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Anthropocène : le nouveau grand récit

Le récit de l’anthropocène nous confronte au problème d’une action collective à laquelle il est difficile d’assigner des responsabilités. Selon la géo-ingénierie, il est possible de contrer les effets du changement climatique par la technique. Selon la lecture catastrophiste, il faut cesser de fabriquer avec prévision pour piloter avec précaution.

Les spécialistes du climat s’accordent à considérer que nous vivons à une époque où les humains, par leur utilisation massive de combustibles fossiles, agissent collectivement avec la puissance d’une force géophysique qui détermine le climat dans son ensemble. Aussi certains scientifiques ont-ils suggéré que nous étions entrés dans une ère géologique nouvelle, marquée par l’importance croissante des impacts des actions humaines à l’échelle planétaire1. D’ores et déjà, le terme a été très largement adopté, tant par les spécialistes de sciences sociales que par le grand public. Nombreux sont les congrès où l’on débat de l’anthropocène, les livres qui le mentionnent dans leur titre.

L’hypothèse que nous ferons ici est que le succès de la notion d’anthropocène ne vient pas de sa capacité à constater ce qui est (la vérité des faits), mais de sa pertinence pour fournir une référence globale à nos actions, qui soit susceptible de leur donner un sens. Dans le titre de l’un des premiers livres français destinés au grand public, l’anthropocène est qualifié comme « cette nouvelle ère dont nous sommes les héros2 ». On sort alors des connaissances factuelles, pour se placer sur le terrain d’une appréhension globale de notre action, par le récit qui la met en forme, et en dessine l’avenir.

On sait comment la modernité a été définie comme l’époque des grands récits d’émancipation (le Peuple, la Nation, le Prolétariat) qui se sont achevés avec elle, marquant l’entrée dans une postmodernité caractérisée par une multiplicité de récits opposés : il n’y aurait plus de sens global, mais un relativisme généralisé, où tout se réduirait à des affrontements dans des rapports de force3. Parler d’anthropocène comme situation globale de l’humanité, c’est admettre que nous sommes entrés dans une nouvelle époque, caractérisée par un nouveau grand récit. Mais de quel récit s’agit-il exactement ?

Une ère, deux récits

Adopter l’hypothèse de l’anthropocène, c’est s’accorder sur une certaine définition de la situation actuelle. C’est admettre que les changements et les menaces qui la caractérisent ne sont ni temporaires ni réversibles. Il ne suffit pas de parler de crise écologique ou environnementale, avec ce que cela implique, sinon de retour à une situation antérieure et normale, du moins de possibilité d’une sortie de crise, d’où les menaces auraient disparu : rien ne sera jamais plus comme avant. La situation est irréversible, on peut simplement en modérer les excès et s’y adapter du mieux que l’on peut.

L’anthropocène, en même temps, pose l’humanité comme force globale. L’humanité n’est pas seulement l’horizon ultime et normatif de nos actions ou de nos aspirations ; c’est une force réelle, physique, cause du changement climatique, responsable du passage à une nouvelle ère.

On peut ainsi considérer le changement climatique comme « la signature emblématique » de l’anthropocène4, car il s’agit d’un changement global et irréversible. Même si l’on parvenait à réduire rapidement, et de manière drastique, le gaspillage énergétique et les émissions de gaz à effet de serre, le changement climatique est en cours : il se poursuivra, quoi que nous fassions, parce qu’il résulte des émissions passées.

Mais si l’on peut, de la sorte, s’accorder sur ce contenu de l’anthropocène, il n’en reste pas moins qu’il fait l’objet de deux récits opposés : entre commande et perte de contrôle.

Le premier récit est celui de la géo-ingénierie planétaire. On entend par là la manipulation de l’environnement planétaire à l’échelle globale, afin de contrer les effets du changement climatique. Il s’agit donc d’interventions techniques à grande échelle, soit en vue d’absorber (ou de piéger) de grandes quantités de carbone (comme la « fertilisation » des océans à l’aide de particules de fer), soit afin de bloquer les rayons du soleil, donc d’agir sur le bilan radiatif de l’atmosphère et de contrebalancer l’effet de serre, notamment par l’injection d’aérosols de soufre dans la stratosphère.

