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Dans le même numéro

L'énigme de la démocratie sauvage

janv./févr. 2019

La démocratie sauvage dessine une troisième voie entre totalitarisme et conservatisme : celle de la revendication de droits nouveaux. Sans cette fragile puissance de désordre, la démocratie institutionnelle peut dériver vers le totalitarisme. 

Parmi les énigmes qui traversent l’œuvre de Claude Lefort se trouve l’étrange notion de « démocratie sauvage ». À l’exception de Miguel Abensour qui lui a consacré un texte essentiel[1], ce concept n’a guère occupé les commentateurs jusqu’à ce jour. Peut-être l’ont-ils jugée marginale puisqu’on n’en dénombre, si l’on suit Arthur Guichoux ici même, que six occurrences dans l’œuvre de Lefort. Maigre inventaire, en effet.

J’aimerais toutefois me risquer ici à une lecture qui signalerait l’importance de cette notion et permettrait de lever quelques-unes des incertitudes qui demeurent dans notre compréhension de la démocratie chez Lefort, en donnant à cette dernière une dimension plus radicale que celle proposée par la plupart des interprétations et, doit-on sans doute ajouter, par Lefort lui-même en certaines circonstances.

Avant d’aller plus loin, il faut noter que l’adjectif «  sauvage  » a lui-même une existence un peu souterraine dans l’œuvre de Lefort. Il y a bien sûr le long article d’hommage à Merleau-Ponty dans ce numéro des Temps modernes de 1961. Lefort définit ainsi, à la dernière page du texte, la notion d’« esprit sauvage » à partir des derniers textes du philosophe : « l’esprit qui fait sa propre loi, non parce qu’il a tout soumis à sa volonté, mais parce que soumis à l’Être, il se réveille toujours au contact de l’événement pour contester la légitimité du savoir établi [2]. » Il faut se souvenir de cette formule importante, « l’esprit qui fait sa propre loi », qui anticipe certaines des significations politiques que Lefort développera plus tard, bien que ce ne soit pas là son propos en 1961.

Il y a également ce « christianisme “sauvage” » évoqué en un endroit d’Un homme en trop, le grand texte sur L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Sa description, cursive, n’en est pas moins éclairante : « Comment expliquer que, d’une façon générale, la religion non seulement ne s’efface pas de la surface de cette bonne terre “socialiste”, mais qu’en dépit d’efforts extraordinaires pour la déraciner, elle y repousse un peu partout? Est-ce un hasard si renaît en quelques-uns un christianisme “sauvage”, contestataire, en réponse à l’ordre stalinien, fondé sur le dogme marxiste et la violence de ses gardiens[3]? » Ici aussi, les termes utilisés par Lefort sont importants : « repousse un peu partout », « contestataire », contre « l’ordre ». Une partie des réflexions ultérieures sur la démocratie sauvage sont déjà en gestation, de toute évidence.

Une idée libertaire de la démocratie

Le texte de Lefort le plus significatif sur la question de la démocratie sauvage demeure cependant la «  préface  » à la réédition des Éléments d’une critique de la bureaucratie chez Gallimard en 1979. Il permet d’invalider la thèse d’un Lefort qui, dans les années 1970, serait simplement devenu un penseur antitotalitaire, avant de se transformer en héraut du libéralisme à la mode hexagonale, qui aurait troqué Marx et Machiavel pour Tocqueville. Cette fable ne résiste pas un instant à l’examen scrupuleux des textes, de tous les textes publiés par Lefort pendant les années 1980, cette décennie durant laquelle certains assurent qu’il se serait converti à la « politique normale », pour reprendre la cruelle expression de Miguel Abensour à l’endroit de Marcel Gauchet[4].

