
Liban : le temps des remises en cause
Spécialiste de relations internationales et membre du comité de rédaction d’Esprit, Joseph Bahout dirige depuis septembre 2020 le Issam Phares Center for International Relations de l’Université américaine de Beyrouth. Dans cet entretien qu'il nous a accordé le 2 mars 2021, il livre son analyse des crises emboîtées qui menacent aujourd’hui l’existence même du Liban en tant qu’État souverain.
Vous êtes retourné vivre au Liban au printemps 2020, quelques semaines seulement avant l’explosion qui a détruit le port et une partie de la ville de Beyrouth. Quel bilan faites-vous de la situation actuelle au Liban, alors que l’urgence sanitaire vient s’ajouter aux difficultés économiques, sociales et politiques du pays ?
Depuis le mois d’octobre 2019, quand les citoyens sont soudainement descendus dans la rue pour réclamer un changement de pouvoir et de régime, le Liban vit une gigantesque recomposition, qui s’apparente presque à une reconfiguration génétique : ces manifestations furent un coup de semonce, suivi par une série d’effondrements qui touchent aujourd’hui aux fondements mêmes du corps social. La prise de la rue par la population était d’abord le fruit d’un ras-le-bol généralisé, portant sur des questions économiques, sociales, de gouvernance, ainsi que sur la mauvaise gestion politique du pays. Mais ces mouvements contestataires ont produit un accroissement des tensions, accélérant et amplifiant une série de crises.
La crise économique et financière, d’abord, se dessine depuis très longtemps. On peut en situer le commencement entre 2010 et 2011, au moment où prennent forme les révolutions arabes, ou plus tôt, à la fin des années 1990. On peut en effet la faire remonter, plus structurellement, aux choix politiques et économiques du pouvoir libanais depuis la fin de la guerre et la période de reconstruction qui l’a suivie. Cela renvoie aux questions de l’amnistie et de l’amnésie, souvent discutées à Esprit, au sujet du Liban mais aussi d’autres sociétés ayant eu à se relever de guerres ou de divisions profondes. Comment expliquer que les mêmes personnes qui ont ruiné le pays pendant la guerre en aient repris les rênes une fois le conflit terminé, et constitué l’essentiel de sa classe dirigeante ? La crise s’explique aussi par cet amoncellement de prédation politique et de clientélisme, qui a parasité la vie économique et financière.
Depuis 2018-2019, le pays croule sous un énorme déficit budgétaire, engendré par la corruption et les mauvais choix de toutes sortes ; il accuse un déficit de sa balance des paiements, ainsi qu’une dette publique qui avoisine les 110 milliards de dollars – ce qui, pour un pays de quatre millions d’habitants, équivaut à dix ou quinze fois la dette mexicaine de l’époque. Le Liban est aujourd’hui exsangue, économiquement et financièrement. La masse des petits déposants a vu ses capitaux pratiquement évaporés ; les Libanais n’ont désormais plus accès à leur épargne et vivent avec quelques centaines de dollars par mois. La monnaie nationale a perdu pratiquement dix fois sa valeur en six ou sept mois. On assiste à une explosion du chômage et du sous-emploi, qui explique l’émigration et la fuite des cerveaux. Les événements de 2019 ont mis en lumière tous ces dysfonctionnements, mais ils les ont aussi précipités. C’est, par exemple, l’occupation du centre-ville par les foules qui a été prise pour prétexte à la fermeture des banques, ce qui a accéléré l’effondrement économique du pays.