Ce projet de contrôle technique du climat à l’échelle planétaire est porté par la même vision globale que celle qui a conduit à formuler l’hypothèse de l’anthropocène5. C’est ainsi que Paul Crutzen, l’un des auteurs de la proposition de nommer la nouvelle ère géologique « anthropocène », est aussi un défenseur de la géo-ingénierie planétaire, même s’il la conçoit comme un « plan B » auquel on aurait recours à la suite d’un échec du traitement politique de la question climatique.

Le récit opposé est celui du catastrophisme. On y considère que l’anthropocène, bien loin d’ouvrir la possibilité d’un contrôle global de la planète par les technologies appropriées, marque au contraire la fin de cette ambition : la planète échappe à notre contrôle, nous allons vers la catastrophe. Le temps de l’anthropocène, dans une telle perspective, est celui des causalités non linéaires, des boucles de rétroaction, et des « points singuliers » :

Quand apparaissent ces points, une force infinitésimale peut, de par sa nature et sa position dans la constellation des événements, susciter un changement d’une ampleur presque incroyable, comme un simple caillou peut déclencher une avalanche6.

L’anthropocène est donc l’ère des catastrophes (au sens d’un avenir très instable, non linéaire, dont les grandes perturbations – internes et externes – seront la norme) ; c’est aussi l’ère de l’effondrement, qui peut aussi bien être lent (fin de la croissance) que brutal (risque d’effondrements systémiques globaux7).

Pour expliquer que deux versions aussi opposées puissent coexister, il faut revenir sur la catégorie même d’anthropocène. Adopter l’hypothèse de l’anthropocène conduit en effet à remettre profondément en cause les catégories à l’aide desquelles nous pensons notre histoire comme notre possibilité d’agir.

Sortir de la modernité et de ses partages

Michel Serres l’avait déjà noté, dès le Contrat naturel, publié en 1992, peu de temps après la mise en place du Giec (1988). Quand l’homme devient une force naturelle, histoire et nature se rencontrent : « L’histoire globale entre dans la nature ; la nature globale entre dans l’histoire : voilà de l’inédit en philosophie », affirmait-il8. L’anthropocène est bien cette ère où les deux histoires, jusque-là distinctes, se confondent, comme le montre la leçon que tire l’historien américain Dipesh Chakrabarty :

Les origines anthropogéniques du changement global signent la ruine de la distinction humaniste classique entre histoire naturelle et histoire humaine9.

Cette séparation entre histoire de la nature et histoire humaine, ou histoire de la société, était caractéristique de la modernité (c’est ce que Bruno Latour désigne comme « le grand partage10 ») et elle n’affectait pas seulement la façon dont nous comprenions le monde dans lequel nous vivions, mais également la façon dont nous concevions d’y agir ou d’y intervenir : c’est le même partage qui se fait entre, d’un côté, la technique, comme mode d’action sur la nature, et de l’autre, la politique, comme façon qu’ont les hommes d’agir collectivement et de gouverner leurs rapports. C’est cette répartition des actions aussi qui est mise en cause par l’hypothèse de l’anthropocène.

Or il est manifeste que le projet de géo-ingénierie, bien loin de prendre acte de ce bouleversement de catégories, continue à faire comme si nos actions s’inscrivaient toujours dans la modernité et dans ses partages. L’anthropocène est vu comme l’âge de la domination humaine sur la Terre, une domination qui a atteint un niveau global et peut désormais s’exercer à ce niveau. Cette domination globale s’exerce principalement à travers l’innovation technologique. La géo-ingénierie est donc la poursuite, au niveau planétaire, de l’entreprise moderne de domination par la technique d’une nature prévisible : savoir, c’est pouvoir, parce que la science est capable de prévoir. Les présupposés de la géo-ingénierie sont ceux de la modernité dont elle conserve l’ambition en la portant au niveau planétaire (avant de la poursuivre dans l’espace ?).