Reprenons la préface de 1979. Pour bien comprendre ce que l’auteur y entend par « démocratie sauvage », il faut d’abord voir à quelle conception de la démocratie il l’oppose. La chose est annoncée dès l’amorce du texte, lorsqu’il prend soin de distinguer précisément démocratie et bourgeoisie, laquelle « a commencé par la combattre [la démocratie], avant de se résoudre à en tirer parti ». Puis « une fois convaincue de l’inéluctabilité de son développement, elle n’a cessé de tenter d’en désamorcer les effets, de l’apprivoiser, de l’enfermer dans des bornes, dans l’espoir de restaurer un modèle de hiérarchie et d’autorité, d’établir des mécanismes de pouvoir et de juridiction qui simulent un ordre rationnel [5] ». Les termes « apprivoiser », « enfermer dans des bornes », « ordre rationnel » disent d’emblée ce qu’il convient de circonvenir, aux yeux de la bourgeoisie. Comme le dit Lefort, les idéologues de la bourgeoisie « se sont employés à masquer la relation qu’entretient la démocratie avec la division sociale[6] ».

Contre cette idée dégradée, et en vérité fausse, de la démocratie, Lefort dit son attachement à ce qu’il nomme – seule occurrence d’une pareille expression dans ses textes, à ma connaissance – une idée libertaire de la démocratie : « La passion qui m’habitait autrefois ne m’est pas devenue étrangère. Il me semble à présent plus vigoureux, plus audacieux, plus fidèle à mon premier mouvement, ou d’un mot usé, perverti, mais irremplaçable, plus révolutionnaire de m’attacher à une idée libertaire de la démocratie que de poursuivre le rêve du communisme comme s’il pouvait se défaire du cauchemar totalitaire[7]. »

Pas davantage que pour la notion de « démocratie sauvage », Lefort ne précise ce qu’il entend exactement par « idée libertaire de la démocratie », mais il ne semble pas illégitime de considérer que les deux expressions sont à peu près équivalentes sous sa plume, qu’elles appartiennent en tout cas à un même réseau sémantique et à une même intuition politique.

Cette conception de la démocratie s’oppose non seulement, bien sûr, au totalitarisme, mais aussi à une forme d’antipolitisme que Lefort repère notamment chez ceux qu’il était convenu alors d’appeler les « nouveaux philosophes » et qu’il étrille joyeusement dans cette préface, non sans avoir relevé que leur critique de l’Urss et, certes après quelques hésitations, de la Chine maoïste, était salutaire. Cette critique, rappelons que Lefort la menait quant à lui depuis les années 1940, aux côtés du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie. Malgré cette convergence presque fortuite, il n’était pas méthode et objectifs plus éloignés que ceux de Lefort et de ces antitotalitaires de la vingt-cinquième heure, comme il l’écrit : « Je déplore seulement qu’ils aient étourdi plutôt qu’éveillé ceux qui les écoutaient, que leur art soit celui de la séduction, qu’ils ne possèdent ni ne donnent le goût d’interroger, qu’ils échafaudent à la hâte de sublimes opinions, c’est-à-dire ne délivrent pas de la bêtise[8]. »

Pourquoi ces « sublimes opinions » se détournent-elles de la politique ? Elles reposent d’abord sur l’assimilation des droits de l’homme aux droits de l’individu. Or on sait quelle patiente et ferme réflexion sur cette question, écrite dans les mêmes mois de 1979, permettra à Lefort, contre le Marx de La Question juive notamment, de rappeler leur dimension nécessairement sociale[9]. Ensuite, ces opinions mènent une attaque indifférenciée contre l’État et contre tout mouvement cherchant à interagir avec lui, et érigent conséquemment « l’esprit de révolte » en seule action légitime, « comme si du fond des âges elle venait répondre à l’agression de l’État[10] ». Enfin, ces « philosophes » contribuent à une critique du « spectacle misérable de la politique » qui tend vers la spiritualité pure, qui « élit la force d’âme comme si elle pouvait seule faire échec à la force des armes[11] ». Comme Lefort le dit implacablement, ce sont là « trois voies qui détournent des exigences de la pensée politique[12] ».

La défense des droits acquis s’accompagne nécessairement de la revendication de droits nouveaux.

