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Dans le même numéro

Pourquoi Lefort "compte". Avant-propos

janv./févr. 2019

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme. Ces aspects permettent de penser le temps présent.

En 2006, Elisabeth Young-Bruehl, l’auteure d’une importante biographie de Hannah Arendt, publiait un petit livre intitulé « Why Arendt Matters[1] ». Au vu de la littérature prolifique qui s’est développée, au cours des trois dernières décennies, sur l’œuvre d’Arendt, il n’y a guère de doute que ce jugement est très largement partagé. Nombre de penseurs du politique se sont saisis de ses écrits pour confronter ses analyses aux débats du jour relatifs aux migrations, à la désobéissance civile, à la démocratie radicale ou à la violence. L’auteure des Origines du totalitarisme (1951) s’est imposée comme un des philosophes les plus originaux du xxe siècle, mais aussi comme un des plus pertinents pour appréhender ce début du xxie siècle. Peut-être l’œuvre de Claude Lefort couvre-t-elle un spectre moins large et a-t-elle un caractère plus inachevé dans sa forme, moins strictement philosophique, que celle d’Arendt. Mais cela ne suffit pas à expliquer que la littérature qui lui est consacrée reste si mince, notamment hors du monde francophone. Encore moins que Lefort soit si rarement convoqué dans le débat public à une heure où le mot «  démocratie  » est d’autant plus invoqué qu’il est vidé de sa substance.

À l’exception de quelques cercles qui ont conscience du rôle «  matriciel  » de l’œuvre de Claude Lefort, son triple apport, à l’histoire des idées, à la théorie de la démocratie et à la compréhension des enjeux contemporains, reste largement sous-estimé, quand il n’est pas simplement ignoré. Certes, il existe quelques ouvrages consacrés à l’analyse de son œuvre[2]. Mais ces derniers se consacrent davantage à l’élucidation des conceptions de Lefort qu’à la fécondité de son approche pour penser l’histoire intellectuelle récente et les phénomènes politiques contemporains. À cet égard, on doit bien constater une double éclipse de la pensée de l’auteur de L’Invention démocratique dans les débats scientifiques internationaux.

Dans le champ de l’histoire des idées, Lefort est absent de nombre ­d’ouvrages de synthèse consacrés à l’histoire de la pensée politique occidentale et, de façon plus curieuse encore, d’ouvrages consacrés à l’histoire intellectuelle de la France ou même à l’histoire de la pensée politique française. Ce silence est d’autant plus frappant que ces publications font par ailleurs une place de choix à des auteurs tels que François Furet, Marcel Gauchet ou Pierre Rosanvallon, tous interlocuteurs marqués par l’héritage de Lefort, et qu’ils abordent des thèmes – la Révolution, la République, le rapport au totalitarisme et à la démocratie – qui furent au cœur de la réflexion de celui-ci. Quelques ouvrages un peu plus anciens et des articles plus spécialisés[3] reconnaissent l’influence de la pensée de Lefort sur les courants dits «  antitotalitaires  » (réformistes et libéraux) mais ils ne tiennent guère compte de l’importance de sa réflexion pour l’élaboration d’un courant de pensée axé sur l’exigence d’une démocratie «  radicale  » ou «  intégrale  », qui comprend des auteurs tels que Jacques Rancière, Étienne Balibar ou Miguel Abensour.

L’apport de Lefort est également très négligé dans le champ de la théorie politique. Il n’occupe ainsi que deux lignes dans les 876 pages du Oxford Hanbook of Political Theory (2006), contre 33 occurrences pour Michel Foucault et 20 pour Jacques Derrida. Alors qu’une bonne part de la réflexion de Lefort s’est consacrée à l’élucidation des rapports entre droits et démocratie, il reste, hors du champ francophone, largement absent des débats sur ce thème. Si Jürgen Habermas lui consacre une note de bas de page dans Droit et démocratie (1997), Lefort n’apparaît pas chez les auteurs qui ont scandé les débats sur ce thème au cours des dernières décennies – tels que Ronald Dworkin, Charles Beitz, Axel Honneth ou Amartya Sen.

