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Une barricade à la ZAD Notre-Dame-des-Landes. Photo : Bstroot56, novembre 2012. Wikimédia.
Une barricade à la ZAD Notre-Dame-des-Landes. Photo : Bstroot56, novembre 2012. Wikimédia.
Flux d'actualités

Ils prennent la ZAD pour une réalité urbaine

juin 2021

Héritières des luttes menés sur le plateau du Larzac au cours des années 1970, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, tout comme celle mise en place sur le Triangle de Gonesse, se fondent sur une aspiration à vivre et à habiter autrement. Elles tentent, ce faisant, d'instaurer un autre rapport à l'habitat, à l'espace, ainsi qu'à la participation politique.

« La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », proclamait le géographe Yves Lacoste dans un livre au titre éponyme, paru en 1976 chez Maspero. L’ouvrage fit alors grand bruit. Lacoste y soulignait qu’il existe une autre géographie que celle enseignée austèrement dans les écoles, plus ancienne et toujours actuelle, ce qu’il appelle la « géographie des états-majors », c’est-à-dire cet ensemble de connaissances rapportées à l’espace et qui constitue un savoir stratégique utilisé par les dirigeants. Yves Lacoste – dont il faut rappeler utilement qu’il fondait, durant la même année, la revue Hérodote – y affirmait en outre que les questions soulevées par la géographie concernent en réalité tous les citoyens, c’est-à-dire ces questions multiformes qui sont à la croisée de nombreuses disciplines. Pourquoi mentionner une référence qui tient des stratégies et des guerres de position, dans un article qui aborde les questions urbaines ? Pour une raison simple, et qui tient de la force de l’évidence : l’urbanisme, comme la géographie, a toujours servi à faire la guerre. Contre les pauvres et la classe ouvrière afin d’embourgeoiser le cœur des villes, depuis les politiques urbaines conduites par le baron Hausmann à l’entame de 1850 pour vider le centre de Paris au profit des catégories bourgeoises1 jusqu’aux dispositifs de rénovation urbaine des quartiers d’habitat social, initiés en 2003 par le ministre de la Ville d’alors, Jean-Louis Borloo, au prétexte d’y introduire « de la mixité sociale » ; contre les activités agricoles, puis industrielles et artisanales dans le but d’implanter à leur place, dans les métropoles, ces activités en résonnance avec le processus de tertiarisation et de marchandisation de l’économie ; contre la nature et son écosystème, pour répondre aux prétendus besoins, toujours plus impérieux, du citoyen-consommateur moderne puis post-moderne car, pour paraphraser la formule d’un autre géographe, Carl Sauer, le capitalisme ne confond pas « rendement et butin » en matière de profit, l’économie de marché goûtant peu, en effet, aux activités dont les rendements sont aléatoires (agriculture, industrie et artisanat) et dont elle considère qu’elles ne doivent pas menacer sa logique de butin.