La crise est également politique. Depuis 1992, l’histoire politique du Liban est émaillée d’occupations, de tutelles, d’assassinats, et de failles en tout genre dans le contrat social. À partir de 2019, le pays n’est plus du tout géré. Le gouvernement démissionne, et un gouvernement supposé provisoire prend sa suite, mais perd totalement le contrôle à partir de l’explosion du 4 août, qui a pratiquement détruit une partie de la ville. Le président de la République, qui tient plus du fantôme que du chef politique, reste reclus dans son palais, préoccupé uniquement d’assurer sa succession. Son seul soutien d’envergure est le Hezbollah. La classe politique, quant à elle, se montre incapable d’appréhender l’ampleur de la crise. Il y a comme un formidable déni conceptuel parmi nos dirigeants, qui ne voient dans les événements contemporains qu’un trouble conjoncturel, sans comprendre qu’il s’agit d’une crise systémique, qui bouleverse jusqu’aux fondements de l’État. De là une incapacité patente à répondre à la demande populaire la plus basique, qu’elle soit d’ordre sanitaire, économique, ou politique. Aujourd’hui, le Liban est encore dans cette impasse. C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron a tenté de prendre l’initiative afin de trouver une solution, même momentanée, pour que le pays soit gouverné.
La crise sanitaire touche le monde entier. Le Liban a d’abord enregistré une première vague, plus ou moins bien gérée pour un pays où rien ne fonctionne, sans doute grâce au fait que la population était déjà de facto confinée par les autres crises. Puis est arrivée une deuxième vague, plus inquiétante, qui a coïncidé avec les fêtes de fin d’année. Aujourd’hui, le pays se trouve dans une situation critique : la pression sur les institutions est très forte, les hôpitaux sont au bord du point de rupture. D’où un confinement forcé et sauvage. Les enseignants sont cloitrés chez eux depuis fin décembre, et les universités fermées ; il faut se munir d’une attestation (valable deux heures) pour sortir faire ses courses. Le vaccin commence à circuler, mais très lentement, et sa gestion ne manque pas d’ajouter de nouveaux scandales à la crise politique et morale déjà en place. Les députés de plus de soixante ans, par exemple, ont récemment décidé qu’ils pourraient être vaccinés en priorité. Ils ont fait livrer des vaccins directement au parlement, au mépris de toutes les règles sanitaires et de la décence la plus élémentaire.
C’est pourquoi je dirais, enfin, que le pays traverse une profonde crise morale. La terrible explosion du 4 août a joué à cet égard un rôle de révélateur. Comment est-il même possible que, depuis 2013, plus de deux tonnes et demie de nitrate d’ammonium (composé hautement explosif) aient pu entrer dans le port de Beyrouth, et y être stockées, sans que les autorités ne s’alarment ? Ce chargement a été signalé à maintes reprises à la hiérarchie et à la classe politique par de petits officiers, et leurs mises en garde sont restées sans réponse. Par ailleurs, au moment de l’accident, les autorités qui connaissaient la nature du stock entreposé sont restées sans réagir pendant une heure, puis ont appelé les pompiers, en sachant pertinemment qu’ils les envoyaient vers une mort certaine. Depuis l’explosion (il y a neuf mois), aucun politicien ne s’est rendu sur place pour constater les dégâts ! Il s’agit de la troisième explosion la plus violente en magnitude de l’histoire contemporaine ; un quart de la ville de Beyrouth est détruit. Or rien n’a été fait, aucune mesure n’a été engagée pour prendre en charge la population délogée, encore moins pour assurer la reconstruction qui, pour le moment, est gérée par les ONG et les aides internationales (notamment celle de la France, accordée très vite après l’explosion). Ces aides sont nécessaires et salutaires, bien sûr, mais elles ne traitent le problème qu’en surface, remédiant aux symptômes et non aux causes du mal. Cette crise morale remet au centre du débat la façon dont on traite le crime et l’injustice dans ce pays. Les responsables, en effet, ont à peine été inquiétés, et les enquêtes visant à établir leur culpabilité ont sans cesse été ajournées.
C’est donc ce sentiment d’impunité de la classe politique qui explique selon vous la montée d’un climat de violence sociale ? Quel rôle voyez-vous, dans ce contexte, pour la justice, et notamment la justice pénale internationale ? La France a soutenu notamment la création d’un Tribunal spécial pour le Liban, à la suite de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, et l’on songe aussi, dans l’actualité plus récente, à l’assassinat de Lokman Slim. La mobilisation est-elle possible sur ce terrain de la justice, ou faut-il apporter une autre réponse aux violences politiques ?
