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Ecrans noirs en Grèce

juin 2013

Le signal s'est éteint. Le mardi 12 juin le premier ministre grec Antonios Samaras a annoncé la fermeture de la compagnie de radiotélévision publique grecque, ERT (Elliniki Radiophonia-Tileorasi), provoquant ainsi un choc d'importance dans l'opinion et le pays, où un appel à la grève générale a été lancé dès le lendemain. Cette fermeture a été présentée comme le moyen d'un assainissement et d'une restructuration de la compagnie: les employés de l'ancienne structure sont momentanément licenciés mais pourront se porter candidats à des postes dans la nouvelle structure en fonction de leur mérites. Il n'est pas besoin de s'étendre bien longtemps sur la brutalité de cette mesure, évidente, que tous les observateurs ont soulignée, et qui n'a pas manqué de susciter chez les éditorialistes des références à la Junte, la dictature des années 1969-1974, dont le souvenir est encore vivace. Pour la partie de la population vivant dans des endroits isolés et où la retransmission des médias privés n'était pas assurée, les villages de montagne du Péloponnèse et des Balkans et les îles éloignées de la mer Egée et du Dodecanèse, la télévision et la radio publique étaient le seul ou le principal moyen d'avoir accès à l'information. La fermeture d'ERT risque ainsi de porter atteinte au principe de service public universel de l'information.

 

 

Cette décision peut se comprendre comme une réponse à l'injonction de la Troïka, FMI,   Commission et BCE, qui dirige en principe le renflouement grec, de licencier environ 2000 salariés pour le mois de juin, dans le cadre du versement de la prochaine tranche du prêt dont le pays bénéficie en échange de la mise en place d'un programme d'ajustement structurel, qui prévoit au total le licenciement de 15 000 agents publics en 2013-2014.

 

 

ERT était souvent présentée comme un exemple particulièrement probant de service public dysfonctionnel. Mais l'était-elle au point qu'il faille prendre une mesure si drastique, voire arbitraire? La restructuration de la compagnie dans le cadre de sa personnalité juridique actuelle, sans écran noir, aurait pu être une alternative. Par ailleurs, plusieurs restructurations ont précédé celle-ci, supprimant déjà un certain nombre d'emplois. Or l'on insiste souvent sur le caractère profondément enraciné des problèmes de la compagnie, et sur des avantages acquis ne pouvant être révoqués sans qu'il y ait conflit social. Les problèmes d'ERT sont souvent compris en lien avec le clientélisme profondément enraciné du système politique grec, où encore récemment, après l'élection de Samaras, les directeurs mêmes des organismes du secteur public étaient nommés non pas en fonction de leurs compétences mais en raison de leurs relations politiques, par exemple dans le cas des Assurances Agricoles grecques  (ELGA) ou pour OAED, organisme de prise en charge des demandeurs d’emploi en Grèce.[1] Où les postes même de fonctionnaire devenaient couramment monnaie d'échange dans le cadre de trafics d'influence. Et l'ERT était souvent publiquement dénoncée comme un exemple de la prégnance de ce type de pratiques. 

 

 

Des médias grecs peu indépendants

 

 

Concernant l'indépendance des médias grecs et la place d'ERT dans ce paysage, il convient également de noter qu'ERT fut créée au moment même de la dictature[2], et était donc dès son origine dépendante du pouvoir, comme elle le fut ensuite, et les gouvernements successifs ayant eu une influence importante tant sur la forme que les contenus de la chaîne. Non que le secteur privé soit en meilleure situation: une grande partie des médias grecs privés, qu'il s'agisse de chaînes ou de journaux, fait partie de grands conglomérats privés, sont la propriété de grandes fortunes grecques, et il y a pu y avoir de ce fait des interférences importantes avec leur fonction d'information. Même le journal conservateur Kathimerini, réputé être un media "sérieux", est la propriété d'un grand armateur. [3]

 

 

Le choc de trop?

