
Le malaise de la société russe
Malgré le mécontentement social et une grande anxiété liée à la perspective de la guerre, la société russe n’a pas basculé dans la contestation de masse. L’invasion de l’Ukraine changera-t-elle la donne ?
Politiste et journaliste, Andreï Kolesnikov dirige la recherche sur la politique intérieure russe au Centre Carnegie de Moscou, où, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, il lui a été possible de publier des analyses d’une qualité et d’une intégrité remarquables. Andreï Kolesnikov a été directeur exécutif du quotidien Novaïa Gazeta et rédacteur en chef adjoint de New Times et Izvestia. Il est lauréat de plusieurs prix de journalisme, et l’auteur, parmi d’autres ouvrages, d’une biographie du réformateur et homme d’État Egor Gaïdar.
Andreï Kolesnikov a accordé un long entretien à Esprit le 8 février 2022, deux semaines avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Le 4 mars, il nous a envoyé de Moscou sa réponse à la question : « Que signifie pour les Russes et la Russie cette guerre terriblement violente contre l’Ukraine ? » Les mots forts et sombres de notre collègue russe concluent l’entretien.
Dans une note récente pour la Fondation Carnegie1, vous écrivez que début 2022, l’humeur à Moscou est très sombre. Vous mentionnez plusieurs types d’inquiétude, liées notamment à la possibilité de la guerre. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
On peut observer un malaise, dans la société russe, qui était déjà visible au moment de la réforme des retraites de 2018. Je dirais qu’il y a alors eu un sentiment, répandu dans la société, d’une violation d’un contrat social officieux passé entre les dirigeants et les gens ordinaires : nous vous soutenons de manière paternaliste, et vous restez en dehors de nos affaires.
Mais ce malaise est paradoxal à plus d’un titre. D’une part, on constate un fort soutien symbolique au drapeau, au Kremlin, à Poutine, à sa volonté de redonner sa grandeur à la Russie. Dans le même temps, au quotidien, les gens n’expriment qu’une faible confiance dans le gouvernement, dans les autorités locales et fédérales et même, parfois, en Poutine. L’une des explications de ce rapport des Russes à leur président, en apparence contradictoire, est qu’ils ne croient pas en la possibilité d’alternatives crédibles.
Un autre paradoxe : le dirigeant du Parti communiste, Guennadi Ziouganov, a perdu de sa crédibilité, pourtant le parti lui-même a connu un réel succès aux élections législatives de 2021. Cela ne s’explique pas par un fort soutien populaire aux idées qu’il défend, mais plutôt parce qu’il est considéré comme un instrument à même de démontrer l’insatisfaction et le mécontentement de la société russe. Dans le même temps, Ziouganov est dans une position ambivalente, car il a de bonnes relations avec le Kremlin, c’est un homme du Kremlin, mais il doit continuer à cultiver le sentiment qu’il est une réelle figure d’opposition. La situation politique russe est donc à la fois fragile et stable.
Quel crédit peut-on cependant accorder à cette popularité de Poutine dans un contexte où il est devenu très difficile d’effectuer de vrais sondages d’opinion, d’une part, et où il n’existe d’autre part aucune possibilité pour une opposition de s’exprimer ? Les sciences politiques et la sociologie électorale ont mis en évidence qu’on ne peut parler de popularité que quand il y a une réelle compétition, un pluralisme politique. Dans une situation où ce pluralisme n’existe pas, comme vous l’avez relevé, les gens ne voient pas d’autres choix que le gouvernement autocratique qu’ils subissent. Or c’est précisément la dynamique du régime autoritaire : convaincre tous les Russes qu’il n’y a pas d’alternative, et donc qu’ils doivent se taire et ne pas se plaindre. Pourriez-vous approfondir un peu ce point ?
Ce que vous dites est très juste. Dans nos sondages d’opinion, plusieurs types d’interrogations reviennent : Approuvez-vous l’action du président russe ? Celle du Parlement ? Celle du gouvernement ? En ce qui concerne la Douma, les Russes ne la perçoivent pas comme un vrai parlement. Par comparaison, l’approbation du gouvernement est un peu moins basse. Cependant, les gens n’ont aucun moyen de suivre ni de comprendre son action. Personne ne se souvient du nom des nouveaux ministres. Ce sont pour beaucoup de purs technocrates qui ne participent pas aux intrigues politiques. Le personnel politique est en réalité nettement séparé du président, le rapport entre eux et lui est très vertical. Concernant Poutine, bien qu’il conserve un rating important, sans possibilité de le comparer à d’autres personnalités, les sondages indiquent une lente détérioration de la confiance en lui depuis plusieurs années.
