
Habiter le monde
Avec l’accélération universelle nous étions à la fois globalisés et pris à la gorge dans un temps de plus en plus court, sans horizon. Comment réduire nos dépendances excessives, briser les pactes asymétriques, et reconstruire des interdépendances solides à toutes les échelles, de la plus locale jusqu’à l’échelle planétaire ?
Nous étions emportés par la « volonté d’une puissance dépourvue désormais de sujet et qui fait de nous ce qu’elle veut 1 ». Nous ne parvenions pas à ralentir le besoin collectif et individuel de nous déplacer de plus en plus vite et loin, le besoin d’acheter, d’augmenter le stock des possibles, des loisibles, sur lesquels nos vies sont juchées, de plus en plus loin du sol commun. La mondialisation n’a cessé de décloisonner le monde, sous l’injonction « soyez commensurables ou disparaissez », comme le notait naguère avec effroi Jean-François Lyotard2. Ce décloisonnement voulu par des forts sans souci des faibles, ce décloisonnement des marchés et du tourisme, qui n’empêche pas les forts de se protéger contre tout ce qui pourrait leur arriver, n’a cessé de détruire des habitats et formes de vie humaine, mais aussi les écosystèmes de milliers d’espèces vivantes, accélérant les nouveaux virus et épidémies, amplifiant la crise climatique, la crise des ressources, l’exacerbation générale de la lutte pour la survie. Et pourtant l’espèce humaine toute entière est co-habitante du monde, dont elle ne saurait devenir un parasite trop puissant sans tuer ce dont elle se nourrit.
Le train fou
Avec la pandémie, nous mesurons d’abord le caractère illusoire de notre imaginaire de l’indépendance, qu’elle soit nationale ou individuelle, de notre imaginaire du survivant, assez fort, assez intelligent, assez élu pour se sauver tout seul. À l’ombre de notre culte de l’émancipation, de notre légitime détestation de toutes les servitudes, nous avons laissé s’étendre l’exclusion, la part de plus en plus grande de nos sociétés considérée comme superflue, insignifiante. C’est au moment du confinement que nous mesurons cette solitude volontaire à laquelle nous nous sommes livrés. C’est au moment où nous pourrions les perdre, où nous ne pouvons plus les toucher, que nous mesurons l’importance de nos liens et l’étendue de nos attachements.
Avec la pandémie, on a mesuré le caractère terrible des inégalités, avant tout des inégalités de logement, et on a vu le caractère risible des frontières, des prétentions à se barricader, à se sauver tout seul, l’appel à une hospitalité prudente qui sait l’hostilité possible, l’appel à une solidarité tant locale que mondiale : l’appel à une solennelle « déclaration d’interdépendance 3 ». Mais je crains qu’après cette crise chacun renforce encore ses protections, son insensibilité au destin des autres, et qu’elle laisse derrière elle un paysage où toutes ces inégalités auront été creusées, plus irrémédiables que jamais.
C’est comme si une fatalité inéluctable, un instant suspendue au-dessus du monde, allait reprendre de plus belle, écrasant les frêles espoirs de solidarité qu’on avait pu entrevoir. La tentation va être grande de désirer que tout reparte très vite, d’autant plus vite, dans la fuite en avant. La tentation va être grande de ce retrait hors du monde commun, dans le rêve surhumain d’un exode extra-planétaire, et dans la réalité sordide de villes closes et de sociétés encapsulées, en guerre pour les dernières ressources. Il s’agira toujours de sauver les nôtres, en abandonnant les autres, les superflus, en laissant la crise démanteler ce qui restait de règles sociales et de droits internationaux.
La reprise
Pourtant, cette crise est apparue à beaucoup, de tous les milieux d’opinions, de toutes les sphères d’activité, de toutes les régions du monde, comme une occasion, un kairos, une chance. Mais prendrons-nous le temps de ralentir, de réfléchir, de comprendre qu’on ne comprend pas tout ? Il faudrait commencer par laisser simplement passer le temps sur nous, sentir que quelque chose nous arrive. Comment faire pour ne pas trop vite rebondir et réagir ? Arendt nous disait précisément que cela n’était pas encore de l’action. Elle disait aussi que nous ne sentions plus ce que nous faisons. Sentirons-nous, comme le commente Kierkegaard dans La reprise, lisant le livre de Job, que tout ce qui nous a été donné peut nous être repris ? Et si cela nous est redonné, qu’en ferons nous ? Comment ne pas recommencer comme avant ?
