
Afghanistan : vingt ans après
En Afghanistan comme dans d’autres pays en crise, la logique humanitaire est entrée en contradiction avec des stratégies plus politiques d’appui aux institutions en place. En 2001, les bailleurs de fond et ONG ont pensé qu’il valait mieux atteindre vite des résultats que soutenir la lente reconstruction d’un État de droit en Afghanistan. Vingt ans plus tard, les talibans sont de retour au pouvoir.
En novembre 2001, nous étions à Islamabad à attendre le premier vol des Nations unies vers Kaboul. Le 30 novembre, nous atterrissions à Bagram, sur une piste totalement vide, qui allait devenir durant vingt ans le centre des opérations aériennes des Américains – et une prison secrète. Dans l’aéroport régnait un joyeux désordre après le départ des talibans et l’arrivée des forces de Massoud. En quelques jours, nous avions repris contact avec des cadres de l’Alliance du Nord, parmi lesquels Abdullah Abdullah, proche d’Ahmad Shah Massoud, médecin et déjà politicien influent en charge des Affaires étrangères d’un futur gouvernement en quête de reconnaissance. Nous l’avions rencontré au ministère des Affaires étrangères, dans son bureau de ministre, une pièce presque vide et sans le moindre ornement. Dans une ville où le vent remue sans cesse la poussière de terre sèche, l’ami et compagnon de guerre de Massoud était d’une grande élégance, chemise blanche « col Mao » et costume impeccable.
Durant le vol et la descente brusque vers l’aéroport dans l’étroit cône de sécurité de la défense anti-aérienne, puis sur la route vers Kaboul à franchir les rivières à gué le long des ponts détruits, nous étions enthousiastes : la guerre était finie ; le pays allait retrouver ses couleurs. Nous pensions à Sharbat Gula, la jeune fille de la une du National Geographic, portrait devenu iconique avec ses yeux bleu diamant. Nous pensions aux femmes afghanes, qui portaient sur leurs épaules toutes les injustices du monde, et aux humanitaires, parmi eux de nombreux amis venus dans la vallée du Panshir pendant la guerre contre les Soviétiques. Nous aurons une pensée triste à la mort de Christophe de Ponfilly, journaliste engagé, venu jusqu’ici de nombreuses fois à la rencontre de son héros, Massoud l’Afghan1.
Dans cet aller vers Kaboul, l’Afghanistan, c’était aussi Joseph Kessel, les cavaliers, cette poussière qu’Abdullah semblait dompter et les bouddhas de Bamiyan, détruits quelques mois avant notre arrivée. Leur destruction avait été l’ultime démonstration de force des talibans à la face du monde. Arriver à Kaboul en 2001 était pour nous un mélange d’urgence politique, de nécessité humanitaire, de souvenirs bien réels et d’autres issus de notre imaginaire dans l’immensité des plaines et des montagnes afghanes.
Nous prenions la route vers le fond de la vallée du Panshir, fief de Massoud, jusqu’au mausolée qui abrite sa tombe, en haut d’une colline qui surplombe la plaine étroite vers les hautes montagnes de l’Hindou Kouch. Vingt ans plus tard, en août 2021, les talibans de retour au pouvoir annoncent s’être emparés de la vallée. Le symbole de résistance à la grande armée soviétique n’a pas tenu et c’est en ces mots que le porte-parole taliban annonce la victoire : « La province du Panshir, dernier bastion de l’ennemi mercenaire, est entièrement conquise. »
Nos illusions perdues
Nos illusions se sont perdues dans cette poussière des rues et des marchés de Kaboul. La célébration des cent ans d’amitié franco-afghane en 2022 nous projette dans ces quelques jours passés à Islamabad et il est impossible de ne pas se retourner pour se demander ce qu’ont pu être nos responsabilités individuelles et collectives dans ce tragique échec afghan. Comment avoir échoué dans l’accompagnement d’un peuple dont les souvenirs de liberté et de plaisir des années 1970 étaient encore vivaces en 2001 ? Au cours des deux décennies précédentes (1980-2000), dix années de guerre contre les Soviétiques et cinq autres sous l’emprise d’un islamisme totalitaire n’avaient pas réussi à éteindre cette envie de liberté et, contrairement à une idée souvent répondue, bien au-delà des seules élites kaboulies.
