La guerre au Yémen
Divisions intérieures, pressions régionales
La guerre au Yemen : divisions intérieures, pressions régionales.
Entretien avec Franck Mermier[1]
Le Yémen, pays pauvre avec un système institutionnel faible et seule république de la péninsule Arabique, est un pays dont l’unité est très récente. Le Nord (République arabe du Yémen) et le Sud (République populaire et démocratique du Yémen) ne se sont en effet réunis que le 22 mai 1990. Mais le clivage entre Nord et Sud reste fort. Le Sud avait un régime marxiste depuis l’indépendance de 1967 après l’écroulement de la domination britannique présente depuis 1839. Le Nord s’est constitué en république en 1962 mettant fin à un imamat zaydite créé en 898. Le régime républicain se retrouva dans l’orbite de l’Arabie Saoudite et des États-Unis après 1970. Depuis son unification, le Yémen a instauré un système pluraliste avec élections, liberté syndicale et partisane, liberté de presse. En tant que régime républicain et pluraliste, c’est une sorte d’exception régionale, qui n’est d’ailleurs pas bien vue des pétromonarchies voisines. Une nostalgie de l’ancienne séparation se manifeste aujourd’hui au Sud où l’on regrette le cosmopolitisme de l’époque britannique et l’ordre étatique qui aurait caractérisé le régime colonial et le système politique du Yémen du Sud dominé par le Parti socialiste yéménite. En 1994, une tentative de sécession initiée par les séparatistes du Parti socialiste se conclut par un échec et par l’entrée des troupes unionistes à Aden. Dans les années 2000, un mouvement sudiste se développe et mobilise de plus en plus massivement pour l’indépendance ou l’autonomie de l’ex-Yémen du Sud.
Mais la crise actuelle prend d’abord naissance dans le soulèvement, en février 2011, contre le président Saleh, dans les suites du « printemps arabe », surtout de l’exemple égyptien. Ce mouvement populaire réunissait des groupes aux objectifs différents : le parti islamiste, le Rassemblement yéménite pour la réforme (Al-Islah) voulait se débarrasser de Saleh sans bouleverser un régime dans lequel ses dirigeants étaient bien insérés, les mouvements révolutionnaires recrutant parmi la jeunesse voulaient réformer et démocratiser le système politique et les Houthis dont le parti s’appelle Ansar Allah (Les partisans de Dieu) voulaient supprimer le régime. En 2011, le Conseil de coopération du Golfe a mis en place un plan de sortie de crise en négociant le départ du président Ali Abdallah Saleh. Après avoir gouverné pendant 33 ans (de 1978 à 2011), Saleh a dû abandonner le pouvoir en novembre 2011. Abd Rabbo Mansour Hadi est élu pour une période intérimaire de deux ans. Mansour Hadi avait dû quitter le Sud en 1986 après la victoire d’un coup d’Etat dirigé contre le président Ali Nasser Mohamed, originaire comme lui de la région d’Abyan. Il rejoignit le Congrès populaire général, le parti du président Saleh et servit de caution sudiste à son régime. Il fut nommé vice-président. Seul candidat aux élections de février 2012, il recueillit 99, 8% des voix. L’ex-président Saleh qui n’a jamais accepté d’être mis à l’écart, cherche à revenir au pouvoir et continue de diriger en sous-mains les nombreuses unités militaires qu’il a créées quand il était aux affaires, comme la Garde Républicaine qui était dirigée par son fils Ahmed.
Le président Hadi lance une Conférence du dialogue national qui commence le 18 mars 2013 et s’achève le 21 janvier 2014 et auquel participent les principales forces politiques du pays, à l’exception de la fraction radicale du mouvement sudiste. Une division du Yémen en six régions (iqlîm) accompagnée d’une réduction des pouvoirs présidentiels, principal résultat de la Conférence du dialogue national. Ce projet de décentralisation, qui doit cependant être entériné par le vote d’une nouvelle constitution, consacre, à côté de Sanaa qui sera doté d’un statut spécial, les pôles politiques constitués autour des capitales régionales que sont Saada, Taez, Hodeïda, Aden et Mukalla. De nombreux sudistes protestent que le Sud soit divisé en deux (Aden et Mukalla comme capitale du Hadramaout). Au Nord, les Houthis se plaignent de la perte d’une grande partie de leur territoire, l’impossibilité d’accéder à la mer et une sous représentation de leur parti politique.
