujours enthousiaste, pour qui une représentation dans une cour aménagée à Holenechti, dans le minuscule Pavilion Theatre de Whitechapel ou au Nickel Theatre de New York est source de mystère, de joie, d’excitation, de plaisir. Qu’il s’agisse de chansons reprises à l’unisson, comme Le Maître de l’univers ou Je suis un petit Khosid, d’opérettes, de morceaux de violon ou de pièces de théâtre légendaires, comme Uriel Acosta avec Leybl devenu Léo Rafalesco dans le rôle principal, applaudissements, sifflements et commentaires fusent bruyamment. Une forme inédite de solidarité se noue à travers ce partage d’émotions, cet afflux inattendu de pensées indicibles, cette soudaine intimité avec le beau et le noble, le drôle et le tragique. En émerge un appel enivrant vers un quotidien à dépasser, un ailleurs à inventer, une liberté à conquérir.

Le roman tout entier frémit comme un hymne au spectacle vivant, fragile hier comme aujourd’hui.

Le Tripode, 2020
618 p. 25 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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