
Monsieur Deligny, vagabond efficace de Richard Copans
Le documentaire de Richard Copans est la retranscription de multiples expérimentations, de pratiques nouvelles envers les enfants autistes et mutiques, inventées sur le tas, dans des tentatives au long cours.
Le regard, d’abord, ne comprend pas. Pourquoi ce petit-déjeuner préparé puis entamé en silence, sans paroles ? Pourquoi aucune musique, aucune radio, aucun « Comment vas-tu ? » ou « Tu as bien dormi ? » ? La première scène de Monsieur Deligny introduit de la sorte la pratique de sa communauté à Monoblet, fondée sur l’action et la vie ensemble, et justement un certain silence. Cette étrange ouverture illustre en fait la matière du film. Dès 1967, dans ce village du Gard, Fernand Deligny se concentre sur les enfants mutiques, en choisissant de ne pas leur parler, du moins pas à outrance ; et l’expérience paraît si concluante que plusieurs des jeunes et des soignants de l’époque apparaissent encore dans le documentaire de Richard Copans.
Sorti directement en VOD, en raison du confinement, sur le site de son distributeur Shellac et sur d’autres plateformes, Monsieur Deligny est autant un film sur la psychiatrie que sur le cinéma. Son héros développa en effet une amitié de travail avec François Truffaut, dont il relut le scénario des Quatre cents coups (1959) – le réalisateur le remercia en lui versant un petit chèque de droits d’auteur pour acheter une chèvre ! – et qu’il aida dans la préparation de L’Enfant sauvage (1969), le cinéaste envisageant de faire jouer le jeune Victor par un des enfants de Deligny, avant de comprendre que son mutisme complet empêchait tout travail de tournage. Le spectateur découvrira avec amusement que leur collaboration débuta grâce à André Bazin, que Deligny avait connu à Lille à la Libération dans l’association d’éducation populaire Travail et Culture.
Plus encore, l’éducateur développa pendant sa carrière une véritable pratique cinématographique, fondée sur le constat qu’une caméra est un outil facilement maniable par les enfants dont il s’occupe, et un outil de médiation entre eux et la société : les spectateurs peuvent regarder les images filmées par le groupe et ainsi, pour une fois, se soucier d’eux. Débuté après 1945 dans son initiative pédagogique La Grande Cordée auprès de jeunes « à problèmes », cette ouverture au matériel filmique donnera lieu à un texte éloquent de Deligny : « La caméra, outil pédagogique » (1955). D’un point de vue psychologique, l’approche des « lignes d’erre », grands dessins des trajets réalisés par les autistes qui lui sont confiés à Monoblet, ressemble à une spatialisation digne d’un metteur en scène, en même temps qu’elle signe une clinique reposant sur l’espace, les gestes, davantage que sur la parole : « Nous vivons dans le temps, ils vivent dans l’espace », expliquera l’éducateur pour justifier sa démarche.
Deligny, enfin, réalisera un film, Le Moindre Geste (1971), monté par Jean-Pierre Daniel et soutenu artistiquement par Chris Marker, qui permettra la projection du documentaire à la Semaine de la critique du Festival de Cannes en 1971. Son expérience pédagogique à Monoblet formera le sujet de Ce gamin, là (Renaud Victor, 1976), produit par Truffaut, Claude Berri, Jacques Perrin et Yves Robert et dont la sortie à Paris fut un événement si important que Simone Veil, alors ministre de la Santé, proposa à Deligny un statut expérimental, forme de reconnaissance officielle qu’il refusera. Ce succès d’estime semble clore un parcours commencé à Armentières en 1938, dans ce que l’on appelait encore un « asile d’aliénés ».
Cette inclusion des images dans la pratique éducative, et la curiosité de Deligny pour le cinéma et la littérature, étonnent et plaisent, en même temps qu’elles identifient le héros du documentaire comme praticien à part dans les milieux de l’aide à l’enfance et de la psychiatrie de son époque. Méfiant envers les administrations et les autorités, Deligny se distingue, en entretien, par une formule comme « Permettre, ce n’est pas donner la permission, c’est donner les moyens » ou un commentaire sur une image du Moindre Geste où il explique que, pour lui, un plan rapproché sur un jeune autiste ne parvenant pas à nouer ses lacets possède autant de tension, d’enjeux, que n’importe quelle romance filmique inventée.
Le documentaire de Richard Copans se voit ainsi comme l’archivage et la retranscription de multiples expérimentations, de pratiques nouvelles envers les enfants autistes et mutiques, inventées sur le tas, dans des tentatives au long cours. Une pédagogie imprégnée d’idéaux politiques – Deligny ayant milité au Parti communiste français et cherchant à libérer des enfants jusqu’alors enfermés et méprisés –, incluant les arts et la nature dans l’expérience d’une vie en commun entre éducateurs et jeunes. Curieux objet filmique retraçant un parcours lui-même singulier, Monsieur Deligny est un bel exemple d’analyses multiples dans le genre documentaire : celles des images, des textes écrits par son protagoniste, des cartes et dessins tracés dans les lignes d’erre, de l’ambition et de la conception d’une autre pédagogie. L’ensemble est si fort qu’il se savoure très bien sur les écrans domestiques, en remplacement provisoire des salles de cinéma.