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Photo : Victoriano Izquierdo
Photo : Victoriano Izquierdo
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Bienvenue dans l’entrepocène

Sous la pression des consommateurs et des salariés, les entreprises peuvent changer leurs modes de communication et de production.

Les entreprises sont au cœur de l’anthropocène qu’on pourrait presque rebaptiser «  l’entrepocène  », car ce sont leurs activités qui mettent à mal de manière frontale la nature, directement ou indirectement à travers la consommation, générant la pollution, le réchauffement climatique et la diminution de la biodiversité dont notre écosystème pâtit. Ces externalités négatives – dont on sait l’existence depuis longtemps, mais qui ont un impact systémique dont on prend véritablement conscience seulement aujourd’hui – sont un prix que les entreprises n’ont pas contracté l’habitude de payer.

Bien sûr, les nouveaux enjeux environnementaux – nouveaux dans la conscience qu’on en a – génèrent de nouvelles industries, de nouvelles marques et de nouvelles propositions. On ne compte plus les start-up qui proposent d’autres modes de consommation ou de production et tous les grands groupes déploient des politiques «  responsabilité sociétale des entreprises  » (Rse) exigeantes. Aujourd’hui, chaque entreprise affiche sa mission environnementale, les grands patrons se font les gourous de cette transformation et les directeurs de la communication et du marketing y voient une manière de renouveler la façon de faire parler des marques et des entreprises dont ils ont la charge. C’est un nouveau business à la fois pour les nouveaux et les anciens acteurs. De jeunes pousses naissent chaque jour dans le domaine de l’économie circulaire, autour de nouvelles façons de consommer ou par une intégration verticale plus poussée, permettant de mieux contrôler les approvisionnements sur le plan éthique ou environnemental. La distribution se met à la vente en vrac. Le bio, mais aussi les circuits courts et le local explosent dans l’alimentation. Les ingrédients naturels deviennent la norme dans la cosmétique. La lente évolution du moteur thermique au moteur électrique, via l’hybride, s’intensifie. La mode et le textile évoluent vers moins d’obsolescence programmée et les acteurs du numérique se posent la question de l’impact bien réel de nos échanges virtuels en expansion massive. Chaque entreprise est comptable de son bilan carbone, les règlements se durcissent et, désormais, la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux est inscrite dans la loi Pacte de 2019.

Mais la véritable question est : tout cela est-il suffisant ? Au-delà d’un procès fait en greenwhashing, qui se contenterait de fustiger l’écart entre les paroles et les actes, les efforts déployés sont-ils à la hauteur des enjeux et les entreprises sont-elles en capacité de muter au rythme du réchauffement climatique ?

Les consommateurs sont-ils verts ?

Dans cette révolution, les consommateurs sont au centre de toutes les attentions. Les entreprises multiplient les outils de mesure, les sondages, les enquêtes qualitatives, pour cerner la sensibilité de chacun d’eux à cette transition écologique nécessaire. D’ailleurs, elles prennent en compte la pression sociale qui s’intensifie. Elles savent que certains comportements de consommation sont fustigés, comme le Black Friday (vs le Green Friday) ou le transport aérien (flight shame). Les questions récurrentes que se posent les équipes marketing sont les suivantes : quel est le niveau de sensibilité écologique ? Quelle est la part du «  déclaratif  » (ce que les gens disent) en regard de ce que les consommateurs font vraiment ? Jusqu’à quel point sont-ils prêts à payer plus cher pour une meilleure prise en considération de la dimension environnementale ?

On voit combien ces questions sont légitimes dans le référentiel «  marché  » traditionnel et combien elles peuvent déboucher sur des effets pervers face aux enjeux d’atténuation de l’impact humain sur la nature. Les consommateurs sont facilement taxés par les entreprises d’une forme de greenwashing intérieur, c’est-à-dire d’afficher superficiellement une prise de conscience sans que celle-ci ne se traduise dans des actes, ce qui est bien sûr vrai pour une part. Mais les entreprises comptent aussi sur cet écart supposé entre le dire et le faire, qui autoriserait le business as usual, plutôt que de prendre au mot les consommateurs pour les conduire à des comportements nouveaux.

La question du prix est aussi essentielle. Dans le domaine alimentaire, on a vu les distributeurs faire des marges sensiblement plus importantes sur les produits «  bio  » que sur d’autres produits, comme si ce qui était bon pour les mangeurs que nous sommes ou la planète devait obligatoirement coûter plus cher (au-delà de coûts de production eux-mêmes effectivement plus élevés). On voit à quel point il y a là un jeu étrange entre acteurs économiques – entreprises d’une part, consommateurs d’autre part –, chacun attendant de l’autre qu’il transforme son offre ou ses comportements. Les consommateurs sont de plus en plus conscients que leurs actes d’achats peuvent produire des effets massifs et nuisibles et qu’ils peuvent «  voter  » en choisissant ou pas certaines marques.

