
Créateurs, criminels et critiques à la Berlinale
Le fil rouge thématique de cette 69e édition semble avoir été la vérité.
Le fil rouge thématique de cette 69e édition semble avoir été la vérité, et sa recherche par les protagonistes. À Berlin, les sujets historiques et politiques n’ont pas manqué, tout comme les films indépendants ou documentaires difficilement visibles ailleurs.
Très attendu du fait de son sujet, Grâce à Dieu de François Ozon surprend par son changement de ton, et de genre, après le premier tiers du film : du thriller, le scénario passe au drame, reléguant l’enquête policière sur la pédophilie dans l’Église catholique à Lyon au second plan pour se focaliser sur la souffrance des victimes. Ce faisant, le récit perd en intensité pour le spectateur, malgré les interprétations remarquables des acteurs, en particulier de Swann Arlaud. Un tel constat peut se regretter tant la première partie, qui se concentre sur le personnage joué par Melvil Poupaud, la description de l’emprise de la religion à Lyon et des ambiguïtés du Cardinal Barbarin, s’avère fascinante. Pour autant, comme l’indique François Ozon dans un entretien (Positif, n° 696, février 2019), son intention de réaliser un film sur la sensibilité masculine, et les difficultés de tournage dans la capitale rhodanienne, où seules les scènes extérieures ont pu être réalisées, sans soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, peuvent expliquer ce choix. La charge politique du projet n’en est pas moins puissante.
En compétition également, Mr Jones (Agnieszka Holland) apparut comme le film le plus explicitement sur la vérité. Son récit se concentre sur Gareth Jones, journaliste gallois et conseiller de David Lloyd George, qui fut l’un des seuls témoins oculaires de la famine en Ukraine en 1932-1933. Ainsi, Mr Jones devient un film sur le journalisme et le rôle du témoin, ici un des premiers lanceurs d’alertes : Jones se voit confronté à Walter Duranty, correspondant du New York Times à Moscou complaisant avec le régime stalinien, et est présenté comme l’homme ayant ouvert les yeux à George Orwell sur la vraie nature de l’Union soviétique. La réalisation de Holland excelle lorsqu’elle nous identifie à Jones : dans son incompréhension quant à l’autocratie cachée sous la pompe des nouveaux bâtiments moscovites ; dans son exploration partielle, mais décisive, de l’Ukraine affamée ; dans son combat pour dévoiler ce qu’il a vu, contre l’indulgence envers Staline de l’époque.
Un autre long-métrage documentaire présenté dans la section Panorama comptait un journaliste, à savoir une critique de cinéma, comme personnage principal : What She Said: The Art of Pauline Kael (Rob Garver), sur la mythique collaboratrice du New Yorker. D’un point de vue européen, ses articles surprennent par la tendance de Kael à parler à la première personne dans son argumentation et à affirmer sa subjectivité : un de ses textes les plus doucement ironiques jugeait négativement Lawrence d’Arabie car il ne correspondait pas à sa vision de T. E. Lawrence. Cette approche de la critique par son ressenti de spectatrice, si elle lui permit de louer Altman et De Palma, lui fit écrire des lignes ravageuses sur 2001 et Shoah. Mais le parcours de Kael indiquait aussi, pour les critiques dans la salle, une certaine éthique de leur métier : exiger d’être payé pour ses opinions, et ne jamais hésiter à aller contre le consensus, même quasi unanime. Il décrit aussi un temps où quelques plumes dans quelques publications faisaient l’opinion et pouvaient sauver le succès d’un film, a contrario de notre époque d’éclatement des analyses à travers les réseaux sociaux, presque sans valeurs sûres comme Kael ou Roger Ebert (disparu en 2013).
Shooting the Mafia (Kim Longinotto, Panorama) traitait lui aussi d’une femme créatrice, la photographie italienne Letizia Battaglia, reporter de la presse sicilienne sur les assassinats mafieux aujourd’hui célébrée comme artiste. Si la description du combat de Battaglia et des citoyens de Sicile pour la vérité et la lutte contre la corruption est fascinante, la question implicite du documentaire, sur le caractère artistique de clichés de faits divers sanglants, n’est pas résolue. D’accusations et de preuves contre la mafia montrées dans les villages, les images de l’héroïne deviennent des œuvres exposées dans les galeries de Turin, à sa propre surprise. Malgré le rappel de son engagement politique passée dans l’assemblée régionale, nous n’en saurons pas plus sur l’état du crime organisé en Sicile aujourd’hui.