Il s’agit donc de continuer le développement technique sans réfléchir sur les limites que ce développement a déjà rencontrées, ou en s’imaginant trouver dans la technique le remède aux maux issus du développement technique. Cette idée que la technique va nous sauver des conséquences de la technique (les effets de l’industrialisation) ignore que les maux dont nous souffrons viennent précisément des limites de la prévision : nous n’avons pas pris en considération les conséquences involontaires des développements techniques.

La géo-ingénierie ne peut donc que porter à un niveau supérieur (planétaire) les inconvénients suscités par la montée en puissance des techniques : la question des conséquences involontaires. Les objections faites à la géo-ingénierie portent précisément sur ces effets collatéraux des remèdes envisagés : effets qui pourraient être pires que les bénéfices attendus.

La géo-ingénierie représente ainsi la version arrogante du nouveau grand récit, celle qui dans anthropocène n’entend qu’anthropos (homme), un homme qui s’enfle à la mesure du monde. Une arrogance qui pousse à surestimer les pouvoirs de l’humanité aussi bien positivement (nous serions en mesure de rétablir le climat) que négativement (nous serions en mesure de détruire la planète, qui dépendrait entièrement de nous). Ce vertige de toute-puissance (positive ou négative) n’a pas lieu d’être.

Une arrogance qui repose sur une ignorance : celle du monde dans lequel nous nous trouvons maintenant. Parler d’une nouvelle ère, c’est comprendre que la nature de l’anthropocène n’est pas celle de l’Holocène, qu’elle échappe à nos prévisions.

Quelle responsabilité dans un monde incertain ?

La puissance scientifique et technique de la modernité reposait sur la prévisibilité de la nature. C’est ce régime de prévisibilité qui disparaît dans l’anthropocène. De cela, les tenants du catastrophisme sont particulièrement conscients, car ils appréhendent les phénomènes et leur globalité à partir de la théorie des systèmes et des théories de la complexité : causalités non linéaires, boucles de rétroaction, tipping points… La nature de l’anthropocène est une nature que l’on ne peut plus prévoir avec assurance, ni même complètement décrire : une nature dont la dynamique est chaotique. À la différence de la version « géo-ingénierie » de l’anthropocène, qui fait comme si nous avions affaire à une nature globalement maîtrisable, le récit catastrophiste tient compte de ce changement du régime de la prévision.

Mais le catastrophisme peut-il servir de base à une théorie de l’action ? On peut fort bien être convaincu que la catastrophe est certaine et même qu’elle est proche, sans que cela rende son imminence plus probable. Qu’elle n’ait pas encore eu lieu ne la rend ni plus proche ni plus lointaine. Or cette situation d’imminence constante incite bien plutôt à ne pas changer de comportement. Un des effets inattendus du catastrophisme pourrait ainsi être de converger avec le business as usual – qu’il s’agit pourtant d’éviter si l’on entend limiter le changement climatique tout en s’y adaptant. Passer de l’Holocène à l’anthropocène, c’est abandonner la prévision (régime de la modernité) pour la précaution (qui tient compte de ce qu’il y a de l’imprévisible qui peut surgir). Mais que la catastrophe puisse arriver ne signifie pas que le pire soit toujours sûr. Cela peut signifier qu’il faut se rendre disponible à la pluralité des éventualités, maintenir l’ouverture des possibles au lieu de céder à la sidération de la catastrophe.

Il nous faut donc apprendre à vivre dans un monde différent de celui dans lequel nous avons grandi et évolué jusqu’à présent. Ce n’est pas forcément le monde de la certitude du pire et de l’effondrement inéluctable, mais un monde dans lequel la théorie de l’action a besoin d’être repensée. Le chantier est immense. Nous nous contenterons de signaler, pour terminer, deux types de problèmes : alors que les uns tiennent à la façon de caractériser l’action technique dans un monde incertain, les autres sont liés à la question de la responsabilité humaine dans l’anthropocène.

