
Après le rapport de la Ciase
Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église constitue un jalon dans la manière dont est abordée la question des violences sexuelles. Alain Cordier et Antoine Garapon, membres de la commission, et sœur Véronique Margron, commanditaire du rapport, reviennent sur les principaux enseignements de ce travail, notamment sur les modalités d’écoute de la parole des victimes, et les pistes esquissées pour leur rendre justice.
Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), rendu public le 5 octobre 2021, constitue à plusieurs titres un jalon dans la manière dont est abordée la question des violences sexuelles dans l’Église de France, et sans doute au-delà. Alain Cordier et Antoine Garapon, membres de la commission, et sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France et commanditaire du rapport avec Mgr Éric de Moulins Beaufort, reviennent sur les principaux enseignements de ce travail, notamment sur les modalités d’écoute de la parole des victimes, et les pistes esquissées pour leur rendre justice.
Quelques mois après la publication du rapport, peut-on dresser un premier bilan de sa réception, sans doute différenciée selon les cercles – les catholiques, les responsables religieux, les victimes, l’opinion publique plus largement ? Quels sont les points du rapport qui ont le plus frappé ? Lesquels ont été éventuellement contestés ou critiqués ?
Véronique Margron – Il faut d’emblée souligner que j’ai sur la question une vue partielle en raison de mon regard surtout sur la vie religieuse. J’ai néanmoins le sentiment que le rapport a globalement été reçu, et qu’il l’a été avec gravité. Dans les paroisses et les diocèses où je me suis rendue, j’ai rencontré beaucoup de fidèles – des catholiques « de base » si l’on veut – qui prenaient la situation très au sérieux et voulaient réfléchir ensemble. J’ai très peu eu affaire à des attitudes de déni, qui auraient tenté de minimiser l’ampleur du phénomène. Au contraire, j’ai plutôt assisté à de profondes remises en question, parfois très personnelles, de la part de fidèles dont la confiance en l’institution était ébranlée. La prise de conscience m’a paru porter à la fois sur le caractère systémique des violences sexuelles et sur les mécanismes d’entretien du silence qui les a rendues impunies, sur le fait aussi que nombre de gens n’ont pas réagi quand leurs enfants ont essayé de leur parler. En ce sens, les questions portaient davantage sur les façons de s’engager, en tant que fidèle, pour faire en sorte que ces forfaits ne se reproduisent plus.
Alain Cordier, avez-vous constaté le même genre de réactions hors de la communauté catholique ? On peut être frappé par la réaction très grave et très digne partagée par l’ensemble des médias, qui ont pris la mesure de l’ampleur du phénomène et des questions soulevées, mais le plus souvent sans verser dans une critique anticléricale, centrée sur l’institution de l’Église. Comme si chacun se sentait concerné par ce travail et l’énormité de ses résultats.
Alain Cordier – Je partage votre observation sur l’accueil médiatique partagé par différentes sensibilités éditoriales. Je pense que cela peut s’expliquer pour au moins deux raisons. D’abord, il a été bien perçu que nous étions partis de l’écoute des victimes, ce qui n’a rien d’anodin. Lorsqu’on essaye d’appréhender ce drame, j’aime à dire qu’on ne comprend rien tant qu’on n’a pas vécu en profondeur la rencontre avec les personnes victimes. C’est de cette écoute – qui n’est pas un bref entretien ni un examen d’expert, mais une écoute horizontale, en humanité, s’étalant sur plusieurs heures et pouvant donner suite à des développements – qu’a découlé l’intégralité de notre travail, et je crois que beaucoup d’observateurs l’ont souligné. La deuxième raison est le choix de réunir une commission composée de personnalités différentes, à la fois dans leurs convictions religieuses ou non, dans leurs sensibilités ou dans leurs âges. Cela aussi, je crois, a marqué : notre démarche ne relevait pas d’un entre-soi de l’Église, mais adoptait un parti pris d’ouverture.
Enfin, il y a un troisième point qui a peut-être été un peu moins remarqué : notre enquête a révélé le caractère massif des abus sexuels, pas uniquement au sein de l’Église, mais dans l’ensemble de la société française. Cela n’a pas véritablement surpris les professionnels engagés de longue date dans l’écoute des victimes, mais a profondément marqué ceux qui ignoraient l’ampleur du problème. Bien sûr, nous avons également rencontré des résistances, voire du déni, mais celles-ci ne sont apparues que dans un second temps.
