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90’s de Jonah Hill © Diaphana Distribution
90's de Jonah Hill © Diaphana Distribution
Flux d'actualités

Une tristesse vintage. 90's de Jonah Hill

Jonah Hill ne joue même pas vraiment avec le vintage et les fétiches de l’époque, alors que les temps actuels s’y prêtent : il laisse l’image couler.

On connait Jonah Hill acteur de comédies américaines, celles de Judd Apatow notamment. On l’a connu plus sérieux chez Martin Scorcese (Le Loup de Wall Street, 2013) ou Gus Van Sant (Don’t Worry, He Won’t Go Far on Foot, 2018). On le découvre aujourd’hui réalisateur et auteur intimiste d’une presque autobiographie. Durant un été des années 1990, on suit l’intégration de Stevie (Sunny Suljic), treize ans, à un groupe de skaters dans l’infinie banlieue de Los Angeles. Il évolue dans les variations des intersubjectivités adolescentes et découvre tout d’un coup les virées entre potes, l’alcool et les filles.

C’est autant le récit d’un apprentissage que d’un mal-être. Sa mère (Katherine Waterson) est jeune, pas particulièrement absente ni rude. C’est lui que l’on sent contracté. Elle le lui reproche : avant, ils parlaient tout le temps, maintenant il lui hurle dessus, ou se soustrait à son regard lorsqu’il rentre à la maison et efface les marques du tabac. Avec les skaters, pour la plupart plus âgés que lui et « cool », il intègre un monde pré-adulte que Hill montre avec bienveillance et lucidité. Car ce monde n’est pas une protection mais une réduction, une préfiguration du monde adulte, avec ses codes et ses jeux de reconnaissance. Lors d’une de ces soirées dans une maison abandonnée par les parents dont le cinéma américain fait souvent le laboratoire des relations adolescentes, une fille plus âgée remarque la gentillesse de Stevie : « Tu n’as pas atteint l’âge auquel les mecs deviennent cons. » La gêne face au sexe adolescent à l’image, même sobre, engage le spectateur à penser au-delà de l’amusement. Il voit des identités bancales qui se cherchent et se construisent sur des failles, s’approchent et se bagarrent, soldent les comptes de leur enfance et anticipent l’âge adulte. Avec grossièretés et conversations débiles, vantardise et suivisme. En tout cela, 90's parle à tout un chacun. Il y a aussi une violence terrifiante, parfois brutale, dans ce que ce jeune timide et taiseux est prêt à faire pour susciter l’attention des grands, jusqu’à se fracasser plusieurs fois contre des murs, le sol ou une route.

L’enfance que solde Stevie n’a rien de catastrophique – le quotidien de certains des jeunes qu’il côtoie peut être misérable ou violent. Stevie, lui, est blanc, vit dans un pavillon petit et identique à ses voisins mais bien propre, avec sa famille. Son frère (Lucas Hedges) est l’un des personnages les plus intéressants du film, bien qu’absent et mutique. Stevie lui offre un CD, le regard bas, il le jette sur la table sans un mot. Sentiments honteux ? Ce frère est volontiers violent vis-à-vis de ce cadet qui, un soir, ivre, désinhibé, libre, lui hurle : « Tu n’es qu’une petite pédale pathétique et seule ! » Coups et cris. C’est l’une des intensités du film. Un autre jour, la colère rentrée du frère frôle l’explosion, et finalement touche l’humiliation, face à l’un des membres du groupe de Stevie. Pourtant, peu après, sur le canapé en pleine partie de jeux vidéos, le frère parle pour la première fois et raconte leur mère avant la naissance du petit, laisse entrevoir la blessure : elle était très jeune, fumait et voyait des mecs, il parle des sons du sexe, alors qu’elle s’est rangée avec l’arrivée de Stevie.

On voit très peu la mère, elle est à l’extérieur du monde, mais la douceur de Katherine Waterson en fait une observatrice inquiète et tendre. À trois ans près, elle a l’âge du réalisateur, qui sans doute désormais porte sur son presque soi adolescent (ce n’est pas tout à fait une autobiographie) le même regard extérieur, légèrement incompréhensif mais apaisé, qu’une mère peut avoir. Ces deux personnages, le frère et la mère, ont une présence rare, et d’autant plus forte, de quasi-spectateurs dont on cherche dans le regard une direction à donner au nôtre. Leur place s’explique aussi par le fait qu’ils sont joués par des acteurs professionnels, de même que Stevie, quand le reste du casting est amateur ou débutant.