Le Larzac, ou le faux-nez des luttes sociales

Pour contrer ces processus d’homogénéisation sociale maquillés en projet de société par le lobby spéculo-marchand, cette alliance d’intérêts qui réunit promoteurs immobiliers, investisseurs financiers et banques, les dynamiques de contestation se sont longtemps engagées dans une opposition frontale. Soit d’un côté les développeurs d’un projet urbain, qui se prévalent du soutien politique des élus à la tête des communes ou des intercommunalités dans lesquelles ils prétendent œuvrer ; et soit, de l’autre, les habitants ou les collectifs citoyens qui contestent l’utilité sociale d’un tel projet, et exigent son abandon. Ces mouvements populaires s’invitaient alors dans l’espace public au cours d’actions très localisées. Les luttes urbaines se cristallisaient en effet autour de la résistance à un objet spécifique : la construction d’immeubles de bureaux en lieu et place d’un espace vert ; la bétonisation d’un parc pour l’aménagement d’un parking en sous-sol ; la hausse des coûts des loyers ou du prix des billets des transports publics, etc. Ce qui guidait les activités militantes, c’était la volonté d’infléchir les décisions politiques, et la défense d’un cadre de vie qu’ils estimaient menacé par une urbanisation généralisée de l’espace public. Tout l’enjeu de ces actions collectives politisées, globalement animées par des organisations proches de la gauche2, tenait dans les revendications qualitatives d’un autre mode de vie. L’image de la lutte sur le plateau du Larzac s’impose comme l’exemple paradigmatique de ces logiques d’action spécifiques. Pour mémoire, ses initiateurs s’étaient opposés, au début des années 1970, à l’extension d’un camp militaire sur le plateau du Larzac ; la mobilisation a duré une dizaine d’années, jusqu’à l’abandon du projet par l’État après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en mai 1981. Ces engagés manifestaient exclusivement un refus – la militarisation d’une emprise agricole – et poursuivaient un objectif – la pérennité du caractère agricole du plateau. Si le mouvement réussit alors à faire converger une multitude de causes, fédérées autour de préoccupations d’ordres politique, écologique, identitaire et régionaliste, la recherche par les non paysans d’un lien idéologique durable entre tous ces mots d’ordre ne résista pas à l’arrêt du projet d’extension du camp militaire. Les convergences stratégiques cachaient, au bout du compte, des positions divergentes quant à la requalification de cette mobilisation. Régie depuis par la Société Civile des Terres du Larzac, cette zone n’apparaît plus désormais comme le relais des luttes sociales. L’épisode du sommet altermondialiste qui s’y est tenu en 2003 ne doit, du reste, pas leurrer. Il s’agissait davantage d’une démarche opportuniste du côté des hôtes larzaciens que d’une tentative vertueuse de porter des transformations sociales radicales. Rétrospectivement, cette issue était déjà écrite. Missionné par Pierre Mauroy, alors Premier ministre, pour travailler à la transition vers « un nouveau Larzac », François Pingaud, polytechnicien mais aussi ancien membre actif du comité Larzac de Paris, y demeura plusieurs mois avant de rendre sa note de travail, dans laquelle il décrivait, en creux, une évolution congénitalement inévitable à ses yeux. « Le Larzac est devenu le théâtre d’une nouvelle épreuve de confrontation avec l’habitude, la conformité, la norme et sa reproduction. Tout ce qui est nouveau est laminé par ces différents rouleaux-compresseurs de la “bonne évidence” et de “l’inertie”. Parmi les idées actuelles, on en trouve fort peu qui soient réellement nouvelles, ou qui impliquent une forte modification du statut économique et social. […] La principale raison de ce manque d’innovation sur le fond est une incapacité à imaginer […] ou à oser imaginer […]. Les paysans et les habitants du Larzac sont redevenus sages et peu brillants. Comme si l’imagination combative dans la lutte ne pouvait trouver son prolongement dans la paix. […] L’utopie pourra-t-elle retrouver ses droits ? Hommes, système, idées, tout est en œuvre pour parvenir à la “normalisation” du Larzac. […] Dans les ondes tranquilles de la victoire socialiste, “les fous du Larzac” se seraient-ils noyés3 ? »

ZADe-toi !

C’est vraisemblablement sur les ruines de ce désenchantement militant, né des désillusions post-soixante-huitardes, que s’est greffé l’échec de la gauche de gouvernement à rompre économiquement avec le capitalisme et à proposer un modèle de société égalitaire, et que s’expérimentent, depuis une dizaine d’années, des contre-modèles citoyens à la mondialisation néolibérale. Oscillant entre révolte et indignation, il est clair que la phase altermondialiste qui s’est opérée entre 1996 et 2005 – nous nous concentrons volontairement ici sur ses manifestations sur le territoire français – n’a pas au bout du compte réussi à jeter les bases concrètes d’une dynamique sociale qui articulerait les classes populaires et les promoteurs de cette nouvelle arène sociale. Le succès en librairie du petit opuscule de Stéphane Hessel, Indignez-vous !4, était révélateur d’une certaine unanimité dans l’indignation scandalisée, mais la mise en œuvre des discours révolutionnaires restait confinée à un état d’intentions.

Depuis l’émergence de la ZAD à Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique, et sa pérennisation en dépit de l’abandon, par l’État, de son projet d’aéroport en 2019, il nous semble affleurer dans ce vaste territoire un mode de vie collective qui se structure et agit différemment des tentatives d’expérimentation déjà observées. De ce point de vue, on peut se demander s’il n’est pas en train de se jouer là-bas une forme de revanche politique des causes perdues d’hier. Le rappel de tous les désenchantements militants produits entre les années 1970 et 2000 s’apparenterait à une mise en abîme de trajectoires collectives désillusionnées, face à la puissance vorace du nouvel esprit du capitalisme urbain. Il ressort de nos entretiens et des documents qui y sont produits que ce qui est en train de se jouer dans ces lieux puise ses inspirations dans la mémoire des luttes collectives qui ont porté la cause militante contre le nouvel aéroport, mais aussi dans cette croyance, jamais freinée par l’isolement géographique – on mesure là combien les réseaux sociaux sont devenus un outil essentiel pour la permanence de la mise en récit d’un projet de vie collective –, dans la puissance de son idéal d’une destinée commune, autre que celle dictée par les principes de l’économie de marché.