Les gens sont d’abord favorables à l’armée, qui fait figure de défenseuse. Notamment lors d’une « opération spéciale ». La présidence en tant que telle, indépendamment de Poutine, est l’institution qui vient en second. La troisième est le Service fédéral de sécurité (FSB), ancien KGB, qui est également vu comme le défenseur du pays contre les menaces intérieures. Vient ensuite l’Église orthodoxe, parce qu’elle défend les valeurs religieuses et les racines spirituelles du pays. On peut donc identifier une triade russe classique : autorité forte, idéologie traditionaliste, Église orthodoxe russe. De ce point de vue, rien n’a changé en Russie depuis le xixe siècle.
Vladimir Poutine est parvenu à donner l’impression qu’il rendait sa grandeur à la Russie. C’est aussi parce qu’il a éliminé l’opposition, écrasé la société civile, qui aurait pu contester cette vision. Installé au pouvoir à vie, il a imposé dans le pays son idéologie conservatrice, reposant sur des positions traditionalistes. Il veut s’imposer dans l’arène internationale, par la force.
Vladimir Poutine est parvenu à donner l’impression qu’il rendait sa grandeur à la Russie.
Cette idéologie trouve des relais au-delà de son entourage proche. Le célèbre directeur de théâtre et metteur en scène Konstantin Bogomolov a par exemple écrit, il y a quelques années, un manifeste consacré au mode de vie européen, qui serait, selon lui, en pleine déliquescence. Face à celle-ci, il en appelle à un retour aux valeurs traditionnelles de l’Europe. Il affirme qu’il s’agit là de la mission de la Fédération de Russie : il faut ramener l’Europe à ses vieilles racines, en opposition avec l’accueil des migrants ou avec des mouvements contestataires comme l’antiracisme, le féminisme, la lutte pour les droits LGBT, etc. Il est convaincu que la Russie, en tant que pays européen, peut être le moteur et le guide de cette régénération de l’Europe.
Vous affirmez que la perspective d’un conflit armé est vue très négativement en Russie, ainsi que celle des conséquences économiques, et des mesures de sanction qui suivraient. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Une grande partie des Russes ressentent la situation comme étant très tendue. De très nombreuses personnes sont avant tout focalisées sur leur vie privée, mais dans les focus groups que le centre Levada d’étude de l’opinion a interrogés, et qui réunissent notamment des représentants des milieux d’affaires, il est évident qu’il y a beaucoup d’anxiété quant à la possibilité d’une intervention militaire.
C’est également le cas dans les milieux politiques. Il y a une réelle incertitude au niveau des processus de décision. Nous ne pouvons rien prévoir de ce qui arrivera dans le futur, nous n’avons pas de moyen de savoir si Poutine déclarera la guerre ou non, ce qu’il fera demain… Il est important d’essayer de comprendre la logique de Poutine. On a tendance à le considérer comme un être très rationnel, mais il y a un aspect très émotionnel, très affectif dans ses décisions. Tout est suspendu à ses impulsions, c’est un facteur qui compte beaucoup dans la vie politique russe aujourd’hui.
Je rappelle vos estimations, selon lesquelles 26 % seulement des Russes seraient favorables à une guerre. Dans leur grande majorité, ils rejettent cette perspective, davantage encore contre des pays très proches comme l’Ukraine. Il semblerait que, comme s’il était paralysé par ses propres émotions, Poutine s’est enfoncé dans un isolement depuis lequel rien semble ne pouvoir se faire sans lui. Êtes-vous d’accord ?
Vladimir Poutine est comme un roi qui prend tout seul ses propres décisions. Les informations obtenues auprès de différentes sources confirment que sa compréhension de la réalité est maladivement biaisée, et complètement décalée par rapport aux perceptions d’une personne normale. Vous avez donc raison, il semble que personne ne puisse le contenir, lui tenir tête et lui dire la vérité. Même du point de vue économique, les personnalités concernées, y compris le chef de la Banque centrale, par exemple, ne peuvent pas lui communiquer de nouvelles inquiétantes et doivent rester optimistes quant à la situation économique.