Il existe, bien sûr, quelques exceptions : Jean Cohen considère Lefort comme « un des penseurs les plus clairvoyants de l’Occident » et propose une actualisation de ses développements sur les droits de l’homme au regard de la nouvelle donne internationale[4] ; Rainer Forst reconnaît l’apport de Lefort tout en estimant qu’il reste trop négligé dans les controverses contemporaines[5]. Lefort est également très présent dans certains courants «  minoritaires  » de la théorie politique, qui ont pris la mesure de sa fécondité pour penser l’articulation entre droits et démocratie, que ce soit en Belgique, en France, aux États-Unis, au Canada ou en Suisse. Mais au-delà de ces cercles relativement étroits, ses travaux restent peu mobilisés, voire peu connus dans les débats intellectuels internationaux. Cette situation est d’autant plus étrange que l’œuvre de Lefort constitue un carrefour à partir duquel explorer des problèmes décisifs. Lefort affronte tous les penseurs de son temps (Raymond Aron, Cornelius Castoriadis, François Furet, Leo Strauss, Michel Foucault), il continue à inspirer des philosophes qui affrontent le phénomène démocratique dans son irréductibilité au procéduralisme (Myriam Revault d’Allonnes, Jacques ­Rancière, Étienne Balibar). Lefort n’a pas produit des œuvres «  classiques  » comme Arendt, mais ses interventions dessinent des lignes de pensées qui traversent tous les champs de bataille de la théorie politique et en transforment les positions. On ne prendra ici que trois exemples dont les différentes facettes éclairent les articles qui composent ce numéro.

Tout d’abord, la pensée de Lefort est à la source d’un courant porté par l’exigence d’une démocratie dite «  intégrale  » ou «  radicale  ». Cette perspective, mise en lumière par Lefort à partir d’un long dialogue avec l’œuvre de Machiavel, envisage la démocratie comme une forme de société qui remet radicalement en cause les repères de la certitude et rejoue indéfiniment la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime ». Cette descendance de la pensée lefortienne devrait être confrontée à la relation ambiguë, faite de proximité et de critique, qu’a entretenue avec Lefort une autre tradition intellectuelle davantage marquée par le refus de toute utopie révolutionnaire (François Furet, Marcel Gauchet). L’analyse de l’influence de Lefort permet ici de reconsidérer les résumés de la pensée française contemporaine qui, à trop se focaliser sur quelques penseurs médiatiques, accréditent la thèse d’une forme de « closing of the French mind » marqué par le repli d’un républicanisme communautaire inquiet devant le multiculturalisme. Si cette thèse n’est évidemment pas fausse en soi, elle est incomplète car elle conduit à passer sous silence un certain nombre de pensées critiques très lues à l’étranger[6]. Or ces dernières sont pour partie redevables aux analyses de Lefort – mêmes si elles rejettent parfois cette filiation – qu’elles poursuivent, complètent, limitent ou radicalisent pour proposer une vision renouvelée de la démocratie.

Le concept de totalitarisme
est-il destiné à se muer
en un concept vide
ou en une formule rituelle incapable de rendre compte
du caractère inédit
des phénomènes de notre temps ?

Ensuite, depuis les attentats de New York en 2001 puis de Paris en 2015, le concept de «  totalitarisme  » est réapparu dans l’espace public. Nombre d’essayistes ou d’éditorialistes recyclent hâtivement quelques-unes des plus célèbres formules d’Hannah Arendt (sur le mouvement perpétuel, l’idéologie ou la terreur) pour justifier l’extension du vocable à l’analyse des formes prises par l’islamisme radical. Une telle extension ne va pourtant pas de soi et est contestée par certains philosophes du politique pour qui la possibilité même du totalitarisme appartiendrait au passé. Si le débat historiographique est resté vif sur la pertinence de ce concept, les contributions de théorie politique sont, depuis la fin des années 1980, singulièrement atones sur ce sujet. Le concept de totalitarisme est-il destiné à se muer en un concept vide ou en une formule rituelle incapable de rendre compte du caractère inédit des phénomènes de notre temps ? Cette question suppose au préalable un travail d’élucidation conceptuelle. Or Lefort est précisément l’un des auteurs qui a le plus précocement affronté le totalitarisme qu’il considérait comme le « fait majeur de notre temps ». Pour l’auteur de L’Invention démocratique, le totalitarisme devrait être compris comme une inversion de la démocratie moderne qui n’était, cependant, intelligible qu’à partir d’elle. Le geste totalitaire est saisi dans son œuvre comme la tentative de recouvrir et d’annuler l’incertitude et l’indétermination qui caractérisent les sociétés démocratiques. Il est la négation du politique compris comme espace social où s’exprime la pluralité des conflits.

