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Le cratère d’explosion (au premier plan) et le silo à grains du port de Beyrouth (à l’extrême gauche de la photo) après la catastrophe, 9 août 2020 | Via Wikimédia
Le cratère d'explosion (au premier plan) et le silo à grains du port de Beyrouth (à l'extrême gauche de la photo) après la catastrophe, 9 août 2020 | Via Wikimédia
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Beyrouth, capitale du pessimisme

novembre 2020

À Beyrouth, pour lutter contre l’épidémie, gérer la crise économique et assurer la reconstruction du port, mieux vaudrait un État organisé qu’une oligarchie aux abois.

À Beyrouth, les discussions politiques sont habituellement animées et les échanges avec les amis libanais souvent édifiants, quand les faits les plus ordinaires de la vie quotidienne rencontrent la grande histoire. Aux terrasses, rares sont les événements du quartier qui ne sont pas la cause indirecte ou la conséquence lointaine d’une conférence internationale ; l’épisode politique le plus apparemment banal ne se comprend qu’en regard d’une histoire multiséculaire. Si Jérusalem est la ville des grandes religions, Beyrouth est le lieu de croisement de toutes leurs ramifications. En ce mois d’août 2020, non seulement les cafés fermés pour cause de confinement ont cédé la place aux échanges WhatsApp – première tristesse – mais les amis ont surtout perdu le goût du débat. L’avenir du monde ou ses origines ont cédé la place, dans les discussions, aux risques d’effondrement. Beyrouth est devenue la capitale du pessimisme.

Une double crise

Les deux causes essentielles du drame libanais sont connues. La première est un système politique désormais aux mains d’un petit nombre issu de tous les camps de la guerre civile, qui fait de la préservation des intérêts individuels ou de clans son objectif ultime. La seconde est une crise économique et financière exceptionnelle. Les uns parlent de bulle financière libanaise, les autres d’effondrement d’une pyramide de Ponzi, pour finalement dire la même chose : l’économie libanaise s’est fracassée lorsque sa diaspora n’a plus eu confiance dans les taux mirobolants que lui proposaient les banques, diminuant mécaniquement le flux d’argent frais qui finançait l’endettement de l’État. Résultat, les banques ne sont plus en mesure d’honorer les retraits, elles bloquent les comptes, la confiance s’effondre. Le cours officiel du dollar oscille depuis une décennie autour de 1 500 livres : son cours réel en août 2020 dans les rues de Beyrouth était à presque 8 000 livres. Comme la plupart des biens de consommation sont importés en dollars, le pouvoir d’achat des Libanais s’est écroulé au rythme de l’inflation.

Pour les Libanais, les conséquences de ces deux crises, politique et économique, sont très concrètes. Pour les plus aisés, la dévaluation de la livre et le gel des avoirs détenus par les banques ne permettent plus de payer les frais d’inscription de leurs enfants à l’université, ni de voyager librement. Et comme les circuits financiers sont strictement contrôlés, la bourgeoisie développe à Beyrouth un sentiment de claustrophobie : vider un compte, vendre un appartement ou une voiture pour s’échapper du système n’est plus une échappatoire possible.

Pour les salariés du secteur privé et les professions à revenu intermédiaire, le ralentissement de l’économie fait peser le risque du chômage généralisé. Ils perdent progressivement leur assurance santé ou les moyens de payer l’école privée de leurs enfants, très fréquente au Liban. Quant aux retraités ou ceux qui pensaient l’être bientôt, leurs pensions ou leurs avoirs bancaires perdent chaque jour un peu de valeur et les liasses de billets qu’ils pourront bientôt retirer de la banque n’auront plus que la valeur de la nostalgie. Pour les plus pauvres, l’avenir est encore bien plus sombre. Beyrouth bruisse de rumeurs sur de prochaines émeutes de la faim.

L’explosion du 4 août

Tout cela était déjà vrai en février 2020, avant l’épidémie de Covid, et reste vrai encore en juillet, avant l’explosion du 4 août sur le port de Beyrouth. La crise sanitaire et l’explosion puis l’incendie du port sont venus aggraver encore la situation, avec un ensemble de conséquences déjà visibles. Après un printemps plutôt rassurant sur le front épidémique, la situation en août et septembre se dégrade très rapidement, alors que le système de santé est d’une grande fragilité. Quant au port et au quartier de Gemmayzé, ils nécessiteront des années de reconstruction.

Ces quatre sources d’instabilité se renforcent désormais l’une l’autre. L’explosion du port a mis en exergue l’incurie de l’État (tant dans sa gestion du port que dans la réponse à la crise) et renforcé la défiance à son égard. Résultat : le respect des règles de prévention sanitaire est devenu bien illusoire. La semaine de l’explosion a conduit à un tel chaos dans les rues ou aux abords des hôpitaux que la distanciation physique était impossible et le principe même absurde. En réponse, la logique sanitaire face à l’augmentation rapide du nombre de cas a conduit le gouvernement à déclarer le confinement, le 21 août. À peine quatre jours plus tard, le syndicat du tourisme annonçait unilatéralement sa décision de « boycott » et appelait à la réouverture des bars et restaurants. Pour justifier ce choix, son président Tony Rami donnait deux arguments principaux : la détresse économique du secteur et de ses salariés, mais aussi le refus d’obtempérer à un pouvoir honni.