Quand il arrive au pouvoir en 1978, Ali Abdallah Saleh est perçu comme un responsable sans envergure. Originaire de la tribu de Sanhan dont le territoire est proche de Sanaa, cet ancien gouverneur militaire de Taez, peu éduqué, ne bénéfice pas d’un grand charisme. Mais, en renforçant ses liens avec l’Arabie saoudite et avec sa clientèle de cheikhs de tribu yéménites, il va progressivement s’imposer. Il intègre dans son parti unique, le Congrès populaire général créé en 1982, une partie du mouvement islamiste et développe une politique tribale de type clientéliste qui assure aux cheikhs de tribu des positions importantes dans l’Etat. Dans les années 1980, le poumon économique du Yémen est surtout l’immigration vers l’Arabie Saoudite de milliers de yéménites, avant le début de l’exploitation du pétrole à partir de 1984 au Nord comme au Sud ; mais le lien avec l’Arabie commence à vaciller en 1991, où Saleh prend parti pour l’Irak au moment de l’invasion du Koweït. Le résultat est le retour forcé d’environ 700 000 yéménites expulsés par l’Arabie. Dans les années 1990 et 2000, l’alliance de Saleh avec les Etats-Unis dans le cadre de la lutte antiterroriste lui a permis de se présenter comme un pilier incontournable de la lutte contre Al-Qaïda alors même qu’il aurait entretenu des liens troubles avec cette organisation.
L’organisation politique Ansar Allah, plus connue sous le nom de mouvement houthi, est un prolongement du mouvement de renaissance zaydite qui est né dans le gouvernorat de Saada dans les années 1980. Hussain Al-Houthi (tué en 2004) élu membre du parlement comme représentant du parti Al-Haqq luttait contre les supposées discriminations contre le zaydisme et la marginalisation de la province de Saada qui fut une base des royalistes durant la guerre civile qui opposa partisans de l’imam et républicains entre 1962 et 1970. Il s’inspira de la révolution iranienne pour lancer son slogan : « Mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les juifs, victoire à l’Islam ». Les Houthis manifestèrent contre l’alliance des Etats-Unis avec le régime de Saleh et, entre 2004 et 2009, six guerres mirent aux prises la milice houthie et l’armée yéménite. Le mouvement houthiste se développa aussi en réponse à la diffusion du salafisme dans les régions du Nord qui attira notamment les hommes de tribus de bas statut mais s’éloigna de la seule revendication zaydite pour prendre une tournure politique instrumentalisant le référent religieux et important au Yémen des célébration chiites pratiquées sur le modèle du Hezbollah libanais et de l’Iran, comme la célébration martiale de la Achoura à Sanaa en 2012. Le zaydisme, une branche du chiisme considérée comme la plus proche du sunnisme et qui n’est présente qu’au Yémen, diffère du chiisme duodécimain (Irak, Liban, Iran, péninsule Arabique…), mais les Houthistes ont promu une forme de zaydisme qui se rapproche, sur les plans doctrinal et politique, de sa version khomeyniste.
Ali Abdallah Saleh et les Houthis, dont le dirigeant actuel est Abd al-Malik Al-Houthi, sont maintenant alliés pour se débarrasser de leurs ennemis communs, le parti islamiste Al-islah, le nouveau président Hadi et les autres courants politiques qui s’étaient ligués durant la révolution de 2011. Les Houthis refusent le nouveau plan de découpage régional et mettent en avant, pour justifier leur action insurrectionnelle, la lutte contre la corruption et la poursuite du processus révolutionnaire. Mais ils sont alliés au symbole même de la corruption, Saleh qui visait par cette alliance à un retour au pouvoir, notamment par le biais de son fils Ahmed. Un rapport de l’ONU publié en février 2015 estimait la fortune de l’ancien président entre 35 et 60 milliards de dollars, et ce dans un des pays les plus pauvres dans la planète.