Un autre exemple intéressant est son rapport à la transition énergétique. Poutine n’a pas cru dans la crise écologique et climatique. Mais dans les dernières années, on lui a expliqué que c’était sérieux et que si la Russie ne suivait pas le courant, elle prendrait un retard énorme, notamment du point de vue économique. Maintenant, il répète en permanence qu’il est très important de tenir compte du climat, d’être en première ligne sur ce dossier. Mais il veut garder l’initiative et il tient des propos du type : « Nous devons créer notre propre politique pour la transition écologique, ne pas répéter passivement les idées des autres. »
Ce qui est très visible, du côté de la psychologie de Poutine, c’est le plaisir qu’il a à parler avec Joe Biden, à discuter du destin de la planète avec les plus importantes personnalités mondiales. Bien qu’il soit également prêt à échanger avec les dirigeants européens, comme Emmanuel Macron, il n’a pas assez d’humilité pour accepter leur main tendue. Il estime avoir une stature mondiale, et être en mesure de refuser les propositions qu’on lui fera.
Après la visite d’Emmanuel Macron à Moscou le 7 février 2022, Dmitri Peskov, l’attaché de presse de Vladimir Poutine, a contredit publiquement toutes les déclarations du président français. Il a démenti l’engagement qu’aurait pris Poutine d’amorcer une désescalade. Que pensez-vous qu’il puisse arriver dans les prochaines semaines ? La différence entre Poutine et nous, c’est qu’il peut continuer sur cette lancée pendant des mois, voire des années, alors que nous ne pouvons accepter de rester assis sur ce baril de poudre qu’est devenu l’est de l’Europe : l’Ukraine, le Bélarus, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie.
J’ai lu que Macron a cru comprendre la psychologie de Poutine. Je pense que ce n’est pas si facile, car pour parler avec lui, vous devez tout d’abord lui plaire. Il veut se sentir l’égal des leaders occidentaux. Poutine a répété plusieurs fois dans les vingt dernières années qu’il devait être traité en égal par les grandes puissances. Ce sont là les racines de son comportement et de l’hostilité qu’il éprouve envers les leaders occidentaux. Il se voit comme un leader du plus haut niveau, à la dimension du président des États-Unis. Et il veut discuter avec ce dernier d’égal à égal, peu importe qui, Biden, Trump, ou un autre. Il se sent comme Staline ou Brejnev, qui ne parlaient qu’avec les chefs occidentaux.
Concernant le futur, la Russie continue de se préparer à tous les scénarios. Les grandes compagnies d’État anticipent les pires conséquences des sanctions qui pourraient frapper la Russie. Elles doivent être prêtes aux pires éventualités, et elles le sont plus ou moins.
Tout au long de l’année 2021, il s’agissait d’abord pour Poutine de maintenir un niveau de tension très élevé. Cela fait partie de sa mentalité et de son comportement. Il se comporte, en termes de guerre et de paix, comme un tsar qui peut menacer l’Occident.
Poutine n’a cependant pas d’objectif stratégique déterminé, bien que ce soit un excellent tacticien. Il veut apparaître comme l’homme fort sur le plan des relations internationales, mais ce qu’il a déjà obtenu ne lui suffit pas. Il doit aller plus loin. Il pense au fond que, s’il a réussi à contrôler son pays comme il l’a fait, il peut faire de même au niveau international, et changer les règles du jeu. Maintenant qu’il a établi son propre système en Russie, il veut l’imposer à l’étranger, et d’abord en Ukraine. C’est pourquoi il a soutenu Marine Le Pen lors des élections françaises de 2017 : il cherche à se créer des alliés en Europe.
Pourtant, la ligne qu’il adopte sur le plan international peut faire l’objet de critiques provenant de l’intérieur. Début février, un groupe d’officiers de l’armée (et probablement du FSB), très conservateurs et anti-occidentaux, pro-communistes, a fortement critiqué Poutine sur le chantage à la guerre en Ukraine. Ils ont lancé un manifeste très remarqué, condamnant le jeu dangereux du chef de l’État, et exprimant leur refus de la guerre. L’événement a été largement répercuté dans les médias russes : c’était très inattendu que des officiers se risquent à émettre ce type de critique.