Un bien commun

À écouter les personnes que nous avons rencontrées, le projet développé ici ne s’apparente ni à une utopie sociale ou urbaine en résonance avec les expérimentations humanistes d’hier (de L’Utopie de Thomas More à la Coopérative européenne de Longo Maï, en passant, entre autre, par le Familistère de Guise dans l’Aisne), ni à un gigantesque squat. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes se fonderait sur une aspiration à vivre et habiter autrement, à rebours de la ville du séparatisme social5. Cent quatre-vingts personnes y résideraient actuellement. « Il y a moins de mouvements qu’avant l’abandon de l’aéroport », confie une de mes interlocutrices. « Quand une personne arrive maintenant, elle met les pieds dans un collectif. » « Venir ici, ça veut dire participer à une expérience commune », déclare une autre. « Certes, la ZAD n’appartient à personne mais il faut prendre conscience qu’il y a une sorte de droit coutumier et une organisation des usages. » Produit et fabriqué comme un bien commun – il faut rappeler ici que des milliers d’individus, venus de tout le pays et même de l’étranger, ont participé à un moment où à un autre à la mobilisation sociopolitique contre le projet d’aéroport –, ce lieu en construction n’échappe pas pour autant à la question de sa gouvernance. Autrement dit, sa vie démocratique découle-t-elle de sa genèse militante ou s’est-elle reconfigurée, selon ce principe qui veut que ceux qui sont « dans la place » sont les uniques dépositaires de cette mobilisation collective ? Les paysans qui administrent le plateau du Larzac comme une rente de situation ont spectaculairement mis au jour cette confiscation de l’héritage de la lutte au profit d’un groupe d’individus qui défendaient des positions minoritaires, mais dont l’influence exercée sur le pouvoir socialiste a légitimé les revendications. La question ne démonte pas mes interviewées : « On est mal à l’aise avec le mot “démocratique” car il est galvaudé », dit une autre. « Je crois que ces questions de droit et d’organisation collective se construisent en permanence. Ça ne veut pas dire que ça ne se fait pas dans la friction. » Dans le bouillonnement d’un microcosme qui essaye de se construire hors du champ de valeurs du monde social qui l’entoure, cette faculté à aborder les tensions intérieures – qui témoigneraient d’un conflit entre la liberté d’agir à sa guise dans la communauté zadiste et l’obligation de limiter la raison individuelle en y instaurant des normes communes – manifeste une difficulté à s’émanciper du rapport de force résultant de toute expérimentation communautaire. « On essaie de réinventer une gouvernance autonome et populaire car on n’a pas envie de laisser ces dix années de squat à l’abandon. Ce lieu est précieux même si on ne sait pas ce que ça va devenir », explique la première interviewée. Pour autant, dans ce rapport classiquement formulé par la sociologie entre « communauté humaine » et « microsociété d’individus », que peuvent avoir en commun ces habitants de la ZAD ? Peut-être est-ce là la question la plus opérante soulevée par la production de ce lieu pas vraiment à eux, qui ne cesse de se référer, dans son cadre idéologique, à un collectif qui repense la ville par le bas en postulant que la ville néolibérale, avec son modèle séparatiste, est disqualifiée et que ce qui rassemble les individus, ce sont des codes culturels et des valeurs sociales hors marché. Le lancement en janvier dernier des « Soulèvements de la terre », découpés en deux saisons, et dans lesquels on recense une multitude d’acteurs sociaux partageant un point de vue analogue sur la ville néolibérale, occupe peut-être cette fonction politique. « La ZAD a toujours été reliée à la constellation des luttes politiques. Elle a toujours voulu resserrer les liens entre cette constellation. Après, on rencontre plein de limites, cette constellation est désorganisée et il faudrait sûrement être plus réactif, lui donner plus de visibilité, dépasser nos limites, quoi ! », déclare une autre interviewée. Ce désir d’agréger concrètement les luttes socio-urbaines, maintes fois poursuivi par les mouvements altermondialistes et par les partis de gauche, mais jamais abouti, faute d’une articulation politique qui parlerait dans les faits à toutes les catégories socio-populaires, témoigne d’une posture qui met à mal l’accusation fréquemment faite aux ZAD de constituer des minorités réductibles à de simples intérêts dogmatiques. En plaidant pour une « ville sociale » – « Nous sommes des jeunes révolté(e)s qui ont grandi avec la catastrophe écologique en fond d’écran et la précarité comme seul horizon. […] Nous ne nous résoudrons pas à contempler la fin du monde, impuissant(e)s, isolé(e)s et enfermé(e)s chez nous. Nous avons besoin d’air, d’eau, de terre et d’espaces libérés pour explorer de nouvelles relations entre humains comme avec le reste du vivant », proclament les auteurs de cet appel – ces zadistes témoignent d’une capacité, qui reflète une compréhension lucide d’eux-mêmes, à s’émanciper de leur îlot de certitudes, comme s’ils avaient pris conscience que la ZAD, aux abords de laquelle la police et ses multiples contrôles sévissent toujours, devait faire corps avec toutes les luttes sociales. « On sent que les élus locaux veulent instrumentaliser la ZAD », dit l’une de mes interlocutrices. « Ils nous voient comme des gens utiles, des médiateurs qui calmeraient les esprits puisqu’on a obtenu la fin du projet d’aéroport. Mais de ça, on ne veut pas. »