L’action technique

L’idée moderne de la nature est celle de sa légalité : « Par nature (dans le sens empirique), écrit Kant, nous entendons la connexion des phénomènes, quant à leur existence, d’après des règles nécessaires, c’est-à-dire d’après des lois11. » C’est ce qui permet d’inscrire l’action technique dans la nature (les actions techniques appliquent les lois générales).

S’il est exclu dans l’anthropocène de maîtriser par l’action technique une nature contrôlée grâce à sa prévisibilité, cela conduit à penser autrement le rapport technique que nous avons à la nature : non plus l’imposition d’une forme à une matière inerte, mais des interactions avec des processus que nous pouvons suivre ou accompagner, et qu’il faut appréhender dans leur singularité si l’on veut en tirer parti. Piloter plutôt que fabriquer12.

L’anthropocène signifie la fin de l’extériorité de la nature, mais il ne s’ensuit pas que toute indépendance, toute capacité propre à agir soient refusées à celle-ci. Alors que la prévisibilité est la base d’appui d’une science qui vise à dominer la nature, Carolyn Merchant montre que les théories du chaos conduisent à renoncer à tout prévoir et permettent de laisser place à l’existence indépendante de processus naturels, d’assurer un espace de liberté à la nature13. Carolyn Merchant propose ainsi une « éthique du partenariat » avec la nature (partnership ethics).

Adopter l’hypothèse de l’anthropocène, ce n’est pas confondre les actions techniques et les processus naturels, pas plus que les humains et les non-humains, dans une même vision chaotique du monde où il n’y aurait plus que des individus tentant d’assurer leur survie. Mais c’est tenir le plus grand compte du contexte et des processus naturels dans l’action technique. C’est, conjointement, rapprocher entités non humaines et personnes humaines : leur imprévisibilité fait des non-humains des partenaires et non plus des objets malléables. Inversement, les humains perdent leur privilège d’êtres entièrement libres, maîtres de leur détermination. C’est ce que montre la question de la responsabilité, mesurée à l’hypothèse de l’anthropocène.

Anthropocène et responsabilité

Parler d’anthropocène, c’est admettre la responsabilité humaine dans le changement climatique. N’est-ce pas la raison pour laquelle un certain nombre de climato-sceptiques (très liés à l’économie pétrolière) veulent bien reconnaître l’existence d’un certain nombre d’indices du changement climatique, mais se refusent d’en admettre l’origine humaine ? De ce point de vue, la notion d’anthropocène prête néanmoins à confusion ou à illusion.

Elle conduit à attribuer à l’humanité une responsabilité démesurée. Hans Jonas, dans le Principe responsabilité (1979), affirme la dimension « cosmique » de la responsabilité humaine, ce qui pose une question « métaphysique », celle de l’existence de l’humanité sur une Terre menacée dans son intégrité par l’exercice abusif de la puissance technique humaine. En élargissant la responsabilité humaine à « l’avenir de la vie sur Terre14 », comme le fait Jonas, on ne prétend certes plus, à la différence de la géo-ingénierie, à une maîtrise globale du monde. Mais on inverse la position, sans vraiment la quitter. L’arrogance, dont est porteuse la prétention anthropique à baptiser une ère géologique, à faire comme si la Terre entière ne dépendait que de l’humanité est toujours là. Baird Callicott, spécialiste américain d’éthique environnementale, peut à juste titre la dénoncer, en rappelant la dissymétrie qu’il y a entre les humains et la planète. C’est faire preuve d’une extrême arrogance humaine, explique-t-il, que d’imaginer que nous sommes responsables de la planète entière, comme si elle ne pouvait pas parfaitement survivre sans nous15. Gaïa nous menace et nous avons besoin d’elle, mais elle n’a pas besoin de nous et ne se soucie pas de nous.