L’appel à une démocratie sauvage intervient précisément à ce moment du texte, lorsqu’il s’agit pour Lefort de tracer une voie qui ne soit ni celle du stalinisme ou du totalitarisme d’une part, ni celle de cette sorte de conservatisme qu’il identifie d’autre part – avec beaucoup de prescience – chez les figures les plus bruyantes de la galaxie antitotalitaire en France. Pour lui, contre ces deux positions, il faut à l’inverse replacer les droits dans la dynamique de leur conquête, dans laquelle le mouvement ouvrier tient une place essentielle, et rappeler que la défense des droits acquis s’accompagne nécessairement de la revendication de droits nouveaux. C’est précisément cette « sensibilité au droit » qui fait signe vers ce qu’il nomme une démocratie sauvage : « là où la sensibilité au droit se diffuse, la démocratie est nécessairement sauvage et non pas domestiquée[13] ». Il n’est évidemment pas fortuit que la démocratie sauvage soit immédiatement associée à l’idée de droits et à la revendication de ceux-ci.

La démocratie sauvage est donc, comme souvent chez Lefort, définie surtout négativement, par le contraste avec les réflexions des philosophes « antitotalitaires ». Elle se distingue des droits purement individuels, comme nous venons de le voir. Elle se tient également à distance de la révolte, qui, nous dit-il, « confond le pouvoir avec l’oppression[14] ». Pour les apôtres de la révolte, il ne peut exister de pouvoir légitime et toutes ses incarnations doivent par conséquent être combattues. Cette distinction entre démocratie sauvage et révolte est importante si l’on ne veut pas assimiler hâtivement la définition de Lefort de la démocratie à un pur et simple refus des institutions ou à une forme d’« anarchisme ». Enfin, la démocratie sauvage revendique sa politicité, si l’on peut dire, car, comme l’écrit Lefort, « de la question politique, on ne se délivre pas[15] ». Ce qu’il entend par là, c’est que la démocratie, y compris dans sa dimension sauvage, entretient un lien direct et intime avec la mise en forme, la mise en sens et la mise en scène du social tout entier[16]. On ne peut minimiser ce qui sépare, fondamentalement, irrémédiablement, Lefort de la position des « nouveaux philosophes ». La notion de « démocratie sauvage » pourrait nous conduire à les rapprocher, en assimilant celle-ci à une forme de révolte, or rien n’est plus faux. La dimension sauvage de la démocratie est inséparable de l’institution globale du social dans une société démocratique. Elle ne désigne pas le surgissement temporaire ou intermittent d’une contre-société, ou des « marges » subversives qui irrigueraient le social d’une contestation rédemptrice, mais un phénomène transversal à ­l’ensemble d’une société démocratique.

Ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est que cette institution globale fait advenir une société civile au sein de la société démocratique qui rend impossible de donner à cette dernière une formule définitive et stable. Pour Lefort, « la matrice symbolique des rapports sociaux » que la démocratie instaure montre la division sociale, institue une société civile « discordante », « théâtre d’un processus de différenciation immaîtrisable[17] ». Ce n’est qu’au sein de cette société civile vibrante que peut surgir une démocratie sauvage, autre manière de dire que celle-ci est forcément articulée à l’institution de la société tout entière.

Lorsqu’il définit, dans un passage trop souvent négligé, ce qu’il nomme les « deux versants » de la démocratie à la fin de sa préface de 1979, Lefort reconnaît une première dimension institutionnelle et, pourrait-on dire, réglée. Seulement, ajoute-t-il dans une critique à peine voilée de ­Castoriadis, cette dimension qui en fait une société « purement mondaine » est « hantée par la question de son aménagement, par le projet de sa transformation » qui est vouée à être, renversant la formule fameuse de Pierre Clastres, une « société pour l’État [18] ». Pour éviter cette sclérose et le risque totalitaire qu’elle contient, il faut donc adjoindre à la démocratie un second versant, dans lequel « la revendication de droits particuliers, l’épreuve de l’hétérogénéité du social se refont sans cesse[19] ». C’est seulement dans et grâce à ce second versant qu’une démocratie sauvage est pensable et praticable. Lui seul ouvre « le jeu des possibles[20] », introduit la discordance de la société à elle-même, avalise son « indétermination radicale[21] ». Ce versant n’est pas le tout de la démocratie, Lefort n’en disconvient nullement, et il sait que le rapport entre les deux versants est infiniment problématique. Mais, et c’est là le point décisif de la fin de ce texte essentiel, sans cette dimension sauvage, car c’est bien d’elle qu’il s’agit même si le mot n’est pas utilisé là, la démocratie est bien près de dériver vers son double monstrueux qu’est le totalitarisme.