En compétition, La Paranza dei Bambini (Claudio Giovannesi), d’après le roman Piranhas de Roberto Saviano (Gallimard, 2018), décrivait une autre forme de crime organisé : les adolescents contrôlant par les armes certains quartiers de Naples. L’aspect le plus terrible, ou logique, du film reste l’intégration par ces jeunes de tous les codes de ce milieu : à la fois les formes anciennes de « l’honneur » (aller voir un Don, le respecter, ne pas faire payer certains commerçants pour s’attirer des allégeances) et l’imagerie post-Scarface (1983) : la cocaïne, les soirées, séduire de jolies filles, brandir les billets… Dans la continuité de l’œuvre de Saviano, nous voyons le passage d’une manipulation de la jeunesse par les chefs mafieux de Gomorra (Gallimard, 2007) à l’adoption par les mineurs eux-mêmes de leurs valeurs et méthodes. Et c’est bien cela qui peut choquer ou lasser le spectateur, s’il ne prend pas le temps de bien regarder, d’essayer de voir ce que cette radicalité signifie.
Deux films américains, l’un hors compétition et l’autre en séance spéciale, constituèrent des événements filmiques sous forme de discours critiques. Vice (Adam McKay) narre le parcours de Dick Cheney, sous les traits de Christian Bale, figure du Parti républicain et du néo-conservatisme, pour en faire à la fois un créateur et un criminel. Créateur d’une théorie de la prépondérance de l’exécutif dans le système institutionnel étasunien ; mais plus largement créateur de notre époque, de la domination du bellicisme dans la politique aux États-Unis (images d’archives de Hillary Clinton et de Mike Pence soutenant l’intervention en Iraq à l’appui), et de la déstabilisation du Moyen-Orient. Criminel autant par son encouragement de la torture que par les délits d’initiés dans l’industrie pétrolière pendant son mandat de vice-président. Le film s’avère terriblement à charge, de façon impitoyable et insidieuse : les problèmes cardiaques de Cheney forment le fil rouge du film, et semblent amorcer peu à peu sa déshumanisation, accentuer son côté « génie du mal » jusqu’à sa transplantation à la fin. Ce portrait n’est pas une comédie pédagogique, comme le précédent The Big Short de McKay sur la crise de 2008, mais un réquisitoire, et sous cet aspect, une grande œuvre politique. Pour le spectateur, quinze ans après 2003, le scénario ne peut hélas plus rien apporter : nous savons déjà que la guerre d’Iraq fut provoquée par des mensonges. Il restait à bâtir un film explorant, par un seul personnage, l’évolution de la droite américaine de 1968 à 2008, ce que fait Vice, en créant dans nos esprits un malaise bénéfique.

Après l’unique séance de Watergate, le documentariste Charles Ferguson déclara avoir voulu réaliser « quelque chose de définitif » sur le scandale ayant entraîné la démission de Richard Nixon. Nous le rejoignons autant sur la forme que sur le fond. D’une durée de quatre heures, divisé en deux parties, Watergate possède les qualités d’un roman et d’un livre d’histoire. Dans sa première moitié, en effet, nous croyons lire un récit picaresque, peuplé de dizaines de figures de politiques, journalistes, employés de la Maison-Blanche, procureurs ou avocats, dont il est parfois ardu de se rappeler la fonction, le rôle dans l’affaire, même avec des connaissances préalables. L’histoire et la découverte entière de la vérité ne surviennent que dans le seconde partie, lorsque le Congrès se saisit de la procédure de destitution et que des aveux tombent. À la fin de ce grand récit politique, nous comprenons tout, d’où la force didactique de Ferguson et de son équipe de chercheurs et monteurs : parvenir à une conclusion logique, un discours historique unifié, à partir d’un matériau en apparence si complexe et impénétrable. Mélangeant avec brio les témoignages, les archives, la reconstitution par des acteurs des conversations enregistrés par Nixon dans le bureau ovale et une voix off pédagogique, Watergate constituera sans nul doute pour plusieurs années la référence documentaire sur cet épisode de l’histoire étasunienne.