La justice libanaise se montre incapable de faire la lumière sur l’explosion du port. Aujourd’hui encore, l’enquête n’a pas avancé d’un millimètre. Seuls quelques officiers de rang moyen, qui avaient la charge du dépôt où étaient stockés les produits chimiques, ont été arrêtés, alors que la hiérarchie responsable est encore en fonction. Dans une autre affaire, l’acteur tiers, le Tribunal spécial pour le Liban, a lui aussi énormément déçu. Il n’a jamais pu remonter jusqu’aux véritables responsables de l’attentat, ne condamnant qu’un simple coordinateur. Ses enquêtes se sont achevées sur des conclusions risibles, pour ne pas dire pathétiques. Il y a de quoi se demander, pour les Libanais, à quoi sert la justice internationale, et à quoi sert la justice tout court. C’est en ce sens que je parle d’une crise morale.
Le même sentiment de découragement se dégage des suites données à l’assassinat de Lokman Slim. Avant sa mort, Slim avait trouvé des éléments reliant le nitrate du port de Beyrouth à des entrepreneurs syriens, qui auraient transporté une partie de ce nitrate en Syrie pour servir à des crimes de guerre. Malheureusement, je doute que la lumière soit faite un jour sur son assassinat. Ce sera un exemple supplémentaire de l’incurie de la justice et de la communauté internationales – quoi que cette dénomination désigne réellement aujourd’hui. Pour ma part, et comme beaucoup, j’ai été très enthousiaste quand Emmanuel Macron est arrivé à Beyrouth le 1er septembre dernier, désignant comme une priorité l’élucidation des événements du 4 août. Mais aujourd’hui l’enquête ne va nulle part.
Emmanuel Macron s’était engagé à apporter l’aide logistique de la France afin de faire toute la lumière sur l’explosion du port. Étrangement, l’équipe de la DGSE envoyée sur place n’a dévoilé aucun résultat à ce jour. Le Président a également promis que la France fournirait au Liban des photos aériennes du port, prises au moment de l’explosion ; mais il y a deux semaines, le gouvernement a fait savoir que le satellite français n’était pas en fonctionnement à ce moment-là ! Il y a véritablement de quoi se demander qui couvre qui, et pourquoi. D’où un désespoir total des Libanais, qui ont perdu foi dans leur système et commencent à penser que seule la violence les aidera à faire justice. Si on laisse s’immiscer ce genre de ressentiment, on s’achemine vers la guerre civile, laquelle est sans doute envisagée par les forces politiques en place, au premier rang desquelles le Hezbollah.
Lorsque vous évoquez ces différents parrainages, de puissances régionales ou anciennement coloniales, on en vient à se demander si le Liban ne souffre pas, au fond, d’un vice constitutif, qui remonte à sa fondation ?
On s’interroge beaucoup et partout, aujourd’hui, sur les ravages de la colonisation. On souligne, souvent avec raison, le caractère artificiel des frontières dessinées par les colonisateurs, en se demandant dans quelle mesure l’instabilité dont nous somme aujourd’hui les témoins n’a pas été créée presqu’institutionnellement par les États européens. La question ouvre sur des débats légitimes, que j’aimerais toutefois mettre en perspective : de nombreux pays ont été créés par les aléas de l’histoire ; tous, cependant, n’ont pas connu les heurs et malheurs du Liban. Le grand défi de l’élite politique libanaise, à l’époque de la fondation du pays il y a cent ans, aurait pu être d’apporter les réponses de gouvernance nécessaires à ce que la cohabitation se passe beaucoup mieux. C’est à ce sujet qu’il faut se poser des questions, et c’est à ceux qui ont créé le pays (les colonisateurs, français et britannique, mais aussi les démiurges locaux, qui avaient la charge de sa survie) d’y répondre : pourquoi un pays qui avait tout pour réussir est-il aujourd’hui dans une situation aussi catastrophique ? Il faut interroger la responsabilité des élites, qu’elles soient politiques, financières ou intellectuelles.