Résurgences

Les occurrences suivantes de l’expression « démocratie sauvage » dans l’œuvre de Lefort font apparaître pour l’essentiel les mêmes idées, quoiqu’avec certaines inflexions qui démontrent qu’il s’agit d’une notion un peu floue, que Lefort lui-même utilise dans des acceptions légèrement différentes.

Cependant, davantage que le détail de leur exposition, ce sont les dates de publication qui importent ici. On retrouve d’abord l’expression dans la «  Relecture  » des événements de Mai 68 que Lefort écrit en 1988 et qui paraît dans la réédition de La Brèche aux éditions Complexe, à savoir au moment où Lefort est censé s’être converti au libéralisme le plus plat, un an avant l’offensive de Furet à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française. Dans ce très beau texte, il rappelle que le mois de mai 1968 a été caractérisé par une « effervescence » qui « donne figure, pendant un temps plus ou moins long, à une démocratie sauvage[22] ». Il faut admettre qu’il est difficile de savoir s’il décrit ici un régime démocratique différent, d’exception, appelé à disparaître une fois la normalisation gaulliste revenue, ou si cette démocratie sauvage conserve quelques attributs de ce qu’il décrit en 1979. Il demeure qu’elle conserve une connotation explicitement positive dans ce texte.

La notion réapparaît une dernière fois en 1999 dans La Complication, lorsqu’il s’agit pour Lefort de décrire ce qui se passe juste après la révolution de février 1917. Elle prend cette fois-ci un sens partiellement négatif puisqu’elle lui permet d’expliquer, à partir des travaux de Marc Ferro, comment les bolchéviques ont pu utiliser les soviets à leur profit : « l’espèce de démocratie sauvage qui s’est instaurée dès les lendemains de la Révolution – démocratie, en ce sens que le principe de l’élection et du libre débat est partout reconnu, mais sauvage, en ce sens qu’elle est impuissante à se régler dans un système d’institutions et qu’elle va permettre à la bureaucratie du Parti de capter une part des énergies investies dans la création d’organes autonomes[23]. »

On conviendra qu’en 1999 comme en 1988, si l’on peut déceler des proximités de sens dans les différents usages de l’expression, le contenu précis qui lui est donné se déplace sensiblement. Dans les deux cas, on a l’impression que Lefort décrit une démocratie à laquelle aurait manqué son premier « versant », le plus institutionnel mais aussi le plus propice à la dérive totalitaire. Ce n’est pas son propos en 1979, puisque, comme nous l’avons vu, c’est alors la figure inverse qui l’inquiète.

À ce stade, l’interprétation peut prendre deux directions opposées. Soit on considère que, du fait de la rareté et du caractère lapidaire des références à la démocratie sauvage, celle-ci n’a qu’une importance limitée dans la pensée de Lefort et qu’en somme, nous pouvons très bien comprendre celle-ci débarrassée de cette notion. Soit, à l’inverse, on estime qu’elle forme quelque chose comme le fil qui permet de relier toute sa pensée politique, même si ce fil reste la plupart du temps invisible. C’est cette seconde interprétation qui sera privilégiée ici. Elle trouve son appui dans le réseau conceptuel qu’il est possible de tisser autour de la démocratie sauvage dans l’œuvre de Lefort, et dans lequel on peut ranger l’effervescence révolutionnaire, le désir de liberté ou la nécessité des tumultes hérités de Machiavel, l’indétermination (sur laquelle Lefort insiste beaucoup dans les années 1980), et peut-être même sa réflexion largement inspirée de Merleau-Ponty sur « l’expérience prolétarienne » dans Socialisme ou Barbarie en 1952[24].

Persistance de Machiavel

Risquons-nous dès lors à un essai d’interprétation du sens de la démocratie sauvage chez Lefort. La première leçon que l’on peut tirer des quelques passages où Lefort en parle, c’est que celle-ci est fragile. C’est même la dimension la plus fragile de la démocratie, celle qui est le plus sûrement attaquée par ses adversaires, qu’ils soient adorateurs du statu quo, avocats des seuls droits de l’individu, fascinés par l’aménagement d’une société sans fondement, ou alors ennemis paradigmatiques de la démocratie pour Lefort, partisans du totalitarisme.