En novembre 2001, l’espoir reprenait et quelques jours après notre arrivée, les vieux chars russes de l’armée de Massoud défilaient dans les rues de Kaboul ovationnés par la foule. L’espoir était sincère. Sur la route du Panshir, nous nous étions arrêtés dans le village d’Istalif. Il ne restait rien des vergers qui avaient fait le charme du village à flanc de colline avant la guerre. Rien non plus des ateliers de poteries que les talibans ont méthodiquement détruits au lance-flamme. Sentiment étrange d’un village en ruine, sorte de poupées russes de la destruction : des vases et des coupoles brisées dans les restes de maisons détruites d’un village rasé. Seul tenait le moral des combattants qui nous escortaient. La guerre était encore proche et nous étions sur les dernières positions reprises aux talibans pour entrer dans Kaboul. Des restes de nourriture ici et là, quelques munitions abandonnées. Rien d’important finalement, sauf la quête des soldats d’une poterie de terre jaune-rouge intacte à emporter.
Vingt ans après, la célébration de ce centenaire est à la fois le souvenir de ces rencontres, un hommage à des décennies de nombreux projets entre nos pays et un rappel terrible de cet espoir anéanti dans le village d’Istalif. Nous ne voulions rien de tout cela. Qu’avons-nous donc fait où que n’avons-nous pas fait ? Quand et pourquoi avons-nous échoué ?
De nombreuses causes échappent à ce récit et dépassent le seul regard de deux passionnés de la santé. Mais il en est une qui fut à la fois notre combat et notre échec. Pendant vingt ans, quelques-uns parmi nous ont lutté pour que nos énergies, nos moyens humains, financiers et nos priorités politiques aillent vers le renforcement des moyens de l’État afghan, quelle qu’en soit la difficulté. La santé et l’éducation étaient nos priorités ; d’autres travaillaient avec des collègues afghans sur les enjeux de sécurité ou de justice.
Dans le domaine de la santé, nous avions l’expérience d’autres pays en crise où s’étaient déjà affrontées des logiques humanitaires importées d’ailleurs avec des stratégies plus politiques d’appui aux gouvernements en place. Nous savions que l’avenir à Kaboul serait afghan ou ne serait pas. Surtout, puisqu’il serait afghan, il serait porté par les tenants de la liberté ou par le retour d’un obscurantisme religieux. Tel était le destin du peuple afghan.
Logique humanitaire
Mais la logique humanitaire de l’immédiat s’est vite installée. Quelques mois après notre arrivée à Kaboul, des hôpitaux ou des centres de santé apparaissaient ici et là sous les drapeaux d’organisations non gouvernementales (ONG) qu’aucun Afghan n’avait jamais connues et dont aucun ne se souviendrait. À Paris et ailleurs, la mécanique médiatique déroulait une logique implacable : des images de détresse, un appel à la mobilisation, l’émotion de quelques vedettes, des médecins volontaires et des ONG soucieuses d’apporter leur pierre au grand édifice de l’humanitaire. Avec le plus souvent sincérité et bonne volonté, l’argent affluait et les projets humanitaires se développaient.
Parallèlement, à plus grande ampleur mais dans la même logique, la Banque mondiale et ses partenaires privatisaient par pans entiers les politiques publiques. Ces organismes lançaient des appels à projets et finançaient des ONG, le plus souvent européennes ou américaines, pour se substituer à l’administration afghane. Les objectifs assignés étaient de réduire la mortalité maternelle et infantile, distribuer des médicaments de première nécessité ou créer un réseau d’ambulances pour circuler depuis les villages éloignés vers les villes. L’idée était que mieux valait atteindre vite des résultats que de soutenir la lente reconstruction d’un État de droit, juste et efficace. Les plus sincères ou les plus naïfs pensaient réellement que les Afghans respecteraient la légitimité de leur État au vu de ses résultats techniques rapides.
