
Ce que peuvent les sciences de Vincent Jullien
Une enquête Préface de Marco Panza
Vincent Jullien montre […] que les connaissances avancent par remises en cause successives des théories scientifiques, sur un mode qui peut être celui de Karl Popper ou de Paul Feyerabend.
On pourrait recommander la lecture du dernier livre de Vincent Jullien uniquement pour l’intérêt de sa postface sur la Covid-19 et la manière dont la science a du mal à la cerner. Avançant de toutes parts, le savoir « en train de se faire » sur ce nouvel objet, mêle données et théories et aboutit à des résultats différents, corroborant l’hypothèse centrale de l’ouvrage : notre ignorance s’accroît au fur et à mesure du développement de notre savoir. Mais se contenter de ces pages reviendrait à se priver de l’enquête que livre Vincent Jullien, spécialiste de l’histoire des sciences et de leur philosophie1.
Dans la lignée de Pierre Duhem, Gaston Bachelard, Alexandre Koyré, Thomas Kuhn et Imre Lakatos, croisant le fer avec les auteurs contemporains mais aussi le cercle de Vienne et Michel Foucault, Vincent Jullien montre que c’est par l’histoire que l’on peut déceler comment les théories scientifiques se font et se défont. C’est un vrai plaisir que de voir s’égrener, de l’Antiquité à nos jours, les différentes conceptions du cosmos mais aussi de l’atome ou du gène, et de comprendre ainsi les mouvements qui font le savoir. Ces mouvements sont ceux de « révolutions » mais non de « discontinuités », car certains phénix renaissent constamment, certes transformés, à l’image de l’atome. On pourra regretter que le livre traite uniquement des sciences de la nature (sciences physiques et sciences du vivant), tant les sciences de l’homme ont pris de place dans le temps présent, et l’ouvrage fournit des prises fort intéressantes pour se situer en la matière, en l’espèce ou en l’occurrence.
Le deuxième thème traité par Ce que peuvent les sciences est en effet d’une actualité brûlante en matière de sciences de l’homme : il s’agit de savoir quelle est la place des mathématiques dans les sciences et quelle est la part de l’expérience, de l’induction. Les mathématiques apparaissent comme un moyen utilisé pour certaines démonstrations mais non comme horizon idéal, ni comme entité réelle à la manière platonicienne. En effet, d’une part, elles couvrent un spectre beaucoup plus large que ce qui en est utilisé dans les sciences de la nature ; d’autre part, elles ne forment pas le fondement unique des démonstrations dans la physique ou la science du vivant.
Les mathématiques sont certes un outil utilisé pour la réduction des problèmes, mais il n’y a pas de physico-mathématique. On est en réalité face à « une association entre des objets et des procédures de nature différente », car « les phénomènes physiques […] ne sont pas des concepts mathématiques ». Quant aux sciences du vivant, « les modèles mathématiques n’[y] auraient qu’une faible valeur heuristique et seraient surtout performants du point de vue rhétorique ». Voici une belle leçon pour la période contemporaine et les sciences de l’homme.
Selon Vincent Jullien, ce n’est pas non plus l’inductivisme pur qui permet de rendre compte de l’histoire des sciences de la nature, solution humienne remise au goût du jour par l’avènement des données massives. L’expérience n’est jamais donnée mais construite, l’apprentissage-machine étant par exemple fortement sensible aux conditions dans lesquelles il est effectué. La connaissance a besoin de théories sur lesquelles elle se fonde. À partir d’un modèle cartésien bien compris, elle doit fournir des causes. Enfin, comme l’écrit fort justement l’auteur à la fin de son ouvrage, si les algorithmes et machines peuvent avoir des puissances de calcul bien supérieures aux nôtres, ils sont spécialisés dans une tâche, alors que nous sommes généralistes, ôtant tout sens à la comparaison de leurs capacités avec celles dont dispose déjà un enfant.
Vincent Jullien montre ainsi que les connaissances avancent par remises en cause successives des théories scientifiques, sur un mode qui peut être celui de Karl Popper ou de Paul Feyerabend. La science se confronte aux faits et à la nouveauté de ce que l’on peut en voir avec nos instruments de mesure, mais aussi avec une nature qui évolue elle-même (le « bricolage de l’évolution », pour reprendre l’expression de François Jacob), et dont notre ignorance progresse aussi vite que notre connaissance.
C’est de fait dans le dernier volet de son enquête que Vincent Jullien surprendra sans doute le plus. Plus nous avançons dans la connaissance des phénomènes naturels, plus nous nous posons de questions : l’atome n’est plus unité indivisible, mais fait de multiples entités dont certaines sont encore à découvrir ; la génétique a ouvert sur le champ inattendu et profondément fertile de l’épigénétique. Bref, chaque découverte s’accompagne de nouvelles énigmes auxquelles les théories scientifiques doivent faire face : les avancées de nos connaissances nous conduisent à « considérer l’immense progrès de notre ignorance au sujet de la nature ».
C’est ce mouvement des théories scientifiques qui nous est ici rendu accessible tel, par exemple, celui de la récente découverte de la plasticité cérébrale ou celui de l’incompatibilité des deux théories physiques dominantes, la relativité générale et la mécanique quantique. Ce faisant, Vincent Jullien montre « que les progrès des sciences ne se transmettent pas à l’histoire générale pour deux raisons essentielles. La première est que les sciences produisent autant sinon davantage d’ignorance que de connaissance. La seconde est que leurs applications agissent en tous sens, dans le sens de l’harmonie comme dans celui de la barbarie, dans celui d’une libération comme dans celui de la contrainte, pour construire aussi bien que pour détruire ». C’est à un monde où la plasticité doit être prise au sérieux que Vincent Jullien appelle, au fond, la connaissance à se confronter, assumant tant ses progrès que ses limites.
- 1.Voir Vincent Jullien, Philosophie naturelle et géométrie au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2006.