La démocratie sauvage ne peut être assimilée au « pouvoir de réserve » dont parle Hannah Arendt dans On Revolution, ce pouvoir qui reste au peuple lorsque les « grands » l’ont usurpé et qui est, précisément, celui de faire la révolution[25]. Elle n’est pas davantage, comme nous l’avons vu plus haut, révolte ou refus d’obéir, pratiques apolitiques pour Lefort. À l’inverse de ces sens possibles qui n’en feraient qu’une activité intermittente, la démocratie sauvage ne désigne pas non plus l’équilibre plus ou moins stable des institutions démocratiques, qui correspondrait aux positions des libéraux les moins fascinés par l’ordre, John Stuart Mill, Isaiah Berlin ou Raymond Aron par exemple. Ce qu’elle cherche à décrire, c’est plutôt cette zone étrange d’activité politique faite à la fois d’effervescence, de contestation, de conflit et reconnaissant la nécessité de la « fonction instituante du pouvoir ».

Miguel Abensour a indiqué que cette notion de démocratie sauvage se tenait très près de celle de révolution, et l’on peut trouver quantité de preuves textuelles qui appuieraient pareille lecture. Mais elle en est en même temps très éloignée si, par révolution, on entend une transformation massive et rapide de la société et du pouvoir. Lefort parle souvent, à la suite de Tocqueville, de révolution démocratique. C’est comme s’il cherchait ainsi à décrire un étalement de la révolution, une révolution dont les effets et l’énergie seraient contenus. Pour utiliser une autre image, cette fois-ci empruntée au dernier Walter Benjamin, c’est comme si la démocratie sauvage cherchait à désigner une explosion qui dure. Contradiction dans les termes évidemment, expression puissamment paradoxale, mais qui rejoue les paradoxes que Lefort ne cesse de pointer dans ses textes, ces paradoxes qui « ne se laissent pas résoudre », comme il le dit dans son texte de 1979[26].

Analysée différemment, la démocratie sauvage semble être la traduction par Lefort du désir du peuple de ne pas être opprimé que décrit Machiavel dans Le Prince et les Discours, et que Lefort a patiemment disséqué dans Le Travail de l’œuvre[27]. Elle est la preuve du maintien d’une ligne Machiavel-Merleau-Ponty dans son œuvre et sa pensée. Il faudrait aussi réintégrer Tocqueville à cette ligne, si l’on suit la lecture tout à fait originale de De la démocratie en Amérique qu’en fait Lefort, une lecture qui s’apparente bien davantage aux interprétations démocratiques radicales américaines, comme celle de Sheldon Wolin par exemple[28], qu’aux arraisonnements libéraux, voire conservateurs, qui ont marqué le commentaire de ­Tocqueville en France à partir des années 1980.

Dans cette sorte de tradition surgit l’importance du désordre pour penser la politique. L’affaire est évidente concernant Machiavel (que l’on songe aux tumulti garantissant la liberté à Rome ou à l’impossibilité d’assurer la stabilité d’une république faite de citoyens libres), elle l’est également s’agissant de Tocqueville (Lefort y insiste beaucoup dans les différents textes qu’il lui a consacrés), et on peut enfin en trouver de nombreux indices dans les textes politiques de Merleau-Ponty comme dans son extraordinaire «  Note sur Machiavel  » de 1949 et jusqu’à la «  Préface  » de Signes dans laquelle il parle significativement du « sens de la liberté sauvage[29] ». Nous pourrions d’ailleurs prolonger cette ligne, en passant par Lefort bien sûr, vers Miguel Abensour, lui aussi penseur majeur du désordre politique[30].

Le conflit désordonnant
rend possible la liberté.

