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Le Caravage, Narcisse (1597 1599), Galleria Nazionale d’Arte Antica
Le Caravage, Narcisse (1597–1599), Galleria Nazionale d'Arte Antica
Flux d'actualités

Narcisse exaucé, ou les illusions de la résilience

Popularisé par les travaux de Boris Cyrulnik, le concept de résilience défend, sous un manteau de bienveillance, la position d’une liberté absolue du sujet, démiurge de son identité. Son succès actuel repose sur la valorisation de l'autonomie individuelle et de l'intégration de la norme dont il est porteur. 

Le 17 mars 2022, le magazine Time mettait à la une Valeriia, une petite fille ukrainienne, sourire aux lèvres et pieds dansants, dans une photographie de JR déployée par des dizaines d’individus lors d’une émouvante performance artistique. En dessous d’elle, un titre : “The Resilience of Ukraine ” Non pas la « force » de l’Ukraine, ni son « obstination », son « courage » ou encore son « irréfragable optimisme », mais sa « résilience », alors même que l’épreuve n’est pas encore passée, que les combats sont loin d’être terminés. Plus personne ne semble relever l’usage étrange (beaucoup plus ancien et fréquent néanmoins en anglais) du terme de résilience. Or nul n’est sans constater la formidable inflation qu’a connu l’usage de ce terme en France, dont les derniers exemples le plus flagrants semblent être la loi « Résilience et climat » d’Emmanuel Macron et le plan de « résilience économique » présenté par Jean Castex. À chaque fois, le terme semble désigner une sorte d’élan positif et constructif, pour rester dans le même champ sémantique, permettant d’aller de l’avant vers des lendemains qui chantent. En somme, il s’agit de s’acheminer vers « la meilleure version » de soi-même, de l’économie, du monde, par l’effet performatif d’un mot dont le sens demeure obscur. Peut-être vaut-il alors la peine de l’éclairer un peu.

Retrouver la forme

Le terme de résilience est issu du préfixe latin re- et du mot salire, signifiant « sauter », donnant ensuite le verbe resilire. Littéralement, il s’agit simplement du fait de sauter en arrière, ceci expliquant son usage au sein du droit des contrats, dans lequel il vient désigner une rétractation, une rupture de l’engagement. Deux mots sont alors usités, « résolution » et « résiliation », le premier désignant l’anéantissement rétroactif d’un contrat en raison d’une part non exécutée de celui-ci, le second la rupture d’un contrat qui met fin à ses effets à venir. Métaphoriquement, on arrive à l’idée de couper un lien, se défaire d’une conduite, rompre avec une part de soi-même qui ne nous satisfait plus. Néanmoins, la rupture du contrat est volontaire, alors que le rôle de la volonté est plus ambigu concernant la résilience.

On trouve ensuite le terme de resilientia au début du xviie chez Francis Bacon, le grand philosophe de la nature, qui l’utilise pour désigner la capacité possédée par un matériau de reprendre sa conformation initiale après avoir reçu un choc l’ayant déformé, dans un rebond vers soi-même. Resilire signifie, en effet, « rebondir ». Ce nouvel usage vient densifier le concept de résilience, qui connote alors un retour vers la conformité à soi, un mouvement en arrière vers une identité non corrompue, après un fort choc, de façon à se délivrer de l’imposition d’une forme non désirée.

Si le concept de résilience a connu un tel succès en France, c’est d’abord et avant tout à la faveur des travaux de Boris Cyrulnik, qui en a fait le centre de sa théorie psychologique. Il explique avoir orienté son travail vers la résilience à la suite d’une étude menée dans les années 1950 par Emmy Werner sur sept cents enfants hawaïens ayant subi diverses maltraitances, physiques et psychiques, dans un contexte socio-économique défavorable. Trente ans plus tard, E. Werner analysait la vie adulte de deux cents d’entre eux, et observait que 72 % avait eu le « développement catastrophique » qui semblait prévisible, mais que « la surprise est venue du constat que 28 % d’entre eux avaient appris un métier, fondé une famille et ne manifestaient pas plus de troubles que la population générale1 ». L’idée de résilience a donc émergé lorsqu’il a fallu expliquer comment le sujet pouvait échapper à un déterminisme strict, comment il pouvait s’extraire de la chaîne des causes pour affirmer sa liberté, et ne pas présenter les signes d’une singularité saillante au regard de la norme sociale. La résilience suppose donc l’existence première de la liberté du sujet, mise à mal par un traumatisme, puis la résurgence de cette liberté, attestée par une normalité au moins apparente. B. Cyrulnik la définit ainsi : « Un processus biologique, psychoaffectif, social et culturel qui permet un nouveau développement après un traumatisme psychique2. »