L’intérêt de cette approche pour analyser le temps présent réside en deux éléments. Le premier tient au fait qu’il refusait de circonscrire la pertinence du concept de totalitarisme au passé – et ce, même après la chute du mur de Berlin en 1989. Comme il le soulignait dans La Complication, « en dépit de sa destruction, le communisme laisse la trace du franchissement du possible ». Contre la quiétude des libéraux qui voient dans la mondialisation le développement combiné du marché et de la démocratie, il appelait à la « vigilance » devant les effets d’une « imbrication toujours plus étroite de changements qui affectent ici et là des régimes politiques, des structures économiques, des mouvements sociaux et religieux de natures différentes[7] ». D’autre part, contre toute forme de généralisation hâtive, Lefort mettait en garde contre une forme de vulgate antitotalitaire fondée sur la défense des « valeurs » de l’Occident et sur un mode de pensée binaire qui oppose démocratie et totalitarisme comme s’ils étaient deux absolus incommensurables. Alors même qu’il savait analyser les amorces de totalitarisme dans le discours terroriste des jacobins, il refusait de ramener le totalitarisme à la logique d’une illusion idéologique désormais réfutée et s’efforçait d’en analyser les ressorts propres qui en font une possibilité permanente de la modernité et interdisent de le renvoyer au passé. Les analyses de Lefort concernant le totalitarisme – à situer dans leur proximité et leur différence avec celles d’Hannah Arendt et de Raymond Aron – sont assurément liées à leur contexte historique. Il est clair, par exemple, que le contexte international de la guerre froide, puis celui, français, du « programme commun » de la gauche, a induit une focalisation particulière sur le phénomène stalinien et ses avatars. Contrairement à Arendt, Lefort privilégie la description du communisme d’État sur celle du nazisme. Issu du trotskisme, il ne cesse de méditer la tentation bureaucratique qui traverse les expériences révolutionnaires. À l’heure où la bureaucratisation du monde se réalise sans messianisme révolutionnaire, il s’agit donc de déterminer ce qui, de ces analyses, se laisse (ou non) «  décontextualiser  » et permet peut-être de donner au concept de totalitarisme une pertinence qui excède la description des régimes, pour lesquels il a été formé.

Enfin, dès 1979, dans son article séminal «  Droits de l’homme et politique  », Lefort mettait en exergue la dimension symbolique, politique et dynamique des droits de l’homme définis comme des « principes générateurs de démocratie ». L’argument de Lefort ne consistait pas à dire, ce qui n’irait guère plus loin qu’une position libérale classique, que des droits conçus de façon individuelle peuvent avoir des implications collectives. Sa thèse était que les droits de l’homme ont débouché sur la revendication d’un « droit social » parce qu’ils sont liés dès l’origine à la découverte d’« une dimension transversale des rapports sociaux, dont les individus sont les termes, mais qui confèrent à ceux-ci leur identité tout autant qu’ils sont produits par eux[8] ». Héritier de la tradition anthropologique ouverte par Mauss et Lévi-Strauss, Lefort n’a jamais placé sa réflexion dans le cadre de l’individualisme méthodologique. Il a bien plutôt envisagé les droits de l’homme comme la matrice moderne, tout à la fois inédite et fragile, pour penser un lien social en perpétuelle évolution.