Dans votre note, vous écrivez que les gens sont conscients des risques liés à la guerre, et notamment des risques d’instabilité économique et politique. Vous avez également évoqué le fait que le Parti communiste tend à devenir la principale courroie de transmission du mécontentement populaire. Quels sont les sujets autour desquels pourrait se cristalliser aujourd’hui la contestation politique : l’environnement, la santé ? Qu’est-ce qui pourrait mener vers des protestations de masse ?
C’est une question importante. Concernant l’humeur publique, il y a une vraie peur des abus de l’État, de la répression, des risques liés la contestation. Dans ce sens, pour la majorité des Russes, la protestation politique n’a pas de sens, car ils pensent n’avoir aucun moyen d’agir sur les processus de prise de décision, et qu’en conséquence, il vaut mieux se taire et s’adapter. Néanmoins, ce qui est considéré comme normal pourrait, en cas de vraie guerre et des sanctions qui en découleraient, devenir anormal. Il y aurait alors une possibilité de convertir le mécontentement socio-économique en mécontentement politique massivement exprimé.
Vladislav Sourkov, le manipulateur politique du Kremlin, maintenant à la retraite, et qui est considéré comme un intellectuel influent, a écrit un article il y a deux ou trois ans qui traitait des deep people, le « peuple profond » que les institutions et le Parlement ne comprennent guère, mais qui comprennent leur leader, et sont compris par lui.
Cela indique que le « peuple profond », dans d’autres circonstances, pourrait se politiser. La situation est très contradictoire : les Russes, dans leur majorité, ne sont pas politisés, mais ils pourraient le devenir, et commencer à trouver d’autres façons d’exprimer leur mécontentement, non pas à travers des revendications libérales, mais à travers le message : « Vous nous avez promis plus de paternalisme et de stabilité, ce sont des avantages sociaux que nous voulons, pas la guerre. »
Les vagues précédentes de manifestations sont apparues de façon imprévue, spontanée. D’autres types de protestation, sur des questions sociales plus que politiques, pourraient-elles prendre forme ?
Il est en effet possible de voir émerger des protestations plutôt civiques que politiques, mais elles restent très rares. Il a par exemple le cas, il y a trois ans, de la décision prise par les autorités fédérales d’installer des décharges dans les régions du Grand Nord, pour les ordures de Moscou. Il y a eu des protestations dans ces régions contre le projet à Arkhangelsk, notamment en raison de considération environnementales. Ce genre de protestation ne visait pas le Kremlin, mais la municipalité de Moscou. Les entreprises de construction étaient d’ailleurs très liées aux autorités de la capitale.
Les gens ont l’impression que Moscou cultive un sentiment de supériorité à l’égard des provinces, qu’il y a un trop grand écart de niveau de vie entre la capitale et les campagnes, ce qui est vrai. Il y a un éloignement prononcé de Moscou par rapport aux provinces, et cela génère une réelle hostilité contre la capitale et le pouvoir central. C’est arrivé à Arkhangelsk, à Khabarovsk et dans d’autres régions. L’attitude anti-Moscou est une attitude anti-Kremlin. Il existe dans la société russe une ambivalence entre un certain soutien symbolique au pouvoir et une opposition aux actions concrètes de ce même pouvoir.
Quant aux mouvements environnementaux, ils sont avant tout des constructions artificielles du Kremlin et ne sont pas populaires. Alexeï Navalny lui-même, alors qu’il a su se faire entendre par des millions de Russes et devenir un leader d’opinion, n’a pas abordé en profondeur le sujet de l’environnement. Il s’est surtout attaqué aux problèmes de corruption. Navalny a obtenu un grand succès pour ses films enquêtes sur l’enrichissement malhonnête de Dmitri Medvedev, de Vladimir Poutine et de nombreux dirigeants et oligarques. Ces vidéos ont été vues par des millions de gens.