Mais le risque est que ce rendez-vous traîne en longueur, que chaque acteur attende de l’autre le premier pas, dans une sorte de théorie des jeux délétères. S’il est relativement facile de penser à prendre un sac à provisions pour faire ses courses, voire de se mettre au vélo, il est plus compliqué de rompre avec des habitudes touristiques qui ont rétréci la planète ou avec l’automobile, comme les Gilets Jaunes l’ont montré, ou même avec une alimentation fortement carnée, même si la tendance s’installe, ménageant une nouvelle transition alimentaire à l’envers. C’est donc un enjeu majeur des marques et des entreprises que l’image qu’elles se font de la demande, image qui risque de freiner des passages à l’échelle pourtant nécessaires ou, au contraire, de les accélérer si les consommateurs apparaissent comme encore davantage cohérents entre leurs actes et leurs préoccupations.

Les salariés sont-ils des citoyens comme les autres ?

Les salariés constituent en eux-mêmes un autre enjeu. De fait, les écarts entre la prise de conscience environnementale de l’individu et les activités de l’entité qui l’emploie suscitent des tensions qui peuvent devenir vives au sein des entreprises, où il va devenir de plus en plus difficile de tenir une réunion de travail avec des gobelets en plastique jetables ou de petites bouteilles d’eau sur la table et de ne pas trier les déchets. Le recrutement des sustainable natives devient compliqué pour les entreprises qui ne prennent pas suffisamment en compte l’urgence écologique.

C’est d’ailleurs devenu un enjeu clé de la communication interne et du recrutement. En effet, si le consommateur peut s’accommoder un temps de dissonances cognitives fortes, rouler en SUV et voter Vert par exemple, c’est plus complexe pour tous ceux qui travaillent dans des entreprises qui polluent ou génèrent beaucoup de carbone. Comme acteurs stratégiques sur des marchés, ils sont évidemment sensibles à l’impact qu’ils produisent pour le compte des entreprises qui les emploient.

Mais il y a des limites évidentes à cette pression. Le salarié est lui-même contraint par la nécessité économique et sa marge de manœuvre critique, plus forte en phase de début de carrière ou pour les postes de cadre, est limitée par sa dépendance économique. On peut faire l’hypothèse paradoxale qu’un chômage moins important pourrait conduire à une meilleure prise en compte de l’environnement, la moindre dépendance économique augmentant la capacité des salariés à refuser des modes de fonctionnement peu responsables. Le scénario positif est celui où les stakeholders de l’entreprise (les consommateurs et les salariés, mais aussi les fournisseurs ou les financeurs) poussent celle-ci de concert à se transformer, comme l’État peut le faire par la réglementation. Le scénario inverse voit au contraire tel ou tel secteur défendre son mode de production (par exemple, l’usage de pesticide par les agriculteurs) lié à des revenus, des savoir-faire, des habitudes, pour la défense desquels les salariés et les entreprises s’entendent.

La publicité est-elle soluble dans la révolution écologique ?

La communication publicitaire, moteur de la consommation, s’est trouvée en partie remise en cause par la numérisation massive de ces vingt dernières années, du moins dans la place qu’elle occupait au sein des grands médias classiques, comme la télévision. Elle se trouve aujourd’hui confrontée à un autre défi. Pendant cinquante ans, les publicitaires ont doté la société de consommation d’un imaginaire, de valeurs, de symboles qui masquaient ou, au moins, voilaient la réalité des processus de production et ses étapes. L’industrie agroalimentaire a cultivé un imaginaire de l’authenticité tandis qu’elle s’industrialisait, l’automobile un imaginaire de la liberté quand la dépendance au pétrole augmentait, la cosmétique celui d’une éternelle jeunesse quand les populations vieillissaient. En regard, cette créativité publicitaire a en partie laissé de côté pendant des années ces enjeux environnementaux, ne leur donnant qu’une place secondaire de réassurance.

Aujourd’hui, la révolution écologique en cours appelle une autre façon de communiquer.

Mais aujourd’hui, la révolution écologique en cours appelle une autre façon de communiquer. Ce qui était l’apanage plutôt de l’institution (disons le cadre éthique) ou de l’entreprise (disons les process) devient l’enjeu quotidien de la communication des marques, qui se doivent de prendre la parole sur le sujet. Avec un paradoxe supplémentaire, qui les voit s’interdire quelquefois de mettre en avant telle évolution positive, au prétexte de risquer de s’entendre dire : «  Que ne l’aviez-vous fait avant ?  » ou d’être accusé de greenwashing.

L’arrivée d’applications (comme Yuka dans le champ de l’alimentation) permettant de lire la performance de chaque produit en termes de santé ou d’écologie, le développement de la blockchain qui permet de conserver l’intégralité des traces associées au parcours d’une marchandise, et donc de déterminer son origine avec précision, deviennent des outils au service d’une transparence de plus en plus requise. Une communication naguère fondée sur l’imaginaire est mise au défi de donner aux entreprises les moyens de s’expliquer et de justifier les transformations complexes qu’elles souhaitent opérer.

Grands ou petits pas pour les entreprises ?