On sait depuis Canguilhem que la santé n’est pas le retour illusoire à un état avant la maladie ou l’accident : c’est la capacité à réorganiser la vie de manière durable après coup, en réinventant une forme de vie capable d’intégrer ce qui est arrivé. Cette crise est l’occasion de découvrir qu’on pouvait arrêter, sinon tout, du moins beaucoup de choses, pendant quelques temps, qu’on en avait les moyens et qu’on ne le savait pas. Ce qui semblait impossible est arrivé. C’est l’occasion de faire le travail proprement critique de tout trier, non seulement chez nous, mais dans nos vies, et dans notre vivre-ensemble : ici chacun d’entre nous est en position, comme le propose Bruno Latour, d’être un « interrupteur de mondialisation4 ». Qu’est-ce que résolument l’on maintient et continue, qu’est-ce que délibérément l’on décide d’arrêter, et qu’est-ce que l’on est prêt à commencer, à recommencer ensemble ?
Cette crise est l’occasion de redéfinir les priorités et les hiérarchies, notamment celle des métiers, les plus indispensables étant souvent les plus fragiles, les plus précaires, les plus exploités, tous ceux qui ne peuvent se faire qu’« en personne ». Les métiers essentiels, les circuits de production de l’alimentation et des biens de première nécessité, le maintien des services et réseaux (eau, déchets, électricité, poste, l’accès au numérique5 etc.), le système de santé, les soins aux personnes dépendantes et tout ce qu’on appelle le travail social sans lequel des poches explosives ou implosives peuvent se créer, le système éducatif et de la recherche dans toutes leurs dimensions. Un peu comme lorsque les hoplites fantassins, vrais vainqueurs des Perses, sont revenus dans leurs cités grecques en demandant leur part de pouvoir face aux oligarchies, c’est non seulement notre économie mais notre conception un peu formelle de la démocratie qui peut en être chamboulée.
Cette crise est aussi l’occasion de repenser le sens et la forme de nos frontières. Les frontières ont une histoire qui correspond à celle des régimes politiques. Les marches des empires multinationaux de jadis ne sont pas les frontières linéaires des États-nations, ni celles des États fédéraux, ni celles encore très différentes des sociétés d’immigration, pour reprendre le Traité sur la tolérance de Walzer où il distingue divers régimes de cohabitation6. Le passage du régime impérial à celui de l’État-nation a été jadis celui de tous les dangers (pensons à la fin de l’Empire Ottoman7). Au tournant d’une nouvelle mutation, les frontières des États contemporains sont aujourd’hui bouleversées par la mondialisation financière et numérique, les migrations forcées avec leurs campements misérables, l’évasion fiscale et les mafias internationalisées qui échappent à tout contrôle. Comment retrouver des frontières qui répondent à leur nécessaire fonction anthropologique de différenciation, de clôture, de solidarité interne à une société, et qui permettent à la fois de reconstituer les règles d’une interdépendance et d’une hospitalité mondiale qui nous manque ?
Les frontières sont des machines à ralentir les échanges, à leur donner de la valeur, à leur donner leur juste prix. Avec l’accélération universelle nous étions à la fois globalisés et pris à la gorge dans un temps de plus en plus court, sans horizon. Comment réduire nos dépendances excessives, briser et accepter que soient brisés les pactes asymétriques, et reconstruire des interdépendances solides, mutuelles, des pactes durables, à toutes les échelles, de la plus locale jusqu’à l’échelle planétaire ? C’est une des conditions de recomposition de nos démocraties, aujourd’hui bien malmenées : ne pas sous-traiter leurs frontières à une ceinture d’États non démocratiques, et retrouver les moyens de la perception et de l’action sur le temps long.