Les occurrences de la démocratie sauvage chez Lefort sont toujours liées à cette description d’une société désordonnée et d’une puissance désordonnante. Elle l’est par la centralité de la division dans la pensée sociale et politique de Lefort. Société divisée par excellence, la démocratie ne peut jamais se réconcilier avec elle-même, clore ses significations et ses représentations, refermer son énigme en quelque sorte. La division entraîne nécessairement le désordre, même si ce serait forcer les textes que de prétendre qu’ils ont le même sens. De même l’indétermination, au cœur de la démocratie chez Lefort, ouvre-t-elle automatiquement à l’apparition du désordre au cœur des institutions. Division et indétermination expliquent la permanence et la valeur de la contestation et du conflit dans les sociétés démocratiques. Très loin de la « démocratie agonistique » préconisée par Chantal Mouffe, et peut-être même strictement opposé à cette dernière, le conflit chez Lefort n’est pas détermination des alliés et des adversaires à l’aide d’une grande césure au milieu de la société qui devrait nécessairement organiser toute politique. Le conflit est désordonnant chez Lefort, surgissant partout, proliférant, se débondant des lieux ou des figures qui lui sont traditionnellement assignés. Figure de la démocratie sauvage, cette forme de conflit a chez Lefort la même fonction que chez Machiavel : elle rend possible la liberté.

Il coûte beaucoup à la pensée politique non seulement de reconnaître l’existence irrémédiable du désordre, cela bien des penseurs conservateurs le font, mais aussi d’affirmer sa valeur, et rares sont les auteurs à avoir maintenu jusqu’au bout cette double exigence. Lefort aura incontestablement été de ceux-là, et la notion de démocratie sauvage est l’une des expressions de cette exigence. C’est la raison pour laquelle elle nous est précieuse dans notre compréhension de sa pensée – et sans doute aussi de sa pratique – politique.

 

[1] - Miguel Abensour, «  “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie”  », dans La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p. 161-190.

 

[2] - Claude Lefort, «  L’idée d’être brut et d’esprit sauvage  », Les Temps modernes, n° 184-185, 1961, p. 44 (repris dans C. Lefort, Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978).

 

[3] - C. Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag [1976], Paris, Belin, 2015, p. 55. Je remercie Jean-Yves Pranchère de m’avoir indiqué cette occurrence.

 

[4] - M. Abensour, Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Paris, Sens & Tonka, 2008.

 

[5] - C. Lefort, «  Préface  », Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, coll. «  Tel  », 1979, p. 11.

 

[6] - Ibid.

 

[7] - Ibid., p. 15.

 

[8] - Ibid., p. 22.

 

[9] - C. Lefort, «  Droits de l’homme et politique  », Libre, n° 7, 1980 (repris dans L’Invention démo-cratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 45-83).

 

[10] - C. Lefort, «  Préface  », Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 25.

 

[11] - Ibid.

 

[12] - Ibid., p. 23.

 

[13] - Ibid.

 

[14] - Ibid., p. 25.

 

[15] - Ibid., p. 28.

 

[16] - Pour reprendre la définition du politique dans : C. Lefort, «  La question de la démocratie  » [1983], Essais sur le politique, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, coll. «  Points  », 2001, p. 20.

 

[17] - C. Lefort, «  Préface  », Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 25.

 

[18] - Ibid., p. 26.

 

[19] - Ibid.

 

[20] - Ibid., p. 28.

 

[21] - Ibid., p. 27.

 

[22] - C. Lefort, «  Relecture  », dans Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, Mai 68. La Brèche, Paris, Fayard, 2008, p. 275.

 

[23] - C. Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 57.

 

[24] - Reprise dans les Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 71-97.

 

[25] - Hannah Arendt, Sur la révolution [1963], trad. par Marie Berrane, avec la collaboration de Johan-Frédérik Hel-Guedj, Paris, Gallimard, 2012.

 

[26] - C. Lefort, «  Préface  », Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 26.

 

[27] - C. Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972.

 

[28] - Voir Sheldon Wolin, Tocqueville Between Two Worlds: The Making of a Political and Theoretical Life, Princeton, Princeton University Press, 2001.

 

[29] - Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, coll. «  Folio  », 2001, p. 58.

 

[30] - Sur l’importance du désordre chez Miguel Abensour, je me permets de renvoyer à Antoine Chollet, «  Penser la politique sans ordre  », dans Manuel Cervera-Marzal et Nicolas Poirier (sous la dir. de), Désir d’utopie. Politique et émancipation avec Miguel Abensour, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 261-274.

 

Antoine Chollet

Maître d'enseignement et de recherche en pensée politique au centre Walras-Pareto de l'Université de Lausanne, Antoine CHollet est l'auteur des Temps de la démocratie (Dalloz, 2011).

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