Liberté absolue

Le traumatisme apparaît – héritant en cela de la théorie freudienne, qui s’était néanmoins abstenue d’affirmer une liberté première – comme un événement faisant effraction et venant excéder la capacité d’assimilation psychique du sujet, occasionnant une rétractation du Moi autour dudit événement et qui le condamne soit à le répéter, soit à s’y arrêter, créant ce que Freud appelle un « État dans l’État3  ». Dès son élaboration, la théorie freudienne impliquait la possibilité de surmonter le traumatisme, et ce de soi-même : la répétition ne va pas sans réinterprétation, ce qui peut permettre de dépasser le traumatisme en le réintégrant progressivement au sein de la vie psychique. De plus, la définition par Freud du traumatisme comme source du symptôme dépend de son effort pour concevoir l’inconscient. Lorsque l’on invoque la résilience, force est de constater que le traumatisme est réduit à ce qui s’observe immédiatement. Mais comment peut-on déterminer empiriquement ce qui occasionne un traumatisme, plutôt qu’une blessure ou un mal-être passager ? On peut constater une enfance difficile, mais pas un traumatisme…

La différence entre l’analyse de Freud et celle de Cyrulnik tient leurs postulats anthropologiques. Selon Gérard Jorland, les individus résilients « deviennent autres, radicalement autres, comme s’ils avaient franchi une frontière, comme s’ils avaient bondi au-delà de la frontière qui sépare le monde des vivants de l’empyrée des morts. Cette nouvelle vie, cette seconde vie, ils ne la doivent qu’à eux-mêmes. Ils ont choisi de ne pas céder à la mort, ils se sont donné la vie à eux-mêmes, ils se sont auto-engendrés, réalisant ainsi le fantasme de l’origine radicale, sans antériorité, dans une solution de continuité. Ils sont, plus que les autres, libres, leur liberté est en effet absolue. Puisqu’ils ne doivent leur vie, désormais, à personne, ils ne dépendent plus de quiconque4 ». La parole est emphatique, certes, et probablement métaphorique, mais elle trahit l’idéal qui sous-tend la théorie : l’auto-engendrement, soit la vie divine. Ce n’était donc pas pour rien que Freud désignait le traumatisme comme une blessure narcissique… En sortir pleinement, libre, c’est instituer son Moi comme créateur ex nihilo, réalisation du fantasme absolu, celui du « Narcisse exaucé » dont parlait Rilke5. La résilience, au contraire de la guérison, exige donc la position d’une « liberté absolue » du sujet, démiurge de son identité, Übermenschcapable – parce que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts – de dépasser la condition humaine pour s’acheminer vers l’omnipotence divine. Le développement personnel, au contraire de l’analyse, suppose un sujet-roi, capitaine de son navire, empire dans un empire.

Rentrer dans le rang

Quid de l’autre, dès lors ? De quoi le self-made man a-t-il encore besoin pour que son désir tende vers quelque chose qui ne soit pas un pur fantasme ? Continuons à lire la citation : « La résilience n’est pas possible sans ce que Boris Cyrulnik a appelé des “tuteurs de résilience”. Non plus des individus qui indiquent la voie à suivre, qui fournissent des modèles ou qui assignent des rôles – les résilients sont libérés de ces contraintes qu’imposent, qu’ils le veuillent ou non, sciemment ou inconsciemment, les entourages. Mais des individus qui aident à franchir les étapes de la résilience, des instruments d’une résilience que le sujet choisit toujours pour son propre compte6. » La volonté du Moi serait absolue : elle sélectionne l’autre, qui est capable ou non de s’intégrer dans son cahier des charges affectif, bénéficie de ses services, extorque presque les conditions de sa survie, l’augmentation de son capital psychique. Du dieu vers le manager, sans transition.

