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L’Insulte : Photo Kamel El Basha
L'Insulte : Photo Kamel El Basha
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L'Insulte : Théâtralité de la tension

Film de Ziad Doueiri, date de sortie le 31 janvier 2018 (1h 52min)

Le film de procès est un des genres les plus éculés et délicats du cinéma. Typiquement (mais pas exclusivement) anglo-saxon, il voit des acteurs jouer aux figures légales et judiciaires, et des scénaristes tenter de rendre passionnantes des procédures judiciaires souvent absconses. Les réussites ne manquent pas, pourtant, mais se transforment parfois en un autre genre : la comédie (Jugez-Moi Coupable, Sidney Lumet, 2006), le drame (Le Procès de Viviane Amsalem, Shlomi et Ronit Elkabetz, 2014) ou le duel rhétorique menant aux débats juridiques (Des Hommes d’honneur, Rob Reiner, 1992 ; Le Procès du Siècle, Mick Jackson, 2017). L’Insulte change de registre, en ne traitant presque pas de droit : la question de la culpabilité ou de la faute est remise à plat par le premier juge et ses questions blasées, et le verdict final, partagé, s’appuie peu sur les textes légaux. De quoi parle donc le film de Ziad Doueiri, co-écrit avec Joelle Touma ? Il parle de politique et se demande comment un pays peut tenir malgré, ou avec, ses haines et ses horreurs passées et prégnantes.

 

 

À Beyrouth, de nos jours, Tony Hanna (Adel Karam), Libanais chrétien, et Yasser Salamé (Kamel El Basha, Lion d’Argent à Venise pour son interprétation), réfugié palestinien, se retrouvent au tribunal, suite à un malentendu ayant engendré une agression du premier par le second. L’enjeu explose très vite pendant le procès : le Chrétien contre le Palestinien, le Libanais contre l’immigré, le « protecteur » de son pays contre son « occupant ». Plus encore, Tony est membre du « parti chrétien », façon de désigner le parti réel des Forces Libanaises sans le nommer, en adoration devant Bachir Gemayel, trente-cinq ans après sa mort, dont il écoute les discours nationalistes contre les Palestiniens dans son garage. Gemayel, qu’un des dirigeants du parti désigne comme « votre président » lors d’un discours à ses militants pendant la première scène. Le film s’étend ainsi sur tous les préjugés qui peuvent habiter le Liban, mais au fond toute communauté politique : les ressentiments anciens, les rumeurs, ici dans un pays souvent présenté comme un « modèle » de cohabitation dans le Proche-Orient. Or, à en voir ce que montre L’Insulte, le pays du cèdre ne diffère pas de n’importe quel société humaine, ou par essence, à terme, les rancœurs s’accumulent, et peuvent éclater. C’est de la gestion politique et sociale de ces tensions que traite également le film de Ziad Doueiri.

De manière symbolique, les avocats de Tony et Yasser sont un père et sa fille, révélation qui provoque l’hilarité de la salle. L’un agit comme un militant, enclin à utiliser la tribune de la salle d’audience comme un porte-voix patriotique, l’autre défend un homme dont elle ne connaît manifestement ni la condition ni la réalité. Deux représentants de l’élite chrétienne du Liban, mais avec des rapports opposés aux Palestiniens : si le père rétorque à un jeune manifestant que son groupe religieux forma « la première résistance », la fille considère qu’il faut défendre les sans-droits, comme un duel entre la vieille école et les nouveaux irénistes. Et il faut encore souligner le talent des acteurs, Camille Salameh et Diamand Bou Abboud, pour déclamer leurs salves rhétoriques, changer d’émotions, manier les effets de manches ou la sévérité soudaine. Grâce au scénario incroyablement tendu et ironique, le spectateur change sans cesse de parti pris, et l’enjeu du procès disparaît vite. Pas de rédemption finale non plus, pas de réconciliation entre les deux personnages principaux, juste un échange de regards à la sortie du tribunal, après un verdict difficilement compréhensible qui ne résout rien.