Pour lutter contre une épidémie et assurer la reconstruction, mieux vaudrait un État bien organisé qu’une oligarchie aux abois.

L’épidémie de Covid met également à rude épreuve un système de santé fragile. Certains hôpitaux parmi les plus importants de Beyrouth sont désormais hors-service (Karantina, Saint-Georges, Geitaoui, Rosaire) et le secteur public, déjà miné par ses difficultés de gouvernance, va devoir assumer les retards de paiement de plus en plus longs de l’État et l’augmentation du nombre de patients, en raison de la Covid pour les uns et de l’appauvrissement pour les autres. Enfin, pour lutter contre une épidémie ou pour répondre à l’urgence pour près de 300 000 personnes sans abri et assurer la reconstruction, mieux vaudrait un État bien organisé qu’une oligarchie aux abois.

Le risque d’effondrement

Trois scénarios menacent d’accélérer l’effondrement du Liban. Le maintien en place de la classe politique actuelle, tout d’abord, qui pourrait être tentée d’instrumentaliser encore les sujets communautaires, canalisant les énergies du désespoir et précipitant le pays dans une nouvelle guerre civile. Les manifestations de 2019, où s’exprimait le ras-le-bol d’une jeunesse beyrouthine multiconfessionnelle, avaient marqué une rupture inter­générationnelle : autrefois un puissant levier de division, les clivages communautaires étaient aussi devenus le ciment d’une oligarchie multiple. La jeunesse n’était plus dupe : par-delà les appartenances confessionnelles, ces jeunes manifestants avaient dit leur colère que leur avenir soit spolié1.

Deuxième accélérateur possible : le départ massif, pour ceux qui en ont les moyens financiers ou les réseaux de connaissances et qui, après avoir vécu confortablement, n’aspirent plus qu’à préserver l’avenir de leurs enfants. Dans nombre de familles, les tentations de départ sont teintées, pour les parents, par l’inquiétude pour l’avenir mais aussi par la nostalgie pour un Liban qui aurait disparu corps et âme. Chez leurs enfants, l’envie de poursuivre des études ou de « faire sa vie » entretient l’optimisme.

Dans un pays où l’aide sociale est très structurée par les communautés religieuses ou politiques, le désespoir des classes populaires, dont l’angoisse sera bientôt celle de survivre, tout simplement, pourrait être le troisième accélérateur de crise.

Voilà pour les principes généraux. L’une de leurs traductions possibles dans les faits verrait une absence de solution politique mener à une défaillance de la banque centrale sur des marchés essentiels, par exemple l’essence. Comme le pays s’éclaire avec des groupes électrogènes qui prennent le relais des multiples coupures d’électricité quotidiennes, les pénuries d’essence placeraient le Liban dans une demi-obscurité. Le pire accélérateur serait bien la conjonction de ces trois scénarios du pire.

Le président Macron a fait le pari d’un mélange de convergence minimale d’intérêts des grands partis libanais2 – y compris pour leur propre survie – et d’une pression diplomatique dont les Libanais peuvent assez légitimement penser qu’elle vient d’un des rares pays amis, capable de défendre des intérêts qui peuvent dépasser les siens propres, même si la place de la France et de la francophonie au Moyen-Orient est aussi un enjeu.

Mais aucune volonté politique ni aucun leadership venu d’ailleurs, aussi populaire qu’il puisse être dans les rues de Beyrouth, ne seront une solution. Le Liban a besoin de trouver un nouveau contrat social libanais, pour retisser le lien entre Beyrouth et les autres régions, notamment le Sud. Car ces crises imbriquées mettent aussi en exergue les grandes divergences de visions d’avenir ; celles-là mêmes qui alimentent les souvenirs de guerre. Enfin, il n’y aura pas d’avenir sans dirigeants responsables pour le porter.

  • 1.Voir Chloé Domat, « Les places de la révolte au Liban », Esprit, janvier-février 2020.
  • 2.Il s’agit principalement du Courant patriotique libre (Michel Aoun, président), du Courant du futur (Saad Hariri), du mouvement Amal (Nabih Berry, président de la Chambre des députés), et du Hezbollah de Hassan Nasrallah.

François Crémieux

Actuellement directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, il est proche de la revue Esprit depuis son engagement dans les Balkans dans les années 1990, dont il a témoigné dans Casque bleu de Chris Marker et, avec Marc Benda, dans Paris-Bihac (Michalon, 1995). Spécialiste des politiques de santé et de l’économie de la santé, il s’intéresse également aux questions d’éthique et…

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