Cette responsabilité infinie se détruit elle-même. À penser l’humanité dans son ensemble responsable de tout, les humains dans leur diversité finissent par n’être responsables de rien. C’est ce que fait apparaître le débat qui s’est développé autour des positions défendues par Chakrabarty dans ses thèses sur le climat. L’hypothèse de l’anthropocène, selon lui, conduit à remettre en cause les catégories critiques de l’histoire sociale utilisées pour rendre compte de notre histoire passée et de la mondialisation présente. On en rend généralement compte en termes d’histoire du capitalisme et des inégalités sociales. Or, pour importantes que soient les critiques de la mondialisation capitaliste, elles ne nous donnent pas, selon Chakrabarty, « une prise suffisante sur l’histoire humaine, une fois que nous acceptons que la crise climatique est ici avec nous et continuera à faire partie de notre planète bien longtemps après que le capitalisme ait disparu ou ait subi de nombreuses et profondes mutations historiques16 ». Pour reprendre le contrôle de notre histoire, affirme-t-il, nous devons cesser de ne considérer que l’histoire sociale de l’humanité, nous devons appréhender l’humanité « comme une forme de vie, et considérer l’histoire humaine comme une partie de l’histoire de la vie sur cette planète17 ». Il faut appréhender l’humanité en tant qu’espèce biologique.

Mais cela ne revient-il pas à naturaliser l’humanité et, en niant les différences sociales, à nier une responsabilité qui ne peut pas être attribuée à l’humanité tout entière, mais uniquement à des fractions actives de celle-ci ? Tel est le débat qui a été engagé par deux historiens français, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, dans leur livre l’Événement anthropocène18. Plutôt que d’anthropocène, argumentent-ils, il vaudrait mieux parler d’anglocène. Ils affirment ainsi, contrairement à Chakrabarty, que l’histoire, socialement divisée, de la mainmise capitaliste sur l’énergie (une histoire dont les acteurs principaux sont anglais et américains) est toujours pertinente pour comprendre le changement climatique et en affronter les conséquences.

De telles positions correspondent assez bien à celles mises en avant par de nombreux pays du Sud pour affirmer la responsabilité historique des pays du Nord (ou de l’Occident) dans les problèmes climatiques. Mais cette responsabilité est activement niée par les pays du Nord, qui font valoir que ce qui est ainsi établi, c’est un lien de causalité (entre révolution industrielle, consommation d’énergies fossiles et effet de serre), une responsabilité causale donc mais nullement une responsabilité morale (car ceux qui ont entrepris la révolution industrielle en ignoraient les conséquences climatiques, alors que les acteurs actuels n’ont plus les moyens d’empêcher des actions qui ont eu lieu bien avant qu’ils ne soient nés).

Cependant, à ne mettre en avant que le conflit social qui oppose le capitalisme et ceux qui en subissent l’exploitation, ne risque-t-on pas de s’enfermer dans un conflit entre humains, laissant de côté tous les non-humains qui souffrent aussi des conséquences du changement climatique ? Dès 1991, Ali Agarwal et Sunita Narain, des militants indiens sur les questions de développement, dénonçaient dans la tentative des pays du Nord pour nier leur responsabilité historique un cas de « colonialisme environnemental », mais ils appelaient les pays en développement à tenir compte du « contexte environnemental19 ». Or tenir compte du contexte environnemental, ce n’est pas naturaliser l’humanité en effaçant les différences sociales (ce qui est sortir du dualisme par le monisme), c’est replacer les humanités, dans toute leur diversité, dans la pluralité de leurs contextes indissociablement culturels et naturels. Si l’anthropocène nous attire sur la globalité de la Terre, cela ne doit pas nous faire oublier que le global n’existe que dans sa relation avec le local, lieu de l’action.

*

Le changement climatique est sans doute l’un des plus graves problèmes d’action collective jamais affronté par l’humanité, pourtant lorsqu’il s’agit d’assigner des responsabilités, ce qui est la condition même de l’action, cela semble impossible. Comme l’écrit Dale Jamieson, un philosophe américain, spécialiste des questions climatiques et des problèmes éthiques qui y sont liés :

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la possibilité que l’environnement mondial soit détruit, et pourtant nul ne sera tenu responsable. Voilà un nouveau problème20.

Il n’est pas certain que l’hypothèse de l’anthropocène, si l’on s’en tient à sa définition globale, aide à résoudre ce problème.