Revenons sur votre méthode de travail, qui a été saluée comme innovante. Alain Cordier évoquait l’importance centrale donnée à l’écoute des victimes – l’une des raisons qui expliquent la réception attentive de vos résultats –, qui tranche avec la façon usuelle d’aborder les enquêtes sur les agressions sexuelles. Même dans des séquences similaires, par exemple au plus fort du mouvement #MeToo, la prise en compte de cette parole était une question débattue, que l’on rabattait sur celle de la présomption d’innocence. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la façon dont le témoignage a guidé votre travail ?
Antoine Garapon – En effet, cela n’avait rien d’une évidence ! Mais cela s’est vite révélé pour nous d’une importance capitale. Nous aurions pu faire un rapport strictement quantitatif, comme ceux qu’on trouve dans les tiroirs du Conseil d’État, mais nous ne le voulions pas. Très vite, nous nous sommes rendus à l’évidence que, tant qu’on n’a pas entendu les victimes et qu’on ne s’est pas trouvé confronté à l’horreur dont elles témoignent, on passe à côté de quelque chose. Nous sommes donc tombés d’accord pour que tous les membres de la commission participent aux entretiens. Pour certains, cela s’est avéré très dur – ceux qui le souhaitaient ont d’ailleurs pu bénéficier d’un suivi psychologique –, mais cela nous a paru à tous indispensable.
À mesure que notre enquête avançait, nous avons été frappés par l’incroyable scandale que constituaient les faits, et qui n’avaient suscité aucune émotion, ou presque, au sein de l’Église jusque très récemment. Une institution qui promet le salut détruit en vérité des milliers de vies, sans que cela ne choque aucun de ses responsables. Cette absence d’indignation nous a frappés de bout en bout. Réciproquement, c’est à la lumière de ce non-événement, scandaleux, qu’il faut comprendre l’événement qu’a représenté la réception de notre rapport le 5 octobre 2021, et le retentissement qui l’a accompagné. Nous avons constaté un changement d’attitude chez des responsables ecclésiastiques que nous suivons depuis des années, et qui prenaient conscience de leur rôle dans la perpétuation de ces violences. De même, l’idée radicale selon laquelle l’Église, institution divine, n’est justiciable d’aucune interpellation de la part de laïcs, pas plus que d’un audit ou d’un mouvement d’opinion, n’est plus si unanime parmi les fidèles, dont beaucoup ont choisi leur camp.
Véronique Margron, comment interprétez-vous cette place nouvelle faite à la parole de la victime, et la façon dont elle affecte l’Église aujourd’hui ? Une victime n’a pas tout à fait le même statut qu’un pauvre ou qu’un faible ; comment ce statut interroge-t-il les postures traditionnelles ?
V. Margron – C’est tout à fait différent, en effet, d’autant plus que ces victimes ont subi des violences dans notre propre maison. Elles nous concernent de manière plus vive encore, car les crimes dont elles témoignent ont été commis « sous notre toit ». À ce titre, je partage la stupeur qu’a exprimée Antoine Garapon : comment de telles horreurs ont pu ne pas faire événement ? Comment expliquer que des textes parfois fort problématiques, dont certains relèvent de la pornographie, aient pu être considérés pendant quarante ans comme ce qui pouvait fonder la vie spirituelle et structurer le rapport à la foi ? À mon sens, il se joue dans cette question du non-événement quelque chose de fondamental : que s’est-il passé dans la conscience critique catholique pour que nous ayons fait preuve d’un tel aveuglement vis-à-vis de la souffrance et des mécanismes qui la causent ? Aujourd’hui, je crois qu’écouter vraiment les victimes suppose que nous allions jusqu’à cette interrogation, fort inconfortable : qu’est-ce qui nous a rendus sourds si longtemps ?