Les choses précipitent en septembre 2014 quand les Houthis s’emparent de Sanaa puis quand, en janvier 2015, ils forcent le président Abd Rabbo Mansour Hadi, enfermé dans son palais, à la démission puis dissolvent le parlement. Le président Hadi réussit à s’échapper et à rejoindre Aden qu’il proclame capitale provisoire du pays. Il déclare sa démission non légale puisque contrainte et non approuvée par le parlement comme le stipule la Constitution. Il incarne donc la légitimité aux yeux de la communauté internationale et d’une grande partie de la population yéménite même s’il en a déçu les espoirs du fait d’une politique irrésolue face à Saleh et au mouvement houthi. Quand les Houthis pénétrent dans les régions Sud, ils franchissent une ligne rouge qui suscite l’intervention de l’Arabie Saoudite. Le mouvement sudiste se rassemble autour de Hadi, réfugié à Riyad. Ancien allié de l’Iran, le dirigeant sudiste Ali Salem Al-Bid exprime son appui à l’opération « Tempête décisive » conduite par l’Arabie Saoudite et se rend même à Riyad le 27 avril 2015.. Que va-t-il se passer le jour où la « résistance populaire sudiste » (c’est ainsi qu’elle se dénomme) repoussera les Houthis et les unités de l’armée fidèle à Saleh grâce à l’aide des Saoudiens ? Il est possible que l’unité du Yémen soit aujourd’hui fortement menacée par le clivage Nord/Sud et que les velléités d’indépendance au Sud soient renforcées par la lutte armée et par le surgissement de nouveaux dirigeants ayant fait leur preuve sur le terrain.
L’intervention saoudienne était prévisible puisque le royaume a toujours prétendu exercer une sorte de tutelle sur son voisin. Mais d’autres forces externes sont à l’œuvre : l’Iran pourrait aussi faire pression sur les Houthis pour qu’ils acceptent d’entrer dans un processus de négociation. Saleh, a déclaré qu’il acceptait la résolution 2216 du 15 avril 2015 adoptée par le conseil de sécurité des Nations Unies qui réclame l’évacuation par les milices houthies des zones conquises et qui impose des sanctions à Abd al-Malik Al-Houthi et à Ahmed, le fils de Saleh. L’alliance tactique entre Saleh et les Houthis commence à se fissurer et de nombreuses défections se sont faites jour dans son parti, le Congrès populaire général. L’avenir politique de l’ex-président du Yémen semble particulièrement compromis suite à sa participation au coup d’Etat des Houthis.
Pour la population civile, la situation reste très difficile, avec des coupures longues et répétées de l’approvisionnement en eau et en électricité et les difficultés de ravitaillement. La situation sanitaire est catastrophique, notamment à Aden où les hôpitaux sont souvent inaccessibles du fait des combats de rue. Le taux de chômage dans la jeunesse est extrêmement élevé, ce qui suscite des vocations dans les nombreuses milices constituées dans le pays avec un nombre croissant d’enfants soldats. L’Arabie Saoudite a promis un plan Marshall pour le Yémen et a annoncé la fin de l’opération « Tempête décisive » le 21 avril 2015, remplacée par l’opération « Restaurer l’espoir », ce qui n’a pas véritablement réduit le volume des frappes aériennes de la coalition. Profitant du chaos généralisé, Al-Qaïda s’est emparé de la ville de Mukalla, tandis que les combats continuent d’être très violents aussi bien au Sud qu’au Nord, particulièrement dans la ville de Taez. Les espoirs d’un règlement politique ne sont pas totalement dissipés mais le retour à la table des négociations ne pourra se faire qu’après un rééquilibrage militaire au profit des forces fidèles à Hadi, ce qui ne laisse pas supposer une fin des combats à court terme.
Franck Mermier
Ce texte est issu d’une rencontre à la revue Esprit le 8 avril 2015. Propos recueillis par Maria Sole Creuso et Marc-Olivier Padis