
Un mois de guerre en Ukraine !
Pour Poutine, le massacre sous les bombes n’est que leur renvoi au néant des Ukrainiens, qui s’acharnent à ne pas comprendre qu’ils n’existent pas. Pourtant, un mois de résistance ukrainienne acharnée a plusieurs effets remarquables. Avec le retour au pays des soldats russes blessés, notamment, une autre version des faits va se diffuser au sein de la population.
Depuis la prise de pouvoir de Poutine, les guerres russes sont marquées par un usage délibéré de la terreur militaire contre les populations civiles, ce qui implique la destruction de leurs lieux de vie et de survie : les espaces urbains, les hôpitaux, les théâtres, les ambulances, les bus etc. sont systématiquement visés. Comme à Grosny (1999-2000), Alep (2012-2016) et désormais Marioupol (février 2022- ?), ce style de guerre se termine par la destruction de près de 90 % des infrastructures urbaines. Pour la ville moyenne du Donetsk Volnovakha, la destruction est totale. Les petites villes et les villages ukrainiens ne sont pas épargnés lors de l’invasion : dans la région de Kyiv, trente-deux communes sur soixante-neuf sont détruites. Que sont devenues les populations civiles qui n’ont pas pu s’enfuir à temps (en général, les plus vulnérables physiquement et les plus précaires économiquement) ? Dans les espaces ruraux, où l’habitat est dispersé, la moindre présence de journalistes et de témoins extérieurs rend difficile la documentation en temps réel des ravages. Les guerre russes urbicides n’épargnent pas les campagnes1…
Une fois toute possibilité matérielle de survie détruite, le changement démographique du lieu est inéluctable : soit les habitants ont pu s’enfuir à temps, soit ils ont été massacrés dans les bombardements, et les survivants sont l’objet d’une répression féroce, où la déportation imposée vers la Russie s’accompagne de nombreux crimes contre l’humanité.
L’indifférence absolue à la valeur de la vie humaine, que l’on constate aussi vis à vis de l’opposition russe, est une des caractéristiques historiques fondamentales des dictatures. Qu’elles soient fascistes ou totalitaires, les dictatures du xxe siècle, comme celles du xxie siècle, sont marquées par le choix de la violence à l’intérieur comme à l’extérieur du pays pour gérer les conflits. Une des conditions de l’inscription sociale de cette violence dans la société est la définition de l’ennemi principal comme « autre » (national, ethnique, religieux, social etc.), dont il faut logiquement « nettoyer » l’espace déterminé comme « sien ». Mais dans la guerre en Ukraine en cours, l’argument n’est pas celui-ci ; au contraire, loin d’être « autre », l’Ukraine est définie comme appartenant au cercle du « même », comme étant la Russie, et les Ukrainiens sont posés comme étant « nous » par Poutine, à tel point qu’une nation séparée n’est pas nécessaire, sauf si quelques « nazis » au pouvoir sont non seulement « drogués » mais têtus… Or les « nazis drogués » n’appartiennent à aucun autre pays que celui des innombrables ectoplasmes idéologiques dont accouchent les mensonges politiques. Les massacres sous les bombes ne sont donc que le renvoi au néant des Ukrainiens, qui s’acharnent à ne pas comprendre qu’ils n’existent pas.
Un mois de résistance acharnée – aussi imprévue par les élites diplomatiques et journalistiques occidentales que cette guerre, dont l’infamie masque le non-sens – a plusieurs effets conjugués, tous remarquables. Avant tout, cette résistance protège les portions de l’espace national chèrement défendues.
Ensuite, en se prolongeant, elle augmente la durée de l’accès aux informations en temps réel et fragilise ainsi collatéralement la désinformation de l’agresseur. À Grozny ou Alep, le pouvoir de Moscou ne pouvait accomplir ses crimes majeurs contre les civils que sous la condition de leur peu de visibilité collective immédiate et du brouillage de leur sens pour l’extérieur, sinon de leur réalité. L’efficacité partielle des récits de désinformation venus de l’agresseur détermine la réalisation et le succès de ce que ces récits cachent : le choix de crimes de guerre et contre l’humanité à large échelle comme stratégie.