A. Cordier – Nous nous sommes tous mis dans une situation « d’écoute confiante ». Cela me paraît capital pour comprendre notre démarche. Nous n’avons jamais voulu nous placer dans une position de juges ; notre démarche consistait avant tout à donner la parole à des personnes qui, pour la plupart, n’ont jamais été écoutées, qui ont demandé de l’aide et à qui on l’a refusée. À cet égard, il est frappant de souligner que les faux témoignages se comptent en quantités infimes. Personne n’a essayé de tirer parti de la situation en se faisant passer pour une victime. Il y a une vérité profonde qui se dégage de cette masse de témoignages, et qu’il nous faut regarder en face. C’est pourquoi nous avons fini par abandonner le mot « victimes » dans la conduite de notre enquête, pour lui préférer celui de « témoins », moins enfermant. Nous-mêmes, chemin faisant, nous nous sommes progressivement découverts « témoins de témoins ».
Nous nous sommes tous mis dans une situation « d’écoute confiante ».
Votre rapport a produit un certain nombre de recommandations, qui couvrent des domaines aussi variés que la réforme des institutions, l’enseignement, la formation des responsables religieux ou l’accueil des victimes. Plusieurs d’entre elles portent sur des enjeux de reconnaissance et de réparation : en quoi ces enjeux recoupent-ils la notion, plus ancienne, de justice réparatrice, qui a été éprouvée dans des contextes de crimes de masse ? Pourquoi cette notion est-elle pertinente dans le cas du traitement des violences sexuelles, y compris dans ses dimensions très concrètes ?
A. Garapon – C’est une question immense. Tout d’abord, je ne dirais pas que nous avons ici affaire à un crime de masse, mais à un crime massif : commis par des prêtres, couvert par une institution, accepté par une société. Un crime massif et massivement ignoré, donc, entretenu par la difficulté à porter plainte, l’occultation des témoignages et le refoulement des souffrances. Ce qui est intéressant dans notre rapport et nos recommandations, je crois, est le fait qu’ils articulent la question de la réparation à celle de la souffrance. Au fond, le problème d’un mouvement comme #MeToo était le suivant : une immense accusation se faisait entendre, mais elle n’arrivait pas à trouver l’institution susceptible de l’écouter. C’était une accusation errante, orpheline, et de fait incapable de traiter avec justice le coupable dont elle exigeait réparation. Jamais la demande de justice n’a été aussi incandescente ; pourtant, jamais la défiance envers les institutions n’a été aussi vive. C’est un problème. Dans une situation similaire, le pari de l’Église, que je trouve intéressant, a été de proposer une solution relevant de la reconnaissance et de la réparation pour les victimes : ne pas les laisser errantes pour ne pas exacerber leur ressentiment.
Tout l’enjeu de notre travail consiste à appliquer au traitement des violences sexuelles commises par des religieux ce qui a été inventé par la justice transitionnelle en Afrique du Sud ou par la justice restauratrice dans les crimes de proximité. Nous accordons ainsi une grande importance à la parole : celle des victimes, bien sûr, mais aussi celle de leurs proches et celle des congrégations. Nous avons à cœur de construire une relation de confiance avec les victimes, ainsi qu’avec les associations de victimes qui mènent un travail très efficace en relation avec les congrégations, et s’efforcent d’imaginer avec eux des réparations, individuelles et collectives. Du côté des victimes, la reconnaissance est vite acquise : il suffit qu’elles rencontrent une oreille disposée à entendre ce qu’elles ont à dire, et à le prendre au sérieux. La réparation, en revanche, demande plus de temps et ne peut découler que d’un processus de reprise de contact avec les instituts religieux (pour les personnes qui le souhaitent). En réparant les corps, les esprits et les cœurs, nous espérons aussi, in fine, aider les congrégations à se réparer.
Nous mesurons chaque jour les interrogations que nos résultats soulèvent chez les clercs vis-à-vis de leur propre sexualité. Le rapport de la Ciase a fait surgir une dimension de la sexualité (dans ce qu’elle a de plus horrible, le viol) au sein même d’une institution qui la repousse, et qui s’évertue à en faire un tabou. Une partie essentielle de notre travail consiste à interroger et à accompagner ce surgissement de la sexualité violente à l’intérieur de communautés religieuses, qui l’ont vécu comme une grave crise identitaire. Tout ce travail de restauration bénéficiera, nous l’espérons, à l’Église.
Comment a été reçu ce surgissement de la violence sexuelle dans les communautés religieuses ?