Les entreprises sont soumises à une tension forte. Il ne s’agit pas simplement d’aménagements à la marge, d’améliorations, d’optimisation, mais quelquefois de remises en cause plus profondes du modèle de production.

Elles deviennent d’abord comptables de l’ensemble de la chaîne dans laquelle elles insèrent leurs activités. Les fournisseurs en amont dont elles dépendent, les comportements que les biens produits en aval induisent, le devenir à long terme de ces biens (traitement des déchets, recyclage) : c’est tout le cycle de la vie du bien de consommation qui est de plus en plus présent à l’esprit du consommateur. Ainsi, leur responsabilité s’étend et, aujourd’hui, chaque grand groupe sait qu’il peut payer cher une image ou une information où il paraîtrait être en lien avec des acteurs faisant fi des exigences sociales ou environnementales.

L’autre enjeu est celui du temps. La course du progrès et de la croissance et la mythologie des marques toutes-puissantes nous ont habitués à ce que les entreprises proposent toujours plus, toujours mieux, toujours plus vite. Or les transformations appelées par l’anthropocène ne peuvent être immédiates. Elles sont forcément progressives, et toujours trop lentes. Les entreprises sont confrontées à un double défi : faire évoluer leur mode de production en profondeur tout en restant rentables à court terme. Ainsi, dans le marché de l’eau minérale, les acteurs proposent, pour leurs bouteilles, l’usage du plastique recyclé et l’usage de contenants plus importants et réutilisables, sans pour autant interroger la logique qui consiste à transporter ou à embouteiller de l’eau, ce qui remettrait en cause le cœur même de leur activité.

Il existe de nombreuses formes d’arrangements qui ne remettent pas en cause le cœur de la machine. La compensation carbone en est une, l’entreprise réparant de la main droite ce qu’elle abîme de la main gauche, en achetant un droit à polluer, ce qui est évidemment plus simple que de véritablement décarboner l’activité. Outre la question des garanties apportées par ce type de compensations et leur efficacité, on voit le que le principe lui-même du giving back relève d’une négociation visant à justifier et à faire perdurer des modes de production qui devraient pourtant être interrogés. On retrouve pour les entreprises, confrontées à la fois à l’urgence et à l’inertie, la même question lancinante que celle qui concerne les États : politique des petits pas ou ruptures franches ? Cette question explique les atouts des nouveaux entrants, s’inscrivant d’emblée dans l’éco-conception, mais rend pourtant nécessaire une capacité de mutation forte et surtout rapide chez les grands acteurs industriels installés.

Changer la production : le passage à l’échelle ?

L’entrepocène peut déboucher sur quatre attitudes possibles face aux évolutions fondamentales à engager.

La première consiste à changer le moins possible, parce que c’est trop cher, que le modèle est trop rentable ou qu’on se dit que le consommateur ne suivra pas. Il s’agit alors pour l’entreprise de mettre en place des stratégies de lobbying, de faire intervenir des leviers de pression via l’emploi ou de justifier son activité par la réponse à des besoins immédiats. Cette stratégie peut déboucher aussi sur le mensonge pur et simple, stratégie difficile à tenir aujourd’hui comme l’exemple de Volkswagen et de ses moteurs l’a montré.

La deuxième est en réalité plus complexe qu’une simple apparence d’évolution qualifiable de greenwashing. Elle constitue plutôt une stratégie différenciée qui vise à effectivement installer de meilleures pratiques là où c’est possible, faisable, sans remettre en cause le modèle, et à l’afficher, tout en laissant de côté des enjeux majeurs. Il s’agit plus d’une stratégie sélective, où l’on va tenter le green dans certaines dimensions de l’entreprise et laisser dans l’ombre la part la moins compatible avec les politiques d’atténuation recherchées.

La troisième attitude consiste, pour une entreprise, à maintenir une activité moins écoresponsable, tout en jetant les bases d’un autre modèle. Cette stratégie est coûteuse, car elle nécessite le maintien d’un modèle et l’émergence d’un autre dans une forme de tuilage, mais elle vise à éviter une rupture trop forte qui ne serait pas supportable pour son modèle économique.

La quatrième attitude est de véritablement inventer un modèle nouveau, intégrant l’ensemble de la chaîne de production, de consommation et de retraitement. La difficulté est que ce passage à l’échelle ne peut produire tout son impact que s’il est accompli par les acteurs les plus puissants et que ce ne sont pas eux qui sont les plus aptes à le mener. Les entreprises, comme les États et les sociétés, sont confrontées à des choix radicaux, et ce dans une forme d’urgence, devant revoir à la fois leurs liens avec les parties prenantes, leur mode de communication et leurs modes de production.

Jean-Maxence Granier

Agrégé de lettres, linguiste et sémioticien de formation, il a fondé le cabinet d'études et de conseil Think-Out spécialisé dans l'analyse des médias et des marques. Il s'intéresse à des questions comme la laïcité,  le numérique, les  psychotropes, la démocratie participative ou encore l'anthropocène. Il préside l'association Autosupport des usagers de drogues. …

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