 

Localisation et satut des principales ZAD en France, 2019
Décembre 2019.

 

La ZAD, un recours pour se faire entendre

Faut-il chercher des logiques similaires – celles d’une constellation d’acteurs venus de milieux sociaux différents mais désireux d’agir collectivement – dans ce mouvement barricadeur, mené durant dix-sept jours de février 2021, par des militants défendant un autre projet pour le Triangle de Gonesse (Val-d’Oise) que celui d’une gare pour la future ligne 17 du Grand Paris Express, autour de laquelle s’agglomérera une zone d’aménagement concerté avec son lot habituel d’équipements publics, de logements privés et d’immeubles de bureaux – un projet voulu coûte que coûte par l’alliance prévisible de la Société du Grand Paris (SGP), de la région Ile-de-France, des élus du département et de leurs collègues de la Seine-Saint-Denis6 ? À écouter le témoignage de plusieurs membres du Collectif Pour le Triangle de Gonesse, le sens de la ZAD qui y a été organisée s’interprète dans cette stratégie unioniste. « Au début du mois de janvier, des agriculteurs nous ont informés que les travaux de construction de la gare allaient commencer. Sachant qu’ils avaient commencé leur moisson pour l’été prochain, on avait naïvement pensé que les travaux étaient remis à plus tard. On a analysé ça comme une volonté de la Société du Grand Paris de passer en force », confie Bernard Loup, président du CPTG. « Il y a eu une réunion du groupe Urgence. Quand ils se réunissent, ils n’ont pas de téléphone pour éviter d’être écoutés par la police. Comme tous les quinze jours, une ZADimanche, un moment où on se retrouve pour faire vivre notre lutte, devait avoir lieu. On a donc décidé que ce jour-là serait particulier puisqu’on y déclencherait notre action », poursuit Anne Flipo. « Monter une ZAD, c’est évidemment un mouvement de désobéissance civile », reconnaît Bernard Loup, « mais dans le passage en force anti-démocratique de la SGP, ce recours à la ZAD fut une formidable mobilisation citoyenne. » « Des gens de Notre-Dame-des-Landes et des squats de Paris sont venus au début de son montage pour nous aider », dévoile Siamak Shoara. « Plus précisément, on était d’abord allés les voir car leur soutien humain et politique nous était précieux. » « Nous avions également été rejoints par des gens qui vont de ZAD en ZAD, tous venus avec des moyens modestes et montant des cabanes avec pas grand-chose. Cette construction fut d’autant plus difficile à réaliser qu’il a fait très froid durant ce mois de février et que la topographie du terrain, pas plus d’un hectare de surface, n’a pas aidé à monter cette ZAD », explique Anne Flipo.