  • *.

    Catherine Larrère est professeur de philosophie à l’université Paris I Sorbonne et présidente de la Fondation pour l’écologie politique. Elle a publié avec Raphaël Larrère Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, La Découverte, 2015.

  • 1.

    La proposition a été faite par Paul Crutzen (géochimiste néerlandais, Prix Nobel de chimie) et Eugene Stoermer (géologue et biologiste américain) de nommer anthropocène cette nouvelle ère géologique : Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, “The Anthropocene”, Igbp Newsletter, no 41, 2000 et Paul J. Crutzen, “Geology of Mankind: The Anthropocene”, Nature, no 415, 3 janvier 2002, p. 23 ; trad. fr. dans Écologie & politique, no 34, 2007, p. 143-148. L’anthropocène s’ajouterait ainsi aux deux ères jusque-là distinguées au sein du quaternaire, le Pléistocène (marqué par des cycles glaciaires) et l’Holocène (où le recul des glaciations s’est accompagné, pour les hommes, du développement de l’agriculture et de l’élevage). Pour être officiellement adopté, l’anthropocène doit être formellement reconnu par la sous-commission sur la stratigraphie quaternaire de l’Union internationale des sciences géologiques, qui tiendra son prochain congrès en 2016.

  • 2.

    Laurent Carpentier et Claude Lorius, Voyage dans l’anthropocène, cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, 2010.

  • 3.

    Jean-François Lyotard, la Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

  • 4.

    Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 581.

  • 5.

    Sur le lien entre les ambitions d’un contrôle global de la météorologie aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la globalisation des connaissances climatiques et la géo-ingénierie, voir Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt, « En finir avec l’épopée. Récit, géopouvoir et sujets de l’anthropocène », dans Émilie Hache (sous la dir. de), De l’univers clos au monde infini, Paris, Dehors, 2014, p. 57-106.

  • 6.

    Lewis Mumford, cité par Agnès Sinaï, dans Penser la décroissance, Politiques de l’anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 45.

  • 7.

    Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015, p. 129.

  • 8.

    Michel Serres, le Contrat naturel, Paris, Flammarion/Champs, 1992, p. 18.

  • 9.

    Dipesh Chakrabarty, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », La Revue internationale des livres et des idées, no 15, janvier 2010, p. 201.

  • 10.

    Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1992.

  • 11.

    Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, 1980, p. 946 (AK, III, 185).

  • 12.

    C. et R. Larrère, Penser et agir avec la nature, op. cit.

  • 13.

    Carolyn Merchant, Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture, New York, Routledge, 2004.

  • 14.

    Hans Jonas, « La technique moderne comme sujet de réflexion éthique », dans Marc Neuberg (sous la dir. de), la Responsabilité. Questions philosophiques, Paris, Puf, 1997.

  • 15.

    J. Baird Callicott, Thinking Like a Planet: The Land Ethic, and the Earth Ethic, New York, Oxford University Press, 2014, p. 237.

  • 16.

    D. Chakrabarty, « Le climat de l’histoire », art. cité, p. 212.

  • 17.

    Ibid., p. 213.

  • 18.

    Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, l’Événement anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.

  • 19.

    Ali Agarwal et Sunita Narain, « Le réchauffement climatique dans un monde inégalitaire. Un cas de colonialisme environnemental », dans Dominique Bourg et Augustin Fragnière, la Pensée environnementale. Une anthologie, Paris, Puf, 2014, p. 761-772.

  • 20.

    Today we face the possibility that the global environment may be destroyed, yet no one will be responsible. This is a new problem. Dale Jamieson, Morality’s Progress: Essays on Humans, Other Animals and the Rest of Nature, Oxford, Clarendon Press, 2003. Voir sa contribution au dossier, p. 23.

Catherine Larrère

Catherine Larrère née le 24 août est une philosophe et professeure de philosophie émérite française. Elle est spécialiste de la pensée de Montesquieu et de l’éthique de l’environnement. Elle a écrit plusieurs ouvrages dont Les inégalités environnementales (2017, PUF).

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