Pour ce qui concerne la France spécifiquement, l’initiative du président Macron souffre de deux défauts principaux. Au niveau opérationnel, la France n’est pas un acteur tout-puissant sur la scène internationale et moyen-orientale. Elle n’a pas réellement les moyens de sa politique, et ne peut imposer ses vues aux protagonistes du conflit. Au niveau politique, l’initiative du président Macron s’est contredite elle-même. Il a d’abord soutenu qu’il n’était pas possible de redresser le Liban avec la classe politique qui l’a mené au désastre. Sa condition pour aider le pays était la formation d’un gouvernement indépendant, à même d’engager des réformes structurelles. Pourtant, dans un second temps, il a reconnu la légitimité de l’ancienne classe politique (dans laquelle on compte Saad Hariri) pour mettre en œuvre lesdites réformes, arguant que la population devait accepte le verdict des urnes. Mais par définition, un gouvernement vraiment réformateur ne peut émerger que d’une base nouvelle et indépendante. Le soulèvement populaire n’a pas su, il est vrai, accoucher pour l’instant d’un projet politique. Il demeure que la France et la communauté internationale n’ont pas fait tout ce qu’il fallait faire pour soutenir le mouvement et lui donner une existence véritable. L’enjeu principal aujourd’hui est celui de l’émergence d’une nouvelle classe politique démocratique, moderne, et réformiste, sans laquelle l’avenir du Liban ne pourra pas advenir.
Comment décririez-vous aujourd’hui les principaux clivages politiques au Liban ? Le soulèvement populaire du 17 octobre 2020 est-il comparable aux mouvements du 14 et du 8 mars 2005, à la suite de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri ?
En règle générale, dans les pays qui ont vécu des crises profondes, on peut représenter schématiquement la situation comme une opposition entre une population et son pouvoir, ou entre un pays et son occupant. Au Liban, ce n’est pas aussi simple. Au fossé grandissant entre les gouvernés et les gouvernants s’ajoutent plusieurs strates de clivages enchevêtrés.
Il faut d’abord mentionner le communautarisme, aujourd’hui intimement lié à la question du Hezbollah, qui alimente une crise de confiance au sein même du pouvoir, tout comme au sein de l’opposition. Jusqu’en 2019, le clivage politique recoupait essentiellement l’antagonisme entre les mouvements du 14 et du 8 mars, qui virent s’affronter, après l’assassinat de Rafiq Hariri, un camp syro-iranien et un camp pro-occidental golfien. Ces derniers s’opposaient sur ce qu’il convenait de faire pour relever le pays : la crise est-elle due à une corruption de la classe dirigeante, ou suffirait-il de se débarrasser du Hezbollah et de ses armes pour que le Liban retrouve sa vitalité économique et sa santé politique ?
Le mouvement du 17 octobre avait d’abord pris une direction intéressante pour dépasser ce clivage : les contestataires se réunissaient autour du slogan « Vous vous valez tous », comme pour signifier aux membres de la classe politique qu’ils étaient tous responsables. En 2005, le mouvement du 8 mars avait contre lui d’être un mouvement armé – parfois criminel –, qui minait la souveraineté de l’État en s’alignant sur des régimes comme la Syrie ou l’Iran ; le mouvement du 14, quant à lui, était largement piloté par une mafia politique, corrompue et corruptrice. On avait donc le sentiment que tout le monde était de mèche. En 2020, les protestataires ont d’abord tâché de renverser ce pacte faustien, fait d’échanges de bons procédés et d’accords secrets entre ces deux camps pourtant opposés. Très vite, cependant, le pouvoir a su jouer des dissensions internes à la société, en demandant à la population de choisir un de leurs camps. Dès lors, l’opposition est redevenue communautaire : en gros, chrétiens et sunnites se sont prononcés en faveur du 14 mars, et chiites en faveur du 8. En résulte un constat dramatique : ce déficit au sein même de la contestation populaire, incapable de se structurer autour d’un discours programmatique commun, ou de dégager une quelconque forme de leadership, commence à convaincre nombre de Libanais que le pays ne mérite pas mieux que la classe politique qu’il a déjà, ce qui accroit le sentiment de lassitude extrême.