La constitution d’une ZAD sur le Triangle de Gonesse est longtemps demeurée dans le domaine de l’irréel tant les militants du CPTG manquaient à mobiliser, à nos yeux, un profil potentiellement agissant, autrement dit un groupe qui s’engagerait sur la voie de l’insurrection sociale. Invité par le CPTG à donner une conférence publique en juin 2015, un an après être intervenu au Haut Fay, à Notre-Dame-des-Landes, j’avais observé que l’influence du contexte social qui se faisait sentir à Gonesse limitait la contestation à des formes conventionnelles : pétitions, marches, sensibilisation des populations et des élus locaux à la lutte, etc. Cette manière de se faire entendre tout en restant discipliné suggérait aussi que la proximité avec Paris, le lieu du pouvoir central, enterrait peut-être intérieurement toute exaltation pour une mobilisation indisciplinée. Que l’État consente à la constitution de ZAD implantées dans des lieux sans qualités au sens capitaliste du terme – c’est-à-dire à distance de ces pôles de compétitivité qui financent le PIB du pays, et singulièrement quand ils voisinent la capitale – est une hypothèse plausible, seulement cette construction est politiquement inenvisageable quand elle se rebelle dans la zone économiquement stratégique qu’est le Grand Paris. Aussi, comment analyser ce passage à l’acte séditieux d’une contestation reposant jusque-là sur une logique légaliste ? Il nous semble démontré que les normes du compromis qui établissaient le cadre référent du premier âge de la mobilisation, s’efforçant d’éviter le conflit, cherchant la médiation des élus locaux, désireuses donc d’agir en conformité avec le pragmatisme de l’univers social francilien, ont neutralisé durant un temps les possibilités d’indocilité et de désobéissance civile qui œuvraient ailleurs (Notre-Dame-des-Landes, Roybon, etc.). Dans les plis des tensions d’une société française où l’engagement s’est déporté du politique vers le social, dans laquelle la conviction que l’État de droit n’est plus qu’au service d’une élite et, qu’en matière de production urbaine, l’épreuve de force privilégiera toujours le lobbying marchand, cette fixité rationnelle ne tient plus. Et à l’envie d’agir s’est substituée cette urgence vitale qu’est la raison d’agir. « Avant notre expulsion par les forces de l’ordre, le maire de Gonesse et le commissaire de police ont menacé le gérant de la station-service parce qu’il nous donnait de l’eau. Les gens du voyage qui vivaient pas très loin de là ont subi le même traitement parce qu’eux aussi nous fournissaient en eau. La ville les avait menacés de leur couper cette eau et l’électricité. Le lendemain de notre expulsion, la station-service était fermée et les gens du voyage étaient vidés des lieux », livre Siamak Shoara.

Dans l’épaisseur de ces théâtres de conflits que sont devenues les villes, la figure du zadiste est perçue comme l’unique moyen de se faire entendre par les institutions. L’âge d’un possible durable et résistant à la puissance de la ville néo-libérale ou « ville-monde » – ce titre solennel que revendiquent les promoteurs du Grand Paris – prendrait-il sens et vie dans l’imaginaire d’une ZAD ? Intellectuellement séduisante, cette perspective demeure pour l’heure hypothétique. La sacralisation de cette organisation communautaire est en effet encore fragile tant cette forme d’engagement total ne résiste pas encore à l’emprise des modèles consuméristes qui régissent notre univers social. C’est peut-être cette disposition ultime que pointe Siamak Shoara quand il croise les différentes raisons d’agir : « On ne pourra jamais être du même côté de la barrière. J’ai l’impression qu’ils ont trouvé leur équilibre dans la ZAD. Ils ont été broyés par le système, beaucoup ont été écrasés par des situations familiales catastrophiques ou sont passés par des épisodes très difficiles dans leur vie. J’ai l’impression que la ZAD remet du sens à ces vies.

  • 1. Voir Alain Faure, « Spéculation et société : les grands travaux à Paris au xixe siècle », in Histoire, économie & société, 2004/3, p. 433-448.
  • 2. La Confédération nationale du logement apparentée au PCF, la Confédération générale du logement au PSU, etc.
  • 3. Cette note manuscrite de François Pingaud, Au Larzac, le « changement » à l’épreuve de l’inertie, datée de 1983, m’a été transmise par Gilles Gesson, à qui la veuve de François Pingaud a confié une partie de ses archives.
  • 4. Stéphane Hessel, Indignez-vous, Paris, Indigène Éditions, 2010.
  • 5. Hacène Belmessous, Le Grand Paris du séparatisme social : il faut refonder le droit à la ville pour tous, Paris, Post-Éditions, 2015.
  • 6. Bien que l’État ait mis fin en novembre 2019 au projet Europacity porté par Ceetrus – une filiale immobilière de la société Auchan – et le conglomérat chinois Wanda, un projet compilant un parc de loisirs, des équipements culturels, des hôtels et des commerces, le projet de ligne de métro, et donc d’artificialisation d’une plaine agricole dans cette aire située entre les aéroports de Roissy et du Bourget, demeure.