
Le lièvre de Frédéric Boyer
Il y a des secrets qui se passent comme des énigmes. On ne les comprend jamais vraiment avant d’avoir connu certaines épreuves. Elles prennent parfois la forme d’un deuil, d’un départ qu’on ne sait expliquer ou d’une maladie incurable. C’est de la mort comme secret à déchiffrer qu’il est question dans le dernier roman de Frédéric Boyer, sobrement intitulé Le Lièvre. On y croise des fantômes, ceux de l’enfance comme ceux d’aujourd’hui, mais aussi les traces de ce qui continue quand le monde, lui, se fige.
Il y a beaucoup d’intimité dans ce livre ; pas celle qui vise à dévoiler, au contraire, celle qui va sous les choses et nous murmure à l’oreille que quelqu’un, quelque part, affronte la même épreuve que nous. Cette intimité a sans doute à voir avec l’humanité, au sens lévinassien du terme : celle qui consiste à prendre soin des vivants pour honorer l’étrange dette que nous devons aux morts. Ce qui frappe le lecteur dès les premières pages, c’est la sensation d’immersion dans un double récit, celui de la famille puis du deuil. Le premier tourne autour de la mère, de ce qu’elle a su transmettre ou non, de l’amour qu’on lui porte malgré les maladresses. Une vie comme on en voit beaucoup dans un milieu social marqué par l’inquiétude, le conformisme et l’idée diffuse que chaque chose doit être à sa place, que la réussite dans la vie, qui viendrait à qui s’en donne les moyens, n’est rien d’autre qu’une chose à sa juste place. Le deuil, qui vient se superposer à ce récit initial, nous éclaire sur ce que veut dire habiter le monde en fantôme : un état du cœur loin des conventions et des planifications. Frédéric Boyer travaille cette matière molle avec une précision lyrique pleine d’élégance. Le narrateur s’efforce de se reconstruire, malgré la douleur que le temps n’apaise qu’à la marge. Il la soumet à la question, aiguisée comme une lame de rasoir, de son adéquation avec son histoire familiale (autrement dit, des rites et des mythologies qui rendent les familles irréductibles à un idéal-type). Une autre question émerge : comment trouver dans l’enfance les ressources pour surmonter la perte ? Les trouve-t-on jamais vraiment ? Parce que chacun sent bien que la possibilité de surmonter l’obstacle, de panser la blessure, n’est pas plus évidente que celle de trébucher sans cesse sur ce qui entrave la guérison. La messe n’est jamais dite et l’histoire toujours ouverte.
Le lecteur appréciera l’importance du symbolisme chez Frédéric Boyer. Le cadavre d’un lièvre, chassé pendant une virée en forêt, revient de façon lancinante. Il porte les premières interrogations d’un enfant sur ce qui dure, ce qui disparaît aussi, sur ce qui vient bousculer nos vies quand on les croit enfin ordonnées. Cette confrontation initiale avec la mort charrie, l’air de rien, des vérités secrètes. C’est une conversation qui se poursuit la vie durant. On la devine tapie dans un bosquet, attendant le bon moment pour décocher sa flèche. Le narrateur entre dans l’âge d’homme. Pourtant, la flèche, elle, reste celle d’un enfant et de ses connaissances imparfaites sur des choses plus grandes que lui. Il est d’ailleurs souvent question de choses plus grandes que nous dans ce roman : de ce à quoi nous croyons, de la foi, plus ou moins bancale, qui tient les hommes debout.
C’est dans une atmosphère un peu brumeuse que baigne le récit. Au détour d’un passage, nous nous surprenons à réfléchir à nos croyances, pour ceux qui en ont, à leur absence pour les autres. Nous nous surprenons à douter de leur capacité à nous sortir d’un événement aussi vertigineux que le deuil – aussi solides soient-elles. Les croyances sont comme des pierres qu’on frotterait l’une contre l’autre pour allumer un feu. Il faut les frotter âprement pour en faire jaillir quelque chose. Elles ne se déclament pas dans les églises, ne se décryptent pas dans les textes sacrés, mais s’éprouvent, se cognent au réel, à ce qu’il y a de plus heurté dans l’existence. Elles se confrontent à « la catastrophe que nous ne voulons pas voir ». Que reste-t-il après ? Des morceaux épars, des images, des pans entiers d’une aventure commune qui ressemble à un champ de ruines. Il faut faire avec tout ça, comme avec la peur de ne pas être à la hauteur de ce que l’autre, sans testament, nous laisse en héritage. Nous nous mettons à chercher des refuges, à les inventer parfois, où la pensée s’abîme un temps avant de mieux recommencer. L’auteur, avec intelligence et humilité, nous apprend à tâtonner, comme si l’éventualité du secours ne pouvait venir qu’après l’obscurité la plus totale. Un jour, lointain peut-être, elle finira par se dissiper.
Une âme exsangue ne peut plus saigner. Elle ne fait que hanter les lieux, ou les idées, qui ont constitué son passé. Elle s’enfonce dans une errance dont la sortie, forcément cachée, ne se trouve jamais où on l’attend. Il faut peut-être faire le choix du pas de côté. Suivre un chemin alternatif pour espérer sortir du labyrinthe – ici, le recours peu commun à un chaman. Ce qui menace le narrateur, qu’on devine être chacun d’entre nous, en tout cas ceux qui ont eu à éprouver un deuil, c’est la possibilité de ne jamais en sortir. La vie, là-bas, ne serait qu’un éternel ressac de vieux fantômes, à la façon des vagues qui viennent s’échouer, sans s’inquiéter du monde, sur les côtes bleuies par la nuit.