L’enjeu du brouillage est donc décisif pour un pouvoir politique qui, pour chacun de ses crimes, construit une réalité en suivant les méthodes éprouvées du stalinisme. Ainsi les réfugiés de Marioupol, déjà martyrs, sont-ils emmenés côté russe et filmés pour la propagande d’État. C’est la vérité même du récit de leurs souffrances qui servira, une fois retournée, de matériau pour le mensonge d’État destiné aux Russes et leurs alliés. Mais une fois nourris devant les caméras, comment imaginer que les réfugiés ukrainiens seront libres de parler et de se souvenir d’une guerre dont la simple mention est un crime ? D’une façon générale, il y a une effrayante malignité à utiliser les images des souffrances que l’on inflige comme des preuves manifestes du mensonge asséné qui inverse les responsabilités. C’est comme si les « nazis » avaient utilisé les images des camps de concentrations pour expliquer que les juifs s’exterminaient eux-mêmes… Il y a donc deux crimes : celui qui détruit le corps des victimes urkainiennes sous les bombes et celui qui roule l'âme des téléspectateurs russes dans l’assentiment forcé à une fausse réalité. Le second est un crime de perversion, ce mécanisme psychique qui ne peut être mis en jeu politiquement que dans la domination. C'est la pire forme du mensonge, celle qui retourne la réalité morale du monde comme une chaussette.
Mais à l’extérieur du cercle poutinien des morts physiques et psychiques, en ce mois de mars 2022, le crime contre la paix, le crime d’agression de l’Ukraine, ainsi que la sauvagerie des bombardements contre les civils, ne peuvent plus être sérieusement niés, grâce à cette fenêtre ouverte par la résistance ukrainienne sur le paysage des faits avérés.
Enfin, un troisième effet collatéral et extraordinaire de la résistance ukrainienne est d’ordre géopolitique. En immobilisant l’avancée russe au plan militaire, et sans rien résoudre en théorie, elle repousse le choix épouvantable devant lequel le pouvoir de Moscou a placé le monde : soit une victoire de l’agresseur, dangereuse et avilissante pour l’avenir de l’Europe, avec une partition de l’Ukraine et des remerciements internationaux au sinistre dictateur qu’il ne faut pas « humilier », soit une double mise en péril du pouvoir du dictateur, c’est-à-dire un recul militaire sur le terrain et une fragilisation de son image internationale, dont on peut supposer qu’il en redoute la diffusion même partielle à l’intérieur de la Russie. Or avec le retour, non pas du corps des soldats morts qui sont en grande majorité brulés, mais des blessés, une autre version des faits va inéluctablement se diffuser au sein du peuple russe. Pour un dictateur tellement riche et puissant qu’il n’a plus rien à lui que son image, le dévoilement de son immense et hideux mensonge devant les Russes mêmes, dans un procès public par exemple, constitue un risque insupportable, un abîme qui lui fait de l’œil tant qu’il a le doigt sur un bouton rouge. Dans cette seconde possibilité, la menace pour le monde est existentielle.
La résistance ukrainienne, en élargissant chaque jour un présent suspendu, déplace ces deux perspectives épouvantables sans résoudre l’impossible alternative. Ce faisant, elle fait gagner un temps précieux pour la planète et sauve les possibilités d’imprévus, les éventuelles bascules positives venues de Russie ou d’Europe, et les initiatives diplomatiques transversales (turque, israélienne ou autre). Elle permet un temps de latence, au cours duquel le génie humain travaille à des solutions, par exemple pour sauver la population civile de Marioupol… Elle écrit une grande page de l’histoire du monde.
- 1. La notion d’urbicide a été élaborée par Bogdan Bogdanović, architecte et maire de Belgrade pendant les guerres en ex-Yougoslavie. Voir B. Bogdanović, « Urbicide ritualisé », trad. par Mireille Robin, dans Véronique Nahoum-Grappe (sous la dir. de), Vukovar, Sarajevo… La guerre en Ex-Yougoslavie, Paris, Éditions Esprit, 1993. Dans la propagande et l’idéologie guerrières, instrumentalisant la littérature classique, on observe une véritable haine des villes, dénoncées comme décadentes, artificielles, féminisées, bavardes, vaniteuses, luxueuses, mensongères, matrices des fausses valeurs. La ville était l’ennemi civilisationnel du « guerrier paysan serbe » (Lamartine), taiseux, viril, mourant héroïquement sur la terre nue de ses ancêtres. Voir aussi V. Nahoum-Grappe, « Poétique et politique : le nationalisme extrême comme système d’images », Tumultes, vol. 1, n° 4, 1994, p. 149-177.