
Douleur et gloire de Pedro Almodóvar
Un film sur le cinéma, qui traite aussi avec pudeur et subtilité de la difficile relation entre générations.
La sortie du nouveau film de Pedro Almodóvar est vécue comme un testament. Douleur et gloire fait la couverture de Positif et de La Septième Obsession, et Les Cahiers du Cinéma lui consacre douze pages, comportant des entretiens avec le réalisateur, son chef opérateur José Luis Alcaine et le compositeur de la bande originale, Alberto Iglesias. Un consensus critique rare se crée, cependant que sa présentation à Cannes laisse espérer une Palme d’or depuis longtemps attendue pour l’Espagnol. Dans quelle autre œuvre récente avons-nous en effet pu voir un tel mélange de genres, entre drame, comédie amère, autofiction et mise en abyme de l’art cinématographique ?
Le plus frappant est la manière dont Almodóvar se joue de ces derniers registres. L’autofiction ? Moquée et battue en brèche par la mère de son héros Salvador, lassée que son fils s’inspire de ses histoires et de ses voisines pour ses récits. Un film sur le cinéma et le manque de créativité passé un certain âge ? L’ambiguïté ingénieuse du scénario de Douleur et gloire ne se comprend qu’au dernier plan, lorsque le spectateur réalise que les souvenirs de Salvador, qu’il pensait provoqués par la nostalgie ou l’héroïne, étaient en fait des scènes, des idées de représentations pour son prochain film. Une ironie se devine : notre protagoniste n’aurait donc pas vraiment connu de perte d’inspiration, pas vraiment entamé un parcours autodestructeur en essayant une drogue dure, et le parallèle avec Huit et demi (Federico Fellini, 1963), dont l’affiche apparaît dans une scène de dialogue, ne serait pas si évident.
Douleur et gloire convoque plutôt, s’il faut y voir un clin d’œil fellinien, Amarcord (1973) dans une même représentation d’un passé jouant avec l’autobiographie : l’enfance du héros à la campagne, l’éducation religieuse, le portrait des migrations internes et de la vie des ouvriers dans l’Espagne des années 1960. Même amour démesuré pour la mère, mêmes situations incongrues (ici, un quartier populaire où des cavernes servent d’appartements), même quête, par la succession des souvenirs des premières expériences, de l’origine du désir. Un retour vers la jeunesse et les sensations du corps (la chaleur, le chant, le bruit de la rivière, les odeurs et le vent de l’été pendant les séances de cinéma au village) comme sources des subjectivités de créateurs, Fellini et Almodóvar/Salvador, vivant et imaginant des décennies plus tard dans des pays, l’Italie et l’Espagne, ayant changé en profondeur depuis leurs enfances.
Une liste de souvenirs plus que de faits historiques, dont l’hyper-luminosité et le blanc de la maison d’enfance à Paterna contraste avec l’alternance entre éclat et froideur des couleurs dans les intérieurs contemporains, provenant d’une grande profondeur de champ voulue par le réalisateur et Alcaine et rendue possible par les caméras numériques. Cette splendeur formelle et ces références semblent conclure chez Almodóvar une trilogie sur le cinéma, après La Piel Que Habito (2011), incursion dans le thriller et hommage à Georges Franju et Silencio (2016), film à mystères dont les images convoquaient Hitchcock et Lynch. Trois œuvres qui jouent avec nos souvenirs de spectateurs, reproduisent des images connues, invoquent des mythes du cinéma pour créer de nouvelles images iconiques. Faut-il aussi voir, dans les quelques scènes sur le collège religieux où étudie Salvador, un renvoi par le cinéaste à sa Mauvaise Éducation (2003), œuvre renvoyant déjà de manière distante à sa propre vie ?
Dans les faits, même la documentation par la lecture de tous les entretiens réalisés par Almodóvar avec la presse ne permet pas d’identifier ce qui relève de l’autobiographie ou de l’invention. L’auteur a certes connu une éducation religieuse, mais n’a pas grandi dans la Communauté valencienne, région représentée dans le film. Parle-t-il de sa mère à travers celle de Salvador ? En partie, mais il souhaitait aussi retrouver Julieta Serrano, actrice de ses premiers films. Que le récit ne « colle » pas parfaitement, ou que le spectateur n’ait pas à scrupuleusement vérifier telle ressemblance ou telle différence, est au fond bienvenu : comme l’indique le cinéaste à La Septième Obsession, que la salle pense qu’il parle de sa mère ou de son ancien compagnon reste moins important que la capacité de chacun à s’émouvoir et s’identifier devant un récit subjectif atteignant l’universel. Au fur et à mesure de son scénario, Douleur et gloire devient donc un grand film en ce qu’il dépasse son cadre, les atermoiements d’un cinéaste madrilène, double fictionnel du réalisateur, pour devenir un récit intimiste, une comédie dramatique pouvant émouvoir tout le monde.
Tout semble dit formellement dans la reproduction, par la décoratrice María Clara Notari et ses équipes, de l’appartement du réalisateur pour y faire figurer Salvador, ou le port par Antonio Banderas des chemises et vestes bariolées qu’affectionne Almodóvar dans la vraie vie. Mais le jeu entre la vraisemblance et la pure fiction continue comme fil rouge du film, et se retrouve lorsque le personnage d’Alberto (Asier Etxeandia) met en scène L’Addiction, un monologue écrit par Salvador. Peut-être ce récit d’un amour malmené par l’héroïne dans le Madrid des années 1980 correspond-il à un souvenir de l’auteur, mais devons-nous vraiment nous en soucier ? Les spectateurs s’immergeront dans l’interprétation passionnée d’Etxeandia, certains se remémoreront des expériences passées et d’autres apprécieront la mention de Chavela Vargas, chanteuse mexicaine admirée de longue date par Almodóvar. Quand Salvador et Federico (Leonardo Sbaraglia) se retrouvent plus de trente ans après leur relation, l’émotion et la suspension d’incrédulité parcourent la salle, grâce aux jeux habités de Banderas et Sbaraglia, et il n’est plus question de s’interroger sur la vraisemblance ou un éventuel calque entre les vies du cinéaste de fiction… Et du réel !
Douleur et gloire nous fait donc sourire par l’ironie de son réalisateur sur lui-même, employant Banderas presqu’à contre-emploi, du moins en rupture avec l’image de latin lover que Hollywood avait voulu créer de lui. Il devient peu à peu un film sur le cinéma, mais traite aussi avec pudeur et subtilité de la difficile relation entre la génération de la Movida, révolution culturelle ayant eu lieu en Espagne après la fin de la dictature en 1975, et leurs parents, souvent plus conservateurs qu’eux, ayant grandi à la campagne, aux valeurs et imaginaires parfois très différents de ceux de leurs enfants. Il traite, au-delà, de cette réalité de la société espagnole, tendance lourde causée par un exode rural ancien ayant concentré démesurément les populations dans les villes, de la difficulté pour toute personne ayant connu une ascension sociale ou culturelle, comme Salvador et Almodóvar, à remercier suffisamment ses parents, à se montrer digne de leurs sacrifices.
Sacrifices qui, selon le héros au début du film, forment la seule relation directe entre les humains et leurs corps, comme entre les Grecs anciens et leurs dieux. Mais si les douleurs musculaires et nerveuses du héros et de la vieillesse semblent affecter la créativité, elles n’empêchent pas la gloire de l’inventivité de s’incarner à l’écran, dans les regards de Banderas et les jeux permanents entre les couches de réel ou de fictions que propose Almodóvar, entre ambition de la forme et humilité du fond.