Navalny représentait un vrai risque, qui a été géré suite à son arrestation. Il conserve aujourd’hui un réel soutien populaire, mais les gens ne veulent pas pousser plus loin la protestation. Ils veulent pouvoir aller à l’université, avoir un travail… donc ils ont de la compassion pour lui, mais pas davantage. Les Russes ont peur d’être harcelés et punis.
Navalny n’a pourtant jamais pu s’exprimer à la télévision…
Oui, mais il bénéficie d’une réelle audience sur Internet, et je dirais que cela lui confère une capacité de pénétration médiatique comparable à ce que pourrait lui fournir la télévision. L’audience est en train de se déplacer vers YouTube, qui est un média très populaire, ou vers d’autres canaux d’information. Les jeunes générations, dans leur majorité, ne regardent plus la télévision. C’est pourquoi les autorités bloquent activement les médias indépendants et les réseaux sociaux.
Dans ce sens, Navalny est plutôt devenu, au fil du temps, une autorité morale. Aujourd’hui, les membres de son mouvement sont désorientés, et ils ne sont pas prêts à poursuivre une activité protestataire. Leur situation n’est pas simple. Ce qui ne signifie pas que Navalny ne pourrait pas être à nouveau un leader de l’opposition politique à l’avenir… Il est toujours le principal adversaire de Poutine. Mais il a perdu la possibilité d’insuffler son énergie personnelle dans le mouvement de contestation. L’unique espoir qu’on puisse nourrir en ce moment est celui de l’apparition d’un mouvement de protestation dans le futur, de mouvements civiques importants dans le pays. Un travail intellectuel critique très important existe aujourd’hui en Russie, mais il se fait « dans les catacombes », il est clandestin, comme à l’époque soviétique. Et maintenant aussi à l’étranger. C’est une protestation qui se fait en grande partie « dans les cuisines ».
Les autorités en sont conscientes et luttent activement contre cela. Elles sont très attentives aux conférences qui peuvent se tenir dans les cafés ou les restaurants, qui étaient autrefois populaires à Moscou et dans les grandes villes. Par ailleurs, il y a une réelle persécution menée au niveau des échanges scientifiques. Une nouvelle loi vient par exemple d’être « votée », selon laquelle vous ne pouvez rien faire avec des partenaires étrangers sans l’accord du ministère de la Culture ou de l’Éducation supérieure. Il y a également le cas de l’université des sciences économiques de Moscou, dont le président a été persécuté et arrêté pour « violation de la législation financière », mais on sait qu’il s’agit de persécution pour des raisons politiques. Des pressions ont également été exercées sur l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences. Bien que la direction de cette institution soit loin d’être libérale, les milieux traditionalistes ont cependant tenté d’y placer une personne à eux. Ils n’y sont pas encore parvenus, mais ces tentatives disent quelque chose de la vie culturelle et intellectuelle en Russie. Il y a lieu de s’inquiéter.
Le 4 mars 2022
Que signifie pour les Russes et la Russie cette guerre terriblement violente contre un grand pays proche et pacifique ?
En Russie, il est interdit de mentionner la guerre. C’est une « opération spéciale » contre une agression ukrainienne. En menant cette invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a anéanti l’intégrité de la nation, fondée sur la mémoire sacrée de la victoire de 1945. Le pouvoir poutinien a longtemps utilisé ce « bouclier historique » pour légitimer son régime. Après avoir bombardé Kiev, Kharkiv, Marioupol, et tant d’autres villes d’Ukraine, il a perdu ce bouclier. Toute référence à 1945 est aujourd’hui totalement cynique. Le poutinisme a perdu ses fondamentaux, son autodétermination historique. Il vient de rabaisser la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à des slogans pernicieux et à la fabrication de menaces inexistantes.
En 2020, Poutine s’est octroyé des mandats présidentiels supplémentaires et a écrasé la Constitution russe. C’était une étape majeure vers la guerre. Car, avec le pouvoir sans limite, il anéantit son pays. Le moment viendra où la Russie devra se reconstruire. Les Russes ne repartiront pas de zéro, mais en dessous de zéro. C’est une tragédie.
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon, Marie Mendras et Benjamin Tuil, les 8 février et 4 mars 2022
- 1.Andreï Kolesnikov, “What would a war with Ukraine mean for ordinary Russians?”, Carnegie Moscow Center, 31 janvier 2022.