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Marcus Rashford Mural, Thomas Street | © Copyright David Dixon (CC BY-SA 2.0)
Marcus Rashford Mural, Thomas Street | © Copyright David Dixon (CC BY-SA 2.0)
Flux d'actualités

Marcus Rashford : le « star power » au service de la société ?

mars 2021

En interpellant Boris Johnson et la classe politique britannique sur la pauvreté alimentaire infantile, le footballer Marcus Rashford a mis en lumière une nouvelle facette du « star-power », reposant sur l’exploitation de la rente médiatique exprimée sur les réseaux sociaux.

Marcus Rashford est une star de football ordinaire. Il marque des buts dans les rencontres télévisées qu’il dispute pour l’un des plus riches clubs du monde (Manchester United) ainsi que pour l’équipe nationale d’Angleterre. En demandant en juin 2020 via son compte Twitter au Premier Ministre anglais la prolongation de l’aide alimentaire hors du cadre scolaire, puis en lançant en octobre une pétition sur le site du parlement britannique en faveur de la fin de la pauvreté alimentaire infantile, Rashford a défrayé la chronique. Alors que la figure de la star a souvent été utilisée dans des descriptions laudatives ou en tant que symbole d’un libéralisme économique accomodant avec les inégalités de revenus, Marcus Rashford change la représentation de la star : au 21ème siècle, la popularité sur les réseaux sociaux est une arme sociale qui, si l’individu le décide, peut contraindre les gouvernements à l’action.

Une ascension socioéconomique spectaculaire

Lancé à dix-sept ans dans le monde professionnel, Rashford a grandi dans un council estate (équivalent des H.L.M) deWythenshawe (dans la banlieue de Manchester). Sa mère- Melanie Maynard- élève seule ses cinq enfants. Elle cumule les emplois faiblement rémunérés. Elle travaille comme femme de ménage chez des particuliers et comme guichetière chez un bookmaker (Ladbrokes). Les difficultés financières conduisent Rashford à se rendre dans les breakfast clubs, les banques alimentaires ainsi que les soupes populaires. Il bénéficie aussi des repas gratuits à l’école- free school meals- puisque le foyer familial percevait moins de 8335 livres sterling par an. Son talent footballistique, le soutien de ses proches et d’institutions, ainsi que la chance (absence de blessures) lui ont permis une ascension socioéconomique spectaculaire. Il a ainsi gravi les différents échelons de la (pré) formation mancunienne jusqu’à en devenir l’un des joueurs les plus importants et les mieux rémunérés, avec près de 210 000 euros par semaine. L’un des salaires les plus élevés parmi les footballeurs professionnels. Appartenant à une élite plus que restreinte, il bénéficie de plusieurs sources de revenus — payés par son club (salaire ; prime) et par des entreprises exploitant son image. Sa rémunération bénéficie ainsi de l’existence d’avantages cumulatifs1 ainsi que du rôle des médias dans la création d’un effet superstar2.

Aujourd’hui, âgé de vingt-trois ans, Marcus Rashford est une star qui brille par sa « double performance »3. Il y a d’abord la performance sportive. Le football repose sur un langage, commun aux initiés et aux non-initiés. Dans ce système de « signes »4, le talent de Rashford est différenciant et vérifiable. Il marque des buts et fait des passes décisives. Rashford se singularise ensuite par une performance médiatique sur les réseaux sociaux ou dans les journaux et magazines. Son compte officiel Twitter compte 4, 2 millions de followers, tandis que plus de 9 millions de personnes (9, 5 millions en janvier 2021) peuvent voir ses stories et images postées sur son compte Instagram. Il compte ainsi autant de followers que nombreux médias d’information anglais généralistes (The Guardian, The Telegraph, The Times en comptent respectivement 9, 4 millions, 2, 9 millions et 1, 4 million) et de tabloïds (The Sun et The Daily Mail comptent respectivement 1, 4 million et 2, 5 millions de followers). Si Rashford est suivi directement par un public conséquent, il peut compter sur un intérêt médiatique important. À l’instar des autres stars du ballon rond, Rashford occupe déjà une place importante dans « l’agenda des médias »5 et notamment dans celui de la presse sportive qui se concentre principalement sur un nombre réduit d’individus, et dont les journalistes relaient tous les éléments de la vie : performances, la personnalité, vie sentimentale ou affective… Jusqu’au premier confinement, Rashford illustrait ainsi un modèle classique : celui de la dualité de la star6: « star-déesse » en raison de son talent unique qui permet de fédérer une communauté de fans et de suiveurs ; « star-marchandise » médiatisée et produite par une industrie du spectacle. Rashford a complexifié ce modèle en y ajoutant une troisième dimension essentielle : celle de l’exploitation sociétale de la rente médiatique individuelle exprimée sur les réseaux sociaux.