Autre événement perçu comme tel par les spectateurs présents, Varda par Agnès était l’occasion pour la réalisatrice de retracer sa carrière tout en venant recevoir la Caméra de la Berlinale pour l’ensemble de sa filmographie. Plus encore, son dernier documentaire se comprend comme un recueil cinématographique, une leçon, comme la conférence montrée dans le film devant un jeune public au festival Premiers Plans d’Angers : comment faire des films, choisir un sujet, quel mode d’expression artistique choisir… « Ce film est ce que j’ai à dire sur le cinéma », déclare la réalisatrice en conférence de presse. Varda par Agnès ressemble par ailleurs aux documentaires de Chris Marker, par la recherche des résonnances entre les images, comme lorsqu’elle reproduit les triptyques de la Renaissance dans ses installations vidéos, où lorsqu’elle lie les gestes des glaneurs urbains et de Jean-François Millet dans son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse (2002). Comme What She Said pour la critique, son dernier film nous impressionne en tant qu’éloge de la création, de l’inventivité et de la subjectivité.
Film sur l’histoire et l’art, Brecht de Henrich Breloer, téléfilm allemand de trois heures en deux parties, surprend par la différence flagrante de son héros entre les deux moitiés. Lors de la première, interprété par Tom Schilling, Brecht ressemble à un créateur et séducteur compulsif, ambitieux, bientôt communiste dogmatique et inventeur de sa légende, s’autoproclamant « le dernier poète allemand » à ses amis, qui n’en doutent pas. A contrario, dans la seconde, le dramaturge, joué par Burghart Klaussner, n’apparaît plus que comme un metteur en scène amer et borné, dont la réplique, en 1948, sur la nécessité de bâtir une nouvelle société en Allemagne de l’Est, fait rire jaune tous les critiques allemands dans la salle. Pour autant, la scène décisive montre bien les deux facettes toujours présentes en Brecht : lorsque lui et son décorateur Caspar Neher, ami d’enfance, se retrouvent presque quarante ans après leur rencontre, et que l’écrivain entame une ballade à la guitare, comme pendant ses jeunes années à Augsbourg. Façon de suggérer que sous le communiste inexpugnable demeurait un auteur lyrique ? Signe pour le moins que le film veut nous montrer comment Brecht fur toujours surpris par l’histoire et, voulant rester à gauche, s’y adapta, quitte à se compromettre dans la dictature naissante de la RDA.
Un film allemand au budget bien plus réduit, « sans acteurs, sans scénario, sans fausses émotions », pour citer son réalisateur Tamer Jandali, impressionna la section Perspektive Deutsches Kino : Easy Love. Ceci à notre propre surprise : comment ces histoires vraies archétypales (le jeune homme hétérosexuel très séducteur devenant sentimental, la jeune femme dans une relation libre qui ne supporte plus ce schéma…) deviennent-elles touchantes ? Comment des acteurs non professionnels peuvent-ils jouer leur propre rôle avec intensité sans perdre leur authenticité ? Pourquoi les vies privées de quelques jeunes de Cologne nous interpellent-elles, nous touchent-elles ? Par le talent de direction d’acteurs de Jandali, bien sûr, mais aussi sa maîtrise du rythme, son talent pour filmer les confessions, l’intimité, à mélanger le naturel des propos et les artifices de la forme. Une leçon de cinéma réaliste, et un signe de la vitalité de la création filmique indépendante en Allemagne.
Deux anecdotes témoignent en conclusion de la vie changeante du festival. La Berlinale déployait cette année trois tapis rouges « verts », fabriqués avec des tissus recyclés, signe de l’environnementalisme croissant prôné par sa direction. Enfin, et de manière plus significative, l’édition 2020 devrait avoir lieu fin février, deux semaines plus tard que d’habitude, afin que le festival ne se retrouve plus « coincé » médiatiquement entre Sundance et la cérémonie des Oscars. Première décision importante pour le futur directeur Carlo Chatrian, 2019 marquant la dernière année de Dieter Kosslick à la tête de la Berlinale.