V. Margron – Nous avons été très surpris de voir combien tout semblait fait pour ignorer cette violence. On ne veut pas la voir et on l’évacue. J’ai pu le constater sur des choses très concrètes : par exemple, même dans les groupes de travail qui ont été créés au sein de l’Église après la publication du rapport de la Ciase, la sexualité n’est pas abordée explicitement. J’ai assisté à des réunions qui n’auraient pas été différentes si elles avaient porté sur la question des abus de pouvoir uniquement. C’est un problème : la violence est telle qu’on l’occulte à mesure qu’elle se dévoile ; on est forcé de la remettre systématiquement au cœur du débat pour qu’elle ne soit pas diluée dans des euphémismes ou simplement refoulée. La question des abus spirituels, par exemple, peut être instrumentalisée pour ne pas aborder celle des abus sexuels, comme si ces deux enjeux pouvaient être séparés hermétiquement. Comme si les agressions sexuelles n’avaient pas été préparées et entretenues par une série d’abus de confiance et d’usage dévoyé de l’autorité spirituelle. On sait que les agressions ont donné lieu à des perversions de la parole et qu’un pseudo-discours religieux a été utilisé pour dissuader les victimes de témoigner. Au cœur de cette douloureuse et scandaleuse réalité, il ne faut pas oublier le spécifique d’une agression sexuelle.
A. Cordier – Dans le Catéchisme de l’Église catholique, l’ensemble des questions relatives à la sexualité, sans distinction, de la masturbation au viol, relève du sixième commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère. » Face à un tel nivellement mettant à un niveau de gravité comparable des actes pourtant profondément différents par leur impact, et portant l’accent sur les offenses à la chasteté et non sur les offenses aux personnes, on voit bien qu’un travail est nécessaire pour reprendre à nouveaux frais la réflexion de l’Église sur la sexualité. Ce type d’enseignement peut contribuer à justifier des passages à l’acte chez des personnes n’ayant pas le discernement suffisant. De même, s’impose à nos yeux la prise en compte du cinquième commandement : « Tu ne tueras pas » ; l’abus sexuel laisse des vies détruites sur tous les plans (professionnel, personnel, intime) ; l’institution appelée à donner la vie a ici donné la mort.
V. Margron – Absolument. Il faut non seulement pouvoir penser la sexualité hors de ce fameux « sixième commandement » – ce que d’ailleurs a fait le pape François – qui fait s’effacer toute conscience de la gravité et tout sens de la nuance ; mais il est tout aussi crucial d’aborder la sexualité selon une modalité autre que celle de l’interdit. Il faut que nous sachions en proposer une conception plus complexe, qui l’aborde avec la gravité nécessaire, mais laisse aussi la place à un propos plus heureux et positif. C’est cette contradiction qui pose problème : quand l’Église parle de sexualité, elle ne l’aborde que selon cette modalité d’interdit, et a fortiori avec des interdictions qui sont tous au même niveau, ce qui ne peut que renforcer le tabou, la frustration et en définitive la violence, quand la sexualité resurgit à travers ce qu’elle a de pire.
A. Garapon – L’Église est très à l’aise avec les pécheurs et les fautifs ; elle l’est beaucoup moins avec les victimes. Et pour cause, leur témoignage dépasse de beaucoup le registre de l’accusation ; l’enjeu qu’elles présentent à l’Église va bien au-delà de la désignation et de la punition du fautif. Elles révèlent une corruption des mœurs « systémique » qui menace à terme de se terminer en une corruption du langage. Peut-être est-ce là le péril essentiel : une dévaluation de la force et de la beauté du discours spirituel, qui se trouve vidé de sa substance, puisqu’il est utilisé à des fins stratégiques. Des victimes nous ont rapporté un usage proprement scandaleux du pardon par certains agresseurs, qui a été employé pour annuler l’événement du crime, et ainsi en redoubler l’impunité.
L’Église est très à l’aise avec les pécheurs ; elle l’est beaucoup moins avec les victimes.
