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Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin (2015), © Jean-Claude Lother / Why Not Productions
Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin (2015), © Jean-Claude Lother / Why Not Productions
Flux d'actualités

Le cinéma générationnel

Qu’une œuvre cinématographique devienne incontournable au sein d'une génération reste un des phénomènes d’appartenance les plus forts que peut créer l’art. Mais le cinéma générationnel peut-il survivre au remplacement des salles obscures par les écrans individuels ?

À l’heure des plateformes, de l’atomisation des écrans, mais surtout de la diversité des goûts, un seul film peut-il résumer une génération ? Plus encore, la notion de « film d’une génération » a-t-elle jamais existé, dans la mesure où une classe d’âge, en France, rassemble entre 700 et 850 000 personnes nées la même année, qui n’iront pas toutes voir les films que l’on associe à leur jeunesse ou leur parcours ? Les œuvres les plus marquantes restent justement dans les mémoires parce qu’elles dépeignent des figures à part, plus excentriques que la majorité : tous les lycéens des années 1970 n’ont pas été aussi fumistes et curieux que ceux du Péril jeune (Cédric Klapisch, 1994), tous les Étasuniens nés dans les années 1940 n’ont pas eu la même jeunesse que celle narrée par George Lucas dans American Graffiti (1973), tous les collégiens ne vivent pas une adolescence aussi comique que dans Les beaux gosses (Riad Sattouf, 2009), mais les spectateurs contemporains les regardent quasiment comme des documents sociologiques. Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (Arnaud Desplechin, 1996) est un chef d’œuvre et a souvent été analysé comme l’acte de naissance d’un nouveau cinéma indépendant français, mais il est heureux que tant d’étudiants l’apprécient, même sans aimer la philosophie ou être passés par les Écoles normales supérieures !

Peut-être ces récits, dont un des charmes après coup est également de discerner ce qui a changé entre leur époque et la nôtre, sont-ils toujours cités et appréciés car ils représentent des époques où les générations passaient par des rites identifiables : le service militaire, à accomplir ou à éviter, la fin des études secondaires, le choix de quitter sa ville ou la résignation à y rester pour travailler. Ce dernier dilemme demeure, mais force est de constater que la dernière réforme du baccalauréat en efface la dimension rituelle en créant de nombreuses options. Le problème reste toujours l’évidente impossibilité, même dans les œuvres les plus ambitieuses, de représenter toute une génération dans un pays donné : L’Époque (Matthieu Bareyre, 2019) est un documentaire admirable sur 2015-2017, mais n’offre que les points de vue de jeunes Parisiens. Les spectateurs, souvent plus âgés que les personnes représentées ou filmées, doivent donc accepter les partialités géographiques et thématiques des longs métrages. Ils n’en apprécieront que plus un récit comme Deux fils (Félix Moati, 2019), beau scénario filmé avec subtilité dans l’Est parisien.

Ainsi, tout comme la génération ne se résume pas au partage d’un âge, mais existe dès lors que des individus s’en déclarent membres, le cinéma générationnel n’existe qu’informellement, selon un partage de ressentis par les jeunes. Le paradoxe existe certes, de spectateurs souvent plus âgés allant voir des films sur les jeunes, même si les films générationnels possèdent la capacité de ramener les lycéens ou étudiants vers les salles obscures. Beaucoup de cinéphiles ont pu être agréablement surpris en voyant de jeunes personnes se presser dans les salles obscures pour voir Bande de filles (Céline Sciamma, 2014) ou Divines (Houda Benyamina, 2016), comme un signe qu’il suffisait de braquer les caméras sur de plus jeunes sujets, d’autres décors et d’autres villes pour attirer de nouveaux spectateurs.