La « désintrication » du droit, du pouvoir et du savoir, essentielle à la démocratie, implique en particulier que la souveraineté devienne ­inappropriable. Le « foyer immaîtrisable » des droits de l’homme se réfracte en une multiplicité de luttes – celles des femmes, des homosexuels, des ouvriers, des associations de défense des immigrés,  etc. – qui « ne tendent pas à fusionner », « ne s’ordonnent pas sous l’image d’un agent de l’histoire, sous celle du Peuple Un », mais n’en sont pas moins éminemment politiques. Ces analyses s’avèrent très lucides quant aux difficultés d’une compréhension exclusivement juridique de la démocratie. Lefort a notamment souligné les limites du rapport entre politique et raison, indiquant dès ses travaux sur Machiavel l’appui, chez ce dernier, du politique sur le désir et la nécessité de réfléchir le politique depuis l’instabilité et le conflit entre des désirs antagoniques. On peut déceler, chez Lefort, une pensée du lien entre droit et démocratie qui parvient peut-être à dépasser le « libéralisme des droits » et à penser les éléments d’une autonomie civique à partir d’une « politique des droits de l’homme » à dissocier d’une politique humanitaire.

Penseur de l’indétermination démocratique, Lefort permet aussi d’aborder les tentatives autoritaires pour recréer
de la certitude en convoquant
des imaginaires qui réassurent
les sociétés contemporaines.

Pour toutes ces raisons, il vaut non seulement la peine de revenir à Lefort, mais surtout de mettre ses hypothèses à l’épreuve du présent. Penseur de l’indétermination démocratique et de l’absence de fondement stable aux sociétés qui se réclament des droits de l’homme, Lefort permet aussi d’aborder les tentatives autoritaires pour recréer de la certitude en convoquant des imaginaires qui, en apparence, réassurent les sociétés contemporaines. À propos de la « permanence du théologico-politique » après la rupture démocratique, Lefort a diagnostiqué très tôt cette tendance à « refaire corps » autour de principes transformés en « valeurs » (nation, république, marché, religion). La dimension critique de cette pensée a été au cœur du compagnonnage de Claude Lefort avec Esprit à partir des années 1980. À un moment où certains n’hésitent pas à parler de «  postdémocratie  » pour décrire le devenir des sociétés contemporaines, il est naturel que, dans le sillage de cette œuvre, la revue revienne sur l’inquiétude démocratique et sur les processus qui la mettent en danger.

 

 

[1] - Elisabeth Young Bruehl, Why Arendt Matters, New Haven, Yale University Press, 2006.

 

[2] - Voir notamment, en français, Claude Habib et Claude Mouchard, La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Esprit, 1993 ; et, en anglais, Bernard Flynn, The Philosophy of Claude Lefort. Interpreting the Political, Evanston, Northwestern University Press, 2005 et Martin Plot (sous la dir. de), Claude Lefort. Thinker of the Political, Basingstoke, Palgrave, 2013.

 

[3] - Michael Christofferson, French Intellectuals against the Left. The Antitotalitarian Moment of the 1970s, New York, Berghan Book, 2004 ; Julian Bourg, From Revolution to Ethics. May 1968 and the Contemporary French Thought, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2007. Samuel Moyn, “Claude Lefort. Political Anthropology and Symbolic Division”, Constellations, n° 37, 2012.

 

[4] - Jean Cohen, “Rethinking the Politics of Human Rights and Democracy with and beyond Lefort” dans Martin Plot (sous la dir. de), Claude Lefort. Thinker of the Political, op. cit., p. 124-136.

 

[5] - Rainer Forst, “The Right to Justification and the Basic Right to Justification: A Reflexive Approach”, Ethics, n° 120, p. 718.

 

[6] - Comme en témoigne, dans le monde anglophone, la littérature exponentielle consacrée à Rancière notamment.

 

[7] - Claude Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 257.

 

[8] - Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1980, p. 90-91.

 

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

Justine Lacroix

Justine Lacroix est professeure de science politique à l'Université libre de Bruxelles où elle dirige le centre de théorie politique. Elle est notamment l'auteure de La pensée française à l'épreuve de l'Europe (Grasset, 2008) et, avec Jean-Yves Pranchère de Le procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016).…

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