Du pouvoir de la star au 21ème siècle

Le changement s’opère en juin 2020. Au sortir du premier confinement, le gouvernement conservateur de Boris Johnson refuse de prolonger l’aide alimentaire hors du cadre scolaire pendant la période estivale. Alerté, Rashford utilise son compte Twitter afin de recueillir les nombreux témoignages de familles en proie à des difficultés. Il publie ensuite le 14 juin via son compte Twitter puis le lendemain sur son compte Facebook une lettre à l’attention de tous les députés (« To all MPs in Parliament  »). Marcus Rashford y fait part de son expérience personnelle (« En tant qu'homme noir issu d'une famille à faible revenu de Wythenshawe, Manchester, j'aurais pu être une statistique comme une autre  »7). Il rappelle le rôle de sa famille, de sa mère, de ses voisins, entraîneurs, dans son ascension sociale. Il mentionne aussi et surtout les millions de familles dans le besoin et l’augmentation des inégalités produite par la crise sanitaire. Surtout, il formalise en une phrase un changement de paradigme : celui où la star refuse d’être limitée à son rôle de « performeur » (ou performeuse), mais se sert des réseaux sociaux pour agir pour la collectivité : « Je me rendrais coupable d'une injustice envers moi-même, ma famille et ma communauté si je ne me tenais pas ici aujourd'hui avec ma voix et ma tribune pour vous demander de l'aide »8. Outre l’importante couverture médiatique en Angleterre et dans le monde entier, cette lettre ouverte a généré 12 700 commentaires, a été retweeeté 157 300 fois et aimé (« liké  ») 305 400 fois.

Le « star power » de Rashford fédère et contraint les politiques à agir.

La résonnance de ce tweet a conduit les députés et le gouvernement britannique à revenir sur leur décision initiale. Rashford a continué sa lutte et le 15 octobre a rédigé une pétition sur le site du parlement anglais afin d’exiger la fin de la pauvreté alimentaire infantile. Si le texte se signale par les mesures précises (notamment la revalorisation des Healthy Vouchers à au moins 4, 25 livres par semaine), ce deuxième épisode illustre à nouveau son pouvoir de mobilisation et les conséquences de celui-ci. Plus d'un million de personnes ont signé ce document. Le « star power » de Rashford fédère et contraint donc les politiques à agir. Certains déposent des motions (motion du parti travailliste afin que les élèves de milieux défavorisés reçoivent un bon alimentaire hebdomadaire de 15 livres aux vacances de Pâques). En novembre, le Premier Ministre promet de dépenser 400 millions de livres sterling afin d’aider les enfants en situation de précarité alimentaire et donc de permettre la distribution defree school meals jusqu’à Pâques 2021. Mieux, il s’engage à le rencontrer. Si la rencontre a eu lieu virtuellement en janvier, les épisodes du feuilleton Rashford-Johnson montre que le star power est plus que jamais une arme sociale efficace, tant pour alerter l’opinion publique (et les médias) que pour obliger les différentes instances étatiques à agir.

En contraignant à deux reprises le Premier Ministre britannique à venir en aide aux plus défavorisés et en imposant un dialogue, Marcus Rashford a dévoilé le nouveau « star power ». Si les représentations traditionnelles des stars utilisaient trop souvent celles-ci pour se livrer à un naturalisme laudatif stéréotypique (« le meilleur », « la meilleure », le plus rapide »…) ou pour disserter sur les inégalités socioéconomiques, l’intervention de l’attaquant anglais nous montre que le pouvoir de la star (sportive) au 21ème siècle ne réside pas tant dans la médiatisation de son talent ou de ses émoluments, mais dans l’exploitation sociétale de sa rente médiatique. La star peut ainsi devenir un acteur du dialogue social, car discutant d’égal à égal avec les pouvoirs publics et disposant d’une capacité unique à fédérer et donc à contraindre les pouvoirs publics à l’action. Pourtant symbole d’une « société de la concurrence »9, la star n’est pas réduite à demeurer un défenseur muet du libéralisme ou un adepte de la philanthropie. Marcus Rashford est ainsi, à l’image d’un grand nombre de vedettes du sport engagées socialement (on peut penser à Lebron James pour l’éducation et la justice sociale, à Megan Rapinoe contre les discriminations liées au genre, à la race ou à l’orientation sexuelle, à Colin Kapaernick pour l’égalité raciale …), une figure populaire dont le pouvoir médiatique peut être mis au service de la société.

 

  • 1. Robert Merton, « The Matthew Effect in Science »,  Science, 1968, vol. 159, p. 56-63.
  • 2. Claudio Lucifora, Rob Simmons, « Superstar effects in sport : evidence from Italian soccer », Journal of Sports Economics, 2003, vol. 4, no 1, p. 35-55.
  • 3. Patrick Mignon, « Les deux performances. Ce que les médias ont fait des sportifs », Le Temps des médias, 2007/2 (n° 9), p. 149-163.
  • 4. Pasolini explique cela dans un article paru dans Il Giorno le 3 janvier 1971 : « Le football “est” un langage avec ses poètes et ses prosateurs » (« Il calcio “è” un linguaggio con i suoi poetri e prosatori »). Cet article a été publié quelques mois après la victoire de l’équipe du Brésil, emmenée par Pelé, sur l’Italie. 
  • 5. Jean Charron, « Les médias et les sources : Les limites du modèle de l'agenda-setting », Hermès, La Revue, 1995, 17-18(3-4), 73-92.
  • 6. Edgar Morin, Les stars, Seuil, 1957.
  • 7. « As a black man from a low-income family in Wythenshawe, Manchester, I could have been just another statistic. »
  • 8. « I would be doing myself, my family and my community an injustice if I didn’t stand here today with my voice and my platform and ask you for help ».
  • 9. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil, 2011.

Alexandre Diallo

Postdoctoral Research Fellow à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ERC DEMOSERIES). Contributeur-expert à Sport et Citoyenneté et Teaching Assistant à Sciences Po Paris.