Il n’est donc pas étonnant que le concept de résilience ait été récupéré par les stratèges de l’empowerment, en ce qu’il portait en son sein la logique du déploiement de la volonté de puissance dans un contexte social compétitif. Il est donc logique que l’on trouve des reformulations du concept de résilience qui assimilent le processus de guérison à l’émergence d’une individualité qui parvient à la domination par l’intégration des normes : « La résilience est la capacité à réussir, de manière acceptable pour la société, en dépit d’un stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative7. » L’issue négative, c’est n’avoir pas réussi de manière acceptable pour la société, c’est la non-conformité à la norme. Au fond, donc, cet individu-roi n’exerce sa liberté que pour retrouver la contrainte. Retrouver sa forme, rebondir, aller de l’avant, c’est utiliser sa capacité autocréatrice, en s’appuyant sur les autres, pour se mettre au pas du monde. Les situations de l’existence deviennent alors plus ou moins « gérables », selon que l’on parvient à leur « donner du sens », au lieu d’accepter que ce sont les choses qui nous donnent du sens.

Pour Freud, le symptôme est toujours en infraction avec les normes, quels que soient les efforts du sujet, et le rôle de l’analyste n’est jamais de faire rentrer l’individu dans le rang. Mais une telle attitude est devenue incompatible avec l’esprit du temps. Nicolas Marquis explique fort justement que le concept de résilience doit être pensé en corrélation avec la valorisation sociale de l’autonomie individuelle, entendue comme la capacité à « s’en sortir » seul et ainsi à se distinguer d’autrui. L’individu résilient doit rejoindre la masse des individus capables d’agir d’eux-mêmes pour que survienne le changement. B. Cyrulnik parle même du « merveilleux malheur » qui offre à une victime la chance de prouver qu’il saura se relever. Certains propos rapportés par N. Marquis montrent sans équivoque la honte que vient alors à ressentir celui qui déprime sans motif apparent, et qui regrette de ne pas présenter sur son curriculum vitae de cataclysme justificatif : « Moi je n’ai pas subi de graves traumatismes ponctuels, pas de viol. Pas d’inceste. Pas déportée. Pas battue […] Je me sens coupable d’exister8. » Le malheur s’énonce comme le surgissement opportun d’une extériorité permettant de tirer la couverture à soi et ainsi de rejoindre une nouvelle catégorie sociale, celle du triomphe solitaire face à l’adversité, les « résilients ». Tous ensemble partisans du chacun pour soi. Il n’est alors plus question de penser que la difficulté puisse n’être ni spectaculaire ni tragique, simplement présente, et que l’on peut s’y abandonner, parfois rien n’y faire, jamais lui imposer un sens. Et que l’analyste peut souhaiter un patient le moins résilient possible…

Il n’y a donc rien d’étrange à la prospérité contemporaine de la résilience. Elle entretient sous un manteau de bienveillance l’illusion de la toute-puissance et la revanche du fort sur le faible. Son usage dans l’élaboration de lois écologiques et économiques, sphères dans lesquelles la finitude humaine s’illustre par excellence, ne doit donc pas nous laisser dupes.

 

  • 1. Boris Cyrulnik et Gérard Jorland (sous la dir. de), Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 7.
  • 2. Ibid.
  • 3. Voir Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste [1939], trad. par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993.
  • 4. B. Cyrulnik et G. Jorland (sous la dir. de), Résilience, op. cit., p. 176.
  • 5. Rainer Maria Rilke, Les Roses, V [1926], dans Vergers, préface de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1978.
  • 6. B. Cyrulnik et G. Jorland (sous la dir. de), Résilience, op. cit., p. 177.
  • 7. Stefan Vanistandael, « La résilience ou le réalisme de l’espérance. Blessé mais pas vaincu », Les Cahiers du Bureau international catholique de l’enfance, 1996, cité par Bernard Michallet, « Résilience. Perspective historique, défis théoriques et enjeux cliniques », Frontières, vol. 22, n° 1-2, automne 2009-printemps 2010, p. 12.
  • 8. Nicolas Marquis, « La résilience face au malheur : succès et usages des ouvrages de Boris Cyrulnik » [en ligne], SociologieS, 13 mars 2018.