J’ai par exemple rencontré une association de femmes chrétiennes victimes d’inceste. Elles avaient formé un groupe de parole et ont finalement réussi à porter leurs revendications devant l’évêque. Ce dernier les a écoutées, et leur a rétorqué qu’il fallait faire confiance aux « grâces du mariage ». Dans les familles chrétiennes, on le sait, l’inceste n’est pas tout à fait semblable à ce qui advient dans le reste de la société. En bref, aborder clairement ces violences sexuelles constitue un immense défi pour l’Église, qui ne peut plus se protéger par un discours spirituel mystificateur et par une conception magique du sacrement.
Une autre série de recommandations pointe plutôt vers des enjeux de gouvernance dans l’Église. Votre rapport soulève un point capital, et qui est toujours important dans ce genre de problèmes : le lien entre les violences sexuelles et la concentration des pouvoirs, notamment autour de la figure du prêtre. Il est question de séparer les pouvoirs d’ordre des pouvoirs de gouvernement, d’interroger le célibat des prêtres ou la place des femmes dans l’institution… Comment ces recommandations ont-elles été reçues par l’Église ?
A. Cordier – Pourquoi en sommes-nous venus à ces recommandations ? Elles n’avaient rien d’évident quand nous avons engagé notre travail. Ce sont les témoignages des victimes qui nous y ont poussés, en nous amenant à interroger ce qui a rendu possibles de telles violences. Répétons-le : nous sommes des témoins de témoins. Nous n’avons jamais prétendu adresser à l’Église la moindre injonction, mais lui signaler un ensemble de problèmes, attirer son attention sur la souffrance qu’elle peut générer. Pour citer Levinas, nous croyons qu’il est important de savoir faire preuve d’in-quiétude éthique. Il faut que le pouvoir, quel qu’il soit, préserve sa capacité à être bousculé par la vulnérabilité des victimes, sans quoi il demeure aveugle aux effets qu’il produit. Très vite, notre réflexion nous a conduits à cette question du surplomb. La confusion entre la puissance sacramentelle et le pouvoir peut porter en germe le risque d’emprise, possible terreau de violences sexuelles, mélange indissociable de fautes et manquements personnels, collectifs et institutionnels. C’est cela que désigne l’expression de « violence systémique ».
C’est au nom de ces constats que nous avons souhaité interroger l’éthique du célibat, par exemple. Pour prévenir le plus possible le risque d’un célibat ou d’une vision du charisme ayant pour effet de faire des prêtres ou des religieux des héros admirés au-dessus de tous. De même, si l’institution ne comprend pas qu’une pluralité de regards est nécessaire en son sein, si elle réserve la réflexion théologique aux seuls clercs, qu’elle en exclut les laïcs et, parmi les laïcs, les femmes, elle perd beaucoup en discernement et en capacité de rencontre, et le risque lié au surplomb et à l’entre-soi est très présent.
Au cours de ces trente-deux mois, à mesure que nous cheminions avec les victimes, nos convictions et nos recommandations ont évolué. Au sujet de la confidentialité de la confession, par exemple, nous n’avons pas conseillé de la supprimer en soi. Une fois encore, nous avons simplement pris acte de ce que disaient les victimes : dans de très nombreux cas, la seule personne à avoir été au courant des abus était leur confesseur, qui s’est abstenu de prévenir qui que ce soit. Selon le Code pénal, le secret professionnel n’est pas applicable à celui qui informe l’autorité judiciaire d’abus sexuels sur mineur ou personne vulnérable, et l’on se retrouve alors sous le coup de l’incrimination de l’article qui punit le fait par quiconque ayant connaissance de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligées à un mineur ou à un majeur vulnérable de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé. Certes, certains points de vue indiquent que la levée du secret professionnel est possible, mais pas obligatoire. Selon nous, une telle interprétation donnerait à penser que ne pas profiter de l’autorisation aboutit à ne pas vouloir protéger l’enfant. Nous avons également souligné la valeur de droit divin naturel qu’est la protection de la vie et de la dignité de la personne qui découle du cinquième commandement, et observé que le secret de la confession est conçu pour protéger le pénitent, autrement dit pour protéger l’enfant ! Nous ne prétendons pas apporter des réponses à ces questions, qui relèvent en dernière instance des commissions de théologie pour résorber les dilemmes susceptibles de résulter du conflit de devoirs entre le secret sacramentel et l’obligation de protéger les personnes. Il n’était toutefois pas possible de ne pas soulever les problèmes qui ont surgi de l’écoute des victimes.