 

 

Le mémorandum de la Troïka mentionne lui même la reforme de la télévision publique, et impose la mise en place d'un programme de privatisations afin de réduire la place que le secteur public occupe au sein de l'économie et d'accroître la concurrence. Or, ce programme de privatisations piétine actuellement, du fait de l'échec de la vente de DEPA, compagnie d'hydrocarbures, à Gazprom, pourtant censée être le "joyau de la couronne" parmi les compagnies à privatiser, échec causé par les réticences et pressions exercées par la Commission sur Gazprom par rapport aux problèmes de monopole que créerait une telle vente. L'échec de cette vente et l'incertitude qu'il fait peser sur la réussite du programme, déjà particulièrement lent à démarrer, a également pu motiver la décision de d'A. Samaras, en vue de compenser le retard supplémentaire pris sur un point du programme par une avancée dans un autre. Des problèmes entourent également la privatisation de l’entreprise grecque de jeux OPAP[4], concernant en particulier la participation du nouvel actionnaire tchèque aux décisions de la compagnie.

 

 

Certains observateurs ont également relié cette décision à des questions électorales: selon certains l'élection le mois de septembre serait le meilleur moment pour provoquer des élections anticipées, et remettre l'élection à plus tard reviendrait à accepter de subir le choc en termes de popularité de mesures qui seront prises l'an prochain. Il s'agirait également de s'aligner sur les échéances électorales allemandes. Cette question électorale est liée aux questions de coalition: si l'union entre droite (Nouvelle Démocratie, le parti de Samaras) et centre gauche (PASOK socialiste d’Evangelos Venizelos, Gauche Démocratique de Photis Kouvelis) a tenu le coup initialement, elle s'est progressivement déchirée autour de la réticence du PASOK à prendre en charge un coût politique de la rigueur déjà très élevé pour lui, puisque lors des dernières élections une grande partie de son électorat est allée rejoindre SYRIZA, parti de gauche populiste. Cette coalition s'est également divisée autour de la question de la loi antiracisme, à laquelle la ND était réticente, et autour de l'autarcie d'un gouvernement ou les deux partis de gauche étaient marginalisés. Ainsi, les deux chefs du PASOK et de la GD se sont prononcés contre la fermeture de la chaîne, estimant que la restructuration pouvait être poursuivie en conservant l'intégrité de celle-ci. Faire le choix de la suppression de ERT signifierait donc s'exposer au risque d'une chute du gouvernement et d'élections anticipées en septembre. Reste qu'il paraît peu crédible qu'un gouvernement appuyé sur un électorat désireux avant tout de stabilité accepte une telle éventualité, au vu des conséquences graves que cela aurait pour l'image de la Grèce auprès de ses créanciers.

 

 

La décision du gouvernement Samaras peut dès lors être vue comme un pari, d'une témérité excessive, sur la capacité de la société et du système politique grec à supporter un choc de plus, choc surtout symbolique et démocratique cette fois puisqu'il touche la capacité des citoyens à s'informer et être partie prenante des événements en cours. En attendant le Conseil d’Etat grec a suspendu temporairement l’exécution des dispositions de la décision de fermeture d’ERT relatives à l’arrêt de la diffusion de programmes : la formation compétente du Conseil devrait se pencher prochainement sur l’ensemble de la décision[5]. Concrètement, cette décision devrait conduire à la mise en place d’un gestionnaire temporaire des programmes d’ERT en attendant que la nouvelle compagnie de radiotélévision NERIT soit mise en place. Les anciens salariés de l'ensemble audiovisuel continuent à occuper ses locaux et à émettre, et ont reçu un soutien important de la part de l’opinion et plus généralement de l’Europe toute entière. Ce mouvement marque la détresse d'une société grecque face à l'effondrement d'une institution qui, tout en étant symbolique et familière, témoigne à sa façon des problèmes irrésolus de la crise grecque. Le correspondant du journal Le Monde Alain Salles a ainsi beau jeu de souligner qu'en fermant la compagnie, Samaras a réussi l'impossible: rendre l'ERT populaire. [6]

 


[1]. ELGA, OAED et la poursuite de la « fête » post-électorale, journal Kathimerini daté du 4 mai 2013

[2] Le psychodrame quarantenaire d’ERT,  journal Kathimerini daté du 17 juin 2013

[3] L'audiovisuel grec privé tout aussi lié que le public au pouvoir politique, 14 juin 2013, journal Le Monde daté du 14 juin 2013

[4] A la recherche d’un nouveau plan de privatisations, Journal Ta Nea, 17 juin 2013

[5] Injonction temporaire du président du Conseil d’Etat du 17/06/2013 relative au recours du 12/06/2013 de POSPERT (NDLR : Syndicat des salariés d’ERT)

[6] Service minimum pour la télévision publique grecque, Le Monde daté du Dimanche 16-Lundi 17 juin 2013