Formellement, L’Insulte est un film de procès qui comprend et maîtrise ses codes : les oppositions de style entre avocats, les juges comme représentants ou métaphores des spectateurs interloqués, l’utilisation de l’espace du tribunal pour accentuer les affrontements, la médiatisation des débats et leur récupération… Dans un instant de quelques secondes, une similitude inattendue entre Tony et Yasser se comprend par le montage, lorsqu’un témoin du procès témoigne que le Palestinien, contremaître, préfère le matériel allemand au chinois ; la réplique fait écho à une remarque dans le même sens prononcé par Tony au début du film, et la caméra le filme brièvement sur le banc de l’accusation pour nous le rappeler. En creux se crée le portrait de Beyrouth et du Liban, des massacres passés, des centaines de milliers de réfugiés palestiniens dans les camps, de la collusion entre entrepreneurs et politiciens, de ces députés circulant avec leurs gardes du corps et prompts à exploiter le moindre fait divers. Qui parle franchement, qui ne joue pas un rôle, hormis les juges ? Comme une société où les individus ne pourraient qu’incarner leurs identités, leurs appartenances, sans la capacité à les dépasser, à vivre par et pour eux-mêmes. Si l’enfermement des personnages dans leurs conditions fait partie des ressorts cinématographiques classiques, elle se justifie encore plus au Liban, société politique fondé sur la cohabitation négociée entre variantes de l’islam et du christianisme.

Sur le fond et l’écriture, nous devons mettre en avant l’ironie des propos et du long-métrage. Les répliques cinglantes en référence à l’histoire, aux arrivées massives de Palestiniens, à Israël ou aux tensions entre les communautés fusent, avec une franchise qui peut surprendre le spectateur. Un cynisme, ou une sorte de franc-parler, qui accentue l’impression de tension qui se dégage de L’Insulte. La seule scène au but d’apaisement, où le Président du Liban convoque les deux héros pour les faire renoncer au procès, se voit vite balayée de la main par un Tony encore dans la démesure, dans la défense d’un honneur communautaire et ouvertement ethnique. Peut-être cette honnêteté, cette agressivité dans le dénigrement ou le rejet de l’autre forme t-elle également un sujet politique. Dans Le Monde (du 31 janvier 2018), Benjamin Barthe décrit comment L’Insulte, succès au box-office libanais et candidat à l’Oscar du Meilleur Film Étranger, fonctionne comme un révélateur dans son pays de création. Sa fiction s’avère t-elle pour autant trop symbolique, trop facile ? Si le personnage de Tony peut sembler caricatural, il incarne pourtant bien une fonction, une part indéniable de la société libanaise. Si son avocat paraît véreux, outrancier, propre à choquer le tribunal et scandaliser les Palestiniens, c’est par volonté de refléter une frange idéologique des chrétiens de ce pays.

Le seul élément manquant dans L’Insulte reste le consensus, la volonté de dialogue, de paix, d’apaisement. Qu’une communauté religieuse, des dizaines de milliers de personnes, soit prête à encore citer Gemayel et suivre ses héritiers politiques, interroge. « Tu n’étais même pas né », répond un personnage à une connaissance qui trouve que la situation a empiré depuis la fin de la guerre civile en 1990. Le passé et l’histoire n’existent que comme les justifications des comportements orientés et des haines de chacun. Mais qu’en savons-nous, comme spectateurs et citoyens français ? À la sortie du film, le quotidien libanais L’Orient-Le Jour (du 9 octobre 2017), sous la plume de son journaliste Antoine Courban, soulignait très justement le mécanisme de la haine, de l’effacement de l’individu dans son identité, qu’explore son scénario. Que cette histoire banale, nouvelle variation sur le thème dramatique classique de l’engrenage judiciaire et événementielle à partir d’un incident sans importance, imprègne la conscience et les esprits d’un pays entier, témoigne de son importance. Et, alors que le Liban connaît encore aujourd’hui des difficultés politiques et diplomatiques, une difficile gestion de nouveaux réfugiés, cette fois Syriens, destinés à rester sur son sol, il est important de voir L’Insulte, de la soutenir, d’entendre ce que les créateurs et acteurs libanais ont à nous dire sur leur pays et, à terme, sur les vifs ressentiments qui hantent nos sociétés.

Louis Andrieu