La remise de votre rapport s’inscrit dans une séquence plus longue, où la question de la violence sexuelle se fait de plus en plus présente dans la société française. On songe à #MeToo, bien sûr, mais aussi au débat plus récent autour de l’inceste. On assiste depuis quelques années à un changement de sensibilité profond et rapide sur ces questions, comme si les frontières de l’inacceptable s’étaient déplacées, et qu’avec elles avait volé en éclats le consensus à la violence et au silence. Sans chercher à y voir une quelconque forme de circonstances atténuantes, comment avez-vous appréhendé l’historicité de cette question, pour des faits qui remontent parfois aux années 1950 ?
V. Margron – Pour avoir reçu moi-même un certain nombre de victimes, je sais qu’une personne qui a subi des violences dans les années 1960 a su dans sa chair, et sans l’ombre d’un doute, que ce qui lui arrivait était un mal. Cette évidence-là est incontestable, et n’a rien à voir avec l’époque. Dans la plupart des cas, elle est étouffée avec tant de soin par le milieu (familial, social, religieux) que la violence finit par paraître, sinon normale, du moins conforme à l’ordre des choses. C’est le temps social qui tisse autour de cet inacceptable un brouillard épais, et qui finit par le rendre opaque. Rappelons par ailleurs que les milieux dans lesquels les violences se produisent sont souvent des milieux classiques, qui entretiennent un discours dur – ou pas de parole – à propos de la sexualité. On ne peut donc pas en relativiser la gravité en invoquant un laxisme propre à l’époque. Il faut faire attention à ce que la profondeur historique – certes indispensable lorsqu’on aborde ce genre de questions – ne serve pas d’alibi aux agresseurs. Dans le corps et dans l’esprit des personnes abusées et agressées, la violence est très claire. Elle vient dire le caractère anormal et immoral de ce qu’elles ont subi, et on ne peut la relativiser par une sorte d’effet historique.
A. Garapon – Je suis d’accord. Le trauma ne vieillit pas. À cet égard, on constate une importante disproportion entre le mal agi et le mal subi : ce que les coupables et l’institution font passer pour un petit geste déplacé cause chez les victimes un mal épouvantable. Cela fait maintenant quatre ans que j’écoute des témoignages, et je suis frappé par la dévastation que causent les violences.
La question de l’historicité est en vérité assez complexe. D’un point de vue historique, il est certain que l’Église est perméable à son environnement social. Même si c’est à son corps défendant, elle ne peut pas être totalement décrochée de l’évolution des sensibilités. Les familles non plus, et c’est pourquoi jusqu’à très récemment, les témoignages étaient tus, même au sein du noyau familial. Cependant, il ne faut pas donner à ce relativisme plus d’importance qu’il n’en a. Je crois que nous avons définitivement tordu le cou à l’idée selon laquelle la violence s’était libérée à cause de Mai 68. En effet, il ne faut pas être dupes d’une illusion rétroactive : certains des faits que nous étudions remontent aux années 1950.
Autre point important : l’Église n’a pas su mettre les mots justes sur les événements, et cette euphémisation constante a contribué à masquer la violence. Un viol est un viol, une fellation est une fellation. Ce ne sont ni des abus, ni des gestes déplacés. Certains, au sein de l’Église, ont encore du mal prendre conscience de cette vérité crue des mots.
Enfin, un dernier élément rend délicate la question de l’historicité : il s’agit de la notion d’amnésie traumatique. Pourquoi une personne de 60 ou 70 ans se met-elle soudainement à raconter des faits qui se sont produits des décennies plus tôt ? À cause d’un déni provoqué par le traumatisme, qui refoule ce dernier au point de le rendre indicible. Des années plus tard, un événement peut faire resurgir le trauma, ce qui explique que certaines victimes s’expriment après tant de temps. On peut espérer que le contexte actuel, favorable à la parole, rendra l’amnésie moins longue et moins tenace, mais on ne peut avoir aucune certitude. C’est pourquoi je voudrais mettre en garde contre la tendance à croire que ces tragédies appartiennent au passé, et qu’aujourd’hui elles ne seraient plus possibles. Plus que jamais, je crois, il nous faut rester vigilants.
Propos recueillis par Anne Dujin et Quentin Regnier