À l’inverse de cette cellule familiale problématique, de laquelle la fuite parait de plus en plus nécessaire et inévitable, Ray (Na-Kel Smith), le leader du groupe, cool et charismatique, dont tout le monde cherche la reconnaissance, devient un modèle pour Stevie. Leur amitié, par leur différence d’âge et l’asymétrie de leur regard, est une nouvelle fraternité, de celles que l’on choisit, plus encore ici en dehors de sa classe et de son ethnie – Ray est noir, pauvre, c’est celui qui porte le regard le plus pessimiste sur eux tous, des paumés qu’il aime néanmoins.

Le grand attendu du film est sa représentation des années 1990, des années que l’auteur de ces lignes a raté de peu, né dans leur première moitié, mais qu’il a vécues par l’intermédiaire de ses frères, rendant peut-être plus vif le thème générationnel présent à l’image. La salle est emplie de trentenaires. Jonah Hill montre le sens d’une époque pour l’intime. On y voit les marqueurs culturels et l’atmosphère qui parlent à une génération de yuppies sur le mode vintage, et l’on s’amuse d’ailleurs d’y voir les similitudes avec les tendances d’aujourd’hui – des baskets blanches partout !  – et, bien sûr, les lettres de noblesses aujourd’hui acquises par la contre-culture hip-hop, et dans une moindre mesure celle du skate ; enfin, le format carré et le grain de l’image. À la recherche d’une mémoire, Hill donne surtout à voir une vision glorieuse de la classe moyenne inférieure américaine, ses condominiums étalés, une légère perdition, le refuge dans l’appropriation d’une culture afro-américaine révoltée par des Noirs pas très pauvres ou des Blancs pas très riches, comme Stevie. Ces années 1990 sont aussi le moment du déclin de ces ni riches ni pauvres, déjà hagards, aujourd’hui happés par les tweets de Donald Trump. 

Le ton est-il nostalgique pour autant ? Ce qui semble certain est que le regard n’est pas particulièrement propre à notre époque, il ne tient pas de la révolution esthétique, mais du regard intime sur un passé révolu que le cinéma fait revivre un instant, et qu’à vrai dire il fait souvent revivre. On est marqué ici par l’authenticité, qui n’intellectualise pas ni ne vise la virtuosité. Jonah Hill ne joue même pas vraiment avec le vintage et les fétiches de l’époque, alors que les temps actuels s’y prêtent : il laisse l’image couler. Son format carré est un gadget qui peut énerver. L’image est composée avec justesse, de la même manière que le récit d’une heure et vingt minutes a une densité bien construite, ce qui impressionne pour un premier film. On pense au très resserré Paranoid Park (2007) de Gus Van Sant, qui filmait avec une intensité folle un skateur pris dans le drame de son adolescence et de l’exceptionnel – un meurtre, même si la comparaison s’arrête là et serait, d’ailleurs, injuste. 90's renvoie à une fascination américaine pour la dualité de sa culture de fin du XXe siècle, puisqu’il s’agit à la fois de filmer les marqueurs d’une époque, encore présents dans les sensibilités, et de filmer spécifiquement cette époque très imprégnée d’image et les débuts du caméscope, les cassettes, le cinéma amateur.

90's reprend sans révolution le meilleur du cinéma américain indépendant – réalisme, modestie et émotion. C’est un authentique drame, qui rappelle à soi, contracte des douleurs intimes et relâche – il y a quelques moments de découplage entre l’image devenue muette et la musique qui créent une grâce. Ce n’est alors pas du rap, la bande-son d’une époque que le film nourrit à souhait, mais un funk plus flamboyant, voire un jazz qui rompt un peu avec les codes culturels de ceux qui sont montrés. On sent dans ce décalage le regard du trentenaire embourgeoisé d’aujourd’hui. C’est la vraie imagination cinéphile du souvenir, qui se fait avec le son d’aujourd’hui, une musique d’alors que l’on écoute encore et peut-être d’autant plus maintenant. Le réalisateur a aussi ajouté une bande originale, plus dramatique, du grand Trent Reznor. C’est que Hill assume son regard. Jusqu’à l’excès : un acteur célèbre qui débute à la réalisation en parlant de lui, en prenant une époque et une culture à bras-le-corps, ça a quelque chose de terriblement égotique. La justesse touchée par Hill y ajoute la réussite individuelle et l’introspection publique. Pas étonnant que le film plaise tant aux médias américains. Fourthgrade, le simple du groupe qui pose des questions stupides et filme sans cesse, veut être cinéaste ; 90's se termine sur son contre-film, tourné sans les artifices du cinéma, qui paraît moins juste que le film, que l’on y voit un artifice vintage inutile, ou la preuve que le cinéma est plus vrai que le souvenir.

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.