Ainsi, ceux que l’on nomme les grands bailleurs internationaux, qui distribuent l’argent, ou les ONG, après avoir mobilisé leur opinion publique pour l’Afghanistan, pensaient qu’apporter des soins de première nécessité à des enfants, réduire la mortalité des femmes à l’accouchement ou construire un hôpital moderne dans Kaboul étaient les plus hautes priorités. Comment le contester ? Comment expliquer qu’il était plus important encore de soutenir le ministère de la Santé, reconstruire les hôpitaux auxquels les Afghans étaient attachés, comme celui d’Ali Abad, et donner à ceux encore debout les moyens de fonctionner ? À Kaboul et dans les grandes villes, il a suffi de quelques semaines en 2001 pour voir partir les meilleurs médecins vers des structures bâties de toutes pièces par les ONG. Des hôpitaux de Kaboul sont restés en ruines à côté de bâtiments d’ONG neufs et Malalai, la plus grande maternité d’Afghanistan, a vu partir ses gynécologues ou anesthésistes les plus confirmés.
Difficile d’expliquer calmement que mieux que faire baisser la mortalité infantile « tout de suite » ou opérer quelques enfants dans l’urgence, il fallait former les médecins et cadres afghans et soutenir leur administration de la santé, prendre le temps d’aller à leur rythme mais sous leur responsabilité, que d’aller plus vite en leur retirant le bénéfice politique des avancées. Notre approche était frustrante et nous avancions lentement face à une autre forme de résistance afghane que celle qui avait eu notre sympathie autour de Massoud : la résistance de l’administration et son manque de moyens et de compétences, les hésitations des responsables afghans, leurs absences l’après-midi pour partir s’occuper de leurs proches ou compléter leur maigre salaire de fonctionnaire. Tout était lent, mais nous avancions : la banque de sang sortait progressivement des difficultés de la guerre, la faculté de pharmacie reprenait une vie normale et formait de nouveaux cadres à la sécurité du médicament, les hôpitaux afghans remontaient lentement la pente après le désastre laissé par les talibans.
Après cette rencontre avec Abdullah Abdullah, nous n’avons cessé de plaider pour que l’aide internationale aille aux institutions afghanes : hôpitaux, universités, ministères, et autres institutions officielles. Quoi qu’il en coûte, y compris la lenteur, les hésitations politiques et même la corruption. Notre modeste responsabilité dans ce grand drame afghan aura été d’échouer à convaincre que mieux vaut reconstruire lentement un État de droit et avoir cette patience du temps long que de mener des projets immédiats qui donnent satisfaction à ceux qui les portent et font vibrer les cœurs à distance, mais qui ne laissent pas plus de traces sur la terre afghane qu’un cerf-volant dans le ciel de Kaboul.
La France n’aura assurément pas été la plus irresponsable. Au contraire, la politique française en Afghanistan dans la plupart des grands domaines de responsabilité de l’État, aura été très fortement orientée vers ces enjeux de reconstruction d’un État national. Mais la logique des grandes organisations internationales, de certaines ONG et leurs milliards de financement ont eu raison de ces convictions. Ce centenaire de la coopération entre la France et l’Afghanistan est important pour évoquer le passé. Il est indispensable pour éviter que la même sincérité et les mêmes bonnes volontés ne contribuent au même échec.
- 1. Christophe de Ponfilly, Massoud l’Afghan, préface d’Oliver Roy, postface de Gérard Chaliand, Paris, Éditions du Félin, 1998 (rééd. « Folio », 2002).