Le cinéma générationnel semble donc ne pouvoir exister qu’au cinéma, lorsque des milliers d’adolescents ou d’adultes se retrouvent et acquièrent des références communes, des répliques qui les feront s’esclaffer ou deviendront des phrases à se répéter. Ce phénomène peut-il se reproduire sur les plateformes, dont les séries originales marquent bien plus l’époque que les films, lesquels sortent d’ailleurs très souvent au cinéma en parallèle à leur diffusion en ligne, dans les pays autres que la France ? Ici, se renouvelle le constat d’un besoin d’expériences vécues en commun pour créer une génération, terme qui ne regroupe pas uniquement, selon la définition sociologique, des individus ayant vécu un événement historique marquant au même âge. Aller voir le même film, ou qu’une œuvre devienne au fil des semaines « culte », incontournable parmi des amis, des camarades de classe, restent un des phénomènes d’appartenance les plus forts que peut créer l’art. Qu’à la disparition des expériences communes ait succédé la diversification presque infinie des vécus, et l’effacement, ces douze derniers mois, des salles de cinéma, interroge sur la possibilité de recréer des communautés de spectateurs aussi informelles et pourtant denses.

Tous ces constats appellent des tentatives de définition. Le film générationnel « parle de nous », en tout cas d’une classe d’âge qui se reconnaît dans son histoire et ses personnages et a l’impression que ses aînés ne peuvent pas en saisir les codes, s’identifier autant qu’eux. Il se distingue ainsi du film culte, qui peut se transmettre plus facilement entre générations, et dont l’efficacité ne repose pas sur la subjectivité collective que partagent ceux qui l’apprécient. Mais son emprise, son importance, diminue en fonction de la petite taille de son sujet : Première année (Thomas Lilti, 2018), récit prenant sur des étudiants en première année de médecine à Paris, parlera à tous ceux qui se sont attaqués aux études de médecine, mais moins aux autres. Ainsi les groupes d’identification se découpent selon les catégories de spectateurs, y compris d’un point de vue économique ou sociologique : Les Amitiés maléfiques (Emmanuel Bourdieu, 2006), intéressante exploration du monde des étudiants en lettres, ne peut pas devenir universel du fait des ambitions littéraires de ses personnages, du milieu très parisien qu’il dépeint. A contrario, tout film sur les jeunes ne traite pas par essence d’une génération : malgré toute sa réussite formelle, Nocturama (Bertrand Bonello, 2016) s’avérait consternant d’un point de vue narratif, car les jeunes gens qu’il figurait ne représentaient nullement leur génération, celle des années 2010.

À la sortie de Trois souvenirs de ma jeunesse en 2015, de nombreuses connaissances y ont vu, bien que son action se passe dans les années 1980 et 1990, le portrait de notre génération. Dans les années qui ont suivi, j’ai montré ce film à plusieurs amis, d’origines sociales et de nationalités très différentes. Tous l’ont apprécié, ont été marqués au plus profond d’eux par le scénario de Desplechin, la passion qu’il exprimait, et les parcours de vie apparemment universels des deux personnages principaux. Ces qualités annulent quelque peu les a priori sur le cinéma générationnel, puisque chacun, semble-t-il, peut s’identifier aux parcours d’adolescents français bien des années avant sa naissance, dans un monde étranger et révolu. Il faudrait donc distinguer le cinéma générationnel des « films d’une génération », les œuvres traitant d’une classe d’âge à celles qui en marquent une, indépendamment de leurs sujets. Mais un tel constat renvoie aux questions de goûts et de fréquentations des salles : si des succès surprenants au box-office comme Des hommes et des dieux (Xavier Beauvois, 2010), Une séparation (Asghar Farhadi, 2011) ou Winter Sleep (Nuri Bilge Ceylan, 2014) ont marqué certaines années, et donc différentes générations, il est difficile de découper leur public en tranches d’âge. En particulier en raison de la réussite des options cinéma-audiovisuel dans les lycées, qui forment chaque année des milliers de jeunes cinéphiles, de spectateurs plus enclins à fréquenter les cinémas que leurs congénères. À défaut de profiter d’un seul film générationnel, ceux-ci pourront se souvenir des œuvres sorties entre leurs quinze et leurs dix-huit ans, avant de poursuivre ou non leur exploration du septième art. Ce faisant, le cinéma générationnel ne semble aussi ne pouvoir émerger, dans les consciences et les analyses, qu’avec un terreau dense de salles et de jeunes spectateurs, base de l’expérience partagée et des échanges, pendant et après la séance, pour se rendre compte que le film projeté traite d’un même vécu, de mêmes souvenirs.