Co-habiter le monde
Cette crise est finalement l’occasion de repartir de cette chose si simple, habiter le monde. Aujourd’hui chacun est plus ou moins confiné chez soi. Mais qu’est-ce que « chez soi » ? C’est avant tout le lieu des inégalités les plus foncières, dont on est en train de mesurer la gravité8. Dans le même temps, on mesure l’importance, pour qu’il y ait un dedans, du fait qu’il y ait un dehors. Habiter ne saurait être longtemps confiné. L’habiter est aussi large que l’envers de nos corps, glissés parmi d’autres, comme une aire d’usages qui se condense et se dilate au gré de nos actions et distractions. Nos sociétés traitent l’habitat comme un bien parmi d’autres, et l’on parle au mieux du droit au logement. Comment celui qui n’a pas de logement pourra-t-il reprendre pied, renouer des liens, se refaire une capacité de travail, garder un minimum d’estime et de maintien de soi ? Le SDF qui n’a pas d’intimité possible, parce qu’il n’y a plus de séparation possible entre le dedans et le dehors, ne peut être propre. Il faut avoir un dedans pour se cacher, se changer, et pouvoir sortir. Et réciproquement. Qu’est-ce qu’un prisonnier ? Quelqu’un qui ne peut pas sortir ne peut pas habiter ni réapprendre à habiter ! Habiter est donc non seulement un droit civique radical, fondement concret de tous les droits et sans lequel ceux-ci sont des chimères, mais simplement une condition inaliénable de l’existence9.
Et puis nous devrons tôt ou tard rapporter la croissance de nos échanges à sa condition de possibilité dans le fait qu’il y ait des habitants, et penser l’économie dans les limites d’une écologie soutenable, dans le sens où la terre est notre habitat unique, et ultime. Oui, l’habiter est premier par rapport au reste de l’économie, dans sa double-entreprise de productivité industrielle et de consommation marchande. Car la première veut que le monde naturel ne soit qu’une ressource infinie et gratuite de matières premières, et que l’histoire ne soit qu’une évolution linéaire où toutes les sociétés doivent passer par les mêmes stades de développement. Et la seconde suppose la réduction de l’humanité à l’uniformité de l’homo economicus livré au désir mimétique d’acheter indéfiniment et de rester solvable. Nous n’en pouvons plus de cette déchirure écartelée entre une mégapole numérique qui veut la vitesse et la communication généralisée (qui prétendrait nous dématérialiser, nous délocaliser, mettre nos cerveaux en réseaux…), et de l’autre côté nos corps, qui demeurent bêtement plantés ici ou là, obligés d’être là où ils sont, interdits d’ubiquité ; on ne change pas de corps (non plus que de langue ou de culture) comme de chemise.
Lentement mais sûrement nous sommes donc en train d’éprouver dans notre économie, au sens le plus ample de ce terme, ce que la pensée philosophique du xxe siècle n’a cessé de ruminer, le passage d’un duel « sujet-objet » au rapport d’appartenance mutuelle et asymétrique entre les « sujets » corporels, vulnérables et périssables que nous sommes, à un « monde » toujours déjà habité et cohabité – et plus durable que nos vies éphémères. Le monde nous a d’abord été donné à habiter, à cohabiter, à interpréter diversement, sans prétendre en faire notre œuvre ni notre propriété. André Gide dans son retour du Tchad raconte et décrit à Bongor au bord du Logone les cases en obus des Massa comme un des plus beaux habitats humains10, si géométriques que quasi-naturels, avec la cohabitation du bétail, des hirondelles et des chauves-souris. Derrière ce regard d’esthète, il me semble discerner une pensée véritablement critique, qui fait de la simplicité et de la dignité de l’habitat Massa les bases d’une « économie transcendantale 11 ». Je dirais que la subjectivité transcendantale des habitants est au fond la tige porteuse de toute économie – et que les limites écologiques sont les limites de toute économie possible. Car c’est bien une condition universelle, partout dans le monde, pour les humains, que de devoir quotidiennement porter l’espace physique de leur logement à la dignité d’habitat, d’un chez soi qui exprime pleinement leur forme de vie et leur manière d’être au monde-avec.