Il existe également un clivage entre gauche et droite qui, je pense, va aller en s’accentuant avec la crise économique et financière. Une partie de la contestation (schématiquement, la classe moyenne « bobo ») se concentre exclusivement sur la question de la gouvernance, et estime qu’il suffirait de remplacer les dirigeants pour que les choses s’arrangent ; ou encore que le Hezbollah disparaisse, comme par miracle, pour que tout rentre dans l’ordre. Le changement qu’elle réclame est d’ordre technocratique. Face à elle, une autre frange, de plus en plus radicale car durement touchée au portefeuille, estime que le changement doit être structurel, qu’il faut opérer de nouveaux choix économiques et politiques, peut-être même aller jusqu’à nationaliser les banques, etc. Ce clivage est de plus en plus paralysant pour le mouvement qui, aujourd’hui, oscille entre une frange « populiste » extrême, qui souffre de la crise, et une autre qui continue à réfléchir de manière technocratique – ou encore en attendant un miracle venu de l’extérieur –, en s’éloignant de plus en plus des réalités concrètes et tragiques pour la population.
Ces deux niveaux d’opposition rendent très complexe la coopération populaire. C’est aussi pour cette raison que des initiatives comme celle du président Macron étaient vouées à l’échec. Si nous avions affaire à une situation classique, où un pouvoir délégitimé fait face à une population impuissante, l’intervention d’un médiateur tiers aurait eu une chance d’aboutir à un résultat positif. Mais ici, l’aide internationale travaille sur un corps social et politique entièrement vermoulu, où tout s’effrite.
Que peut-on attendre de cette situation dans la période à venir ?
Il y a trois temporalités à prendre en compte dans l’analyse de cette crise. Le court terme correspond aux enjeux habituels de sortie de crise : comment s’extraire du blocage immédiat, comment reformer un gouvernement, comment déterminer à qui attribuer quoi, et en vertu de quoi répartir les responsabilités ? Ce jeu, auquel nous assistons en ce moment, risque de durer encore un à deux ans (jusqu’à la fin du mandat d’Aoun), pendant lesquels chacune des forces politiques en présence tâchera de sauver sa tête. Je suis convaincu, par exemple, que notre président arrivera au terme de son mandat sans que soit reformé un nouveau gouvernement.
Ce bras de fer auquel nous assistons maintenant prépare les rapports de forces qui domineront le moyen-terme. D’ici à ce que le président achève son mandat c’est une véritable prise d’otage qui se joue, pour préparer les échéances à venir. Tout le monde est convaincu que le système politique libanais est arrivé à son point d’essoufflement, et que le pays s’achemine vers une grande révision de son socle institutionnel. Chaque acteur du champ politique tâche donc d’utiliser la crise actuelle pour se placer en position de force quand ce moment sera venu.
Le long terme verra poindre des questions existentielles sur le pays lui-même. À mon sens, ce n’est pas un hasard si le moment critique dans lequel nous nous trouvons est également celui où tous les grands tabous politiques ressurgissent. Psychanalytiquement et médicalement, c’est un symptôme qui dit quelque chose de très fort. Certains parlent de partition, d’autres évoquent une possible fédéralisation du pays, d’autres encore (notamment le patriarche maronite lui-même) réclament sa mise sous tutelle internationale. La nation est remise en question, au moment même (curieux hasard calendaire) où le pays comptait célébrer son centenaire. On voit paraître de plus en plus d’articles se demandant si le Liban n’a pas fait son temps. Il y a là, selon moi, une confusion entre le pays lui-même et son système politique – qui, de toute évidence, a atteint un point terminal. Il est nécessaire de réfléchir très sérieusement aux conditions de sa reconstruction, ce dont le mouvement populaire, la classe politique et la communauté internationale sont aujourd’hui incapables.
Pour conclure, je dirais que nous sommes à la veille de transformations structurelles et existentielles d’envergure. À ce titre, et pour finir sur une note personnelle, je dois souligner que cette période, toute affligeante soit-elle, est féconde en stimulations intellectuelles. C’est dans des moments comme celui-là que nous autres, les intellectuels publics, pouvons trouver quelque utilité. C’est le propre des temps de grande refondation.
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon et Quentin Regnier