Car il n’y a pas d’hospitalité possible si personne n’est chez soi, ni chez autrui ! Nous habitons chez d’autres, parmi d’autres, il n’y a pas d’habitat solitaire. On habite par autrui, avec autrui, et pour autrui. On découvre l’existence à partir d’une demeure familière d’où l’on apprend peu à peu à sortir, où l’on apprend à cohabiter, à prendre soin les uns des autres et de l’espace commun, et c’est ce temps du soin, sans prix ni salaire, que l’économie marchande ignore. Nos habitats sont des co-habitats, nos habitudes sont des co-habitudes — d’où d’ailleurs la lenteur et la difficulté à changer nos habitudes, plus profondes et lourdes que nos opinions.
En décrivant ces cohabitats élémentaires et délicats, cet oikos du monde cohabité, André Gide rouvrait peut-être une ancienne conversation avec son oncle Charles, l’économiste, qui avait cherché à repenser l’économie sous le signe de la mutualité et des coopératives non tant de production que de consommation. C’est aussi cela que nous n’avons pas assez pensé. Qu’est-ce qu’être consommateur ? Que pouvons-nous acheter ? Est-ce que l’habitat fait partie de la consommation ? N’est-ce pas une condition de l’existence économique elle-même ? Comment entrer dans les échanges si l’on n’a pas de quoi en sortir ? Et pour montrer de quoi l’on est capable, et se montrer, ne faut il pas pouvoir se retirer, se régénérer, se préparer ? Il faudrait donc que chacun dispose d’une dotation d’habitat, mais inaliénable, indisponible aux échanges marchands.
Si l’habitat est la condition et la mesure de l’économie, la conséquence en est l’équivalence des habitats, qui sont moins alors une addition d’objets que l’horizon limite sur lequel nous évaluons et partageons nos biens, usages et attachements. On peut affirmer que et cet horizon est a priori équivalent pour chacun. Ce principe de l’équivalence des habitats ne fonde aucune économie, mais donne un point d’appui pour critiquer sans fin toute économie, et pour augmenter la densité œconomique du monde, sa diversité en styles et formes de vie, en manières d’habiter ce monde où nous sommes ensemble confinés.
- 1. Jan Patocka, Platon et l’Europe, Paris Verdier 1983, p.14 (texte rédigé en 1973, juste après le rapport du Club de Rome, auquel il fait brièvement référence).
- 2. Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris Minuit 1979, p.8.
- 3. Voir tous les travaux récents de Mireille Delmas-Marty.
- 4. Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise », AOC, lundi 30 mars.
- 5. L’accès au wifi gratuit et universel, une impossibilité ?
- 6. Michaël Walzer, Traité sur la tolérance, Paris Gallimard 1998. Ces régimes sont plus ou moins aptes à combiner la reconnaissance des attachements communautaires et la revendication des libertés individuelles.
- 7. Olivier Abel, « Le conflit des mémoires. Débris ottomans et Turquie contemporaine », Esprit, janvier 2001, p.124-139.
- 8. Lewis Mumford (La cité à travers l’histoire, Paris Seuil 1964) a montré comment dans la Rome antique tardive les pseudos citoyens n’habitaient souvent plus que des alcôves à dormir dans des immeubles à étages surbaissés, et vivaient dans les thermes et les cirques, et il en soulignait l’importance dans l’effondrement moral de Rome.
- 9. Peut-être faut-il réinventer l’habitat comme droit civil, liberté fondamentale, l’équivalent aujourd’hui de ce que fut l’invention de l’habeas corpus dans le vieux droit britannique.
- 10. André Gide, Journal 1939-1949 Souvenirs, Gallimard La Pléiade 1954, p.879-883. Gide, qui y croise alors le jeune Théodore Monod, décrit aussi, de manière quasi-ethnographique, des danses autour des tam-tams à l’orée de la nuit, le cercle où ils viennent tour à tour, seuls ou à plusieurs, se montrer et se retirer, interpréter le rythme dans cet espace de comparution mutuelle qui représente bien le monde au sens humain et politique que lui donne Arendt.
- 11. C’est l’intitulé d’un cours que j’ai donné à Bongor en 1978, où je lisais les grands textes de Karl Marx non sous la coupure d’Althusser mais sous l’intuition de la phénoménologie de Michel Henry, qui faisait de la subjectivité organique (corporelle) transcendantale du travailleur la tige porteuse de toute économie.