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Un baiser s’il vous plaît, d’Emmanuel Mouret

janvier 2008

Un baiser s’il vous plaît est éblouissant. Totalement maîtrisé, formidablement construit, avec des dialogues où la drôlerie le dispute à la justesse.

Non, Emmanuel Mouret n’est pas l’héritier d’Éric Rohmer, ni de Jacques Tati, ni de Buster Keaton… D’abord, parce que les grands n’ont pas d’héritiers. Uniques par définition, ils n’ont que de tristes épigones2. Ensuite, parce que, même s’il admire Rohmer, Tati et Keaton, Mouret n’est l’épigone de personne. Il est Emmanuel Mouret. Un auteur – mineur peut-être, mais on dit bien du Longhi qu’il est un peintre mineur ! – qui a une petite musique bien à lui.

C’est en 1999 qu’on l’a découvert. Promène-toi donc tout nu, tourné à Marseille, sa ville natale, est son film de fin d’études à la sortie de la Femis. En cinquante minutes, Mouret, qui tient le rôle principal, réussit à créer un personnage original, un peu naïf, un peu maladroit, que l’on retrouvera sous des noms divers dans tous ses films, sauf Vénus et Fleur. À travers un marivaudage de vingt-quatre heures, Promène-toi donc tout nu décrit l’éducation sentimentale d’un jeune homme.

Deux ans plus tard, Mouret tourne son premier long métrage au titre non moins savoureux : Laissons Lucie faire. Peut-être son film le plus réussi avant Un baiser s’il vous plaît. Un film qui tranche un peu sur le reste de sa filmographie, car il y entrouvre une porte sur un genre qu’il n’a pas encore vraiment exploré aujourd’hui et pour lequel il semble doué : le cinéma d’aventure farfelu. Le générique en dessin animé est un hommage – modeste, plutôt un clin d’œil – aux fameux génériques des Panthère rose de Blake Edwards, dessinés par Maurice Binder.

Toujours situé à Marseille, Laissons Lucie faire est l’histoire d’un jeune couple qui s’aime depuis déjà… dix ans. Détail non négligeable, car il donne à ce garçon et cette fille, dont on imagine, vu leur jeunesse, qu’ils ont dû se connaître à quinze ans, une complicité qui semble pour Mouret – on la retrouve dans tous ses films – l’une des composantes les plus importantes de l’amour.

Lucie (la délicieuse Marie Gillain) vend des maillots de bain sur la plage. Lucien (Emmanuel Mouret) vient de passer un examen pour devenir gendarme. Ce qui n’enchante pas son père, qui semble plein aux as et aurait préféré voir son fils… embrasser une carrière artistique. C’est comme ça chez Mouret : ses personnages échappent toujours aux stéréotypes.

Lucien apprend en même temps qu’il est recalé à l’examen et que le colonel veut le voir. Première surprise : le colonel est une jolie femme. Deuxième surprise : Lucien est bel et bien reçu. Mais comme il a postulé – sans y croire – un emploi d’agent secret, personne ne doit le savoir. À lui de se trouver une « couverture ». Devant son air ahuri, le colonel lui suggère de jouer les fils à papa. Naturellement, interdiction de révéler son métier. Même pas à Lucie. Ce qui va causer beaucoup de perturbations dans son couple. D’autant plus que Lucie a assisté à une conférence qui l’a convaincue qu’en amour l’attirance n’est pas tout. L’amitié y est un facteur prépondérant et il n’y a pas d’amitié sans une franchise absolue.

Bref, bien des ennuis pour Lucien, déjà dragué par deux employées de maison qui ne sont, ni l’une ni l’autre, ce qu’elles sont censées être. Et comment se justifier auprès de Lucie d’une longue absence, quand le colonel envoie son nouvel espion en mission ?

Retour à l’éducation sentimentale et à un cinéma très dialogué avec Vénus et Fleur (2004). C’est le portrait de deux filles dont le seul point commun est de vouloir profiter de leurs vacances à Marseille pour trouver le garçon idéal. Autant Vénus (Veroushka Knoge), qui arrive de Saint-Pétersbourg, est libérée, autant Fleur (Isabelle Pires) la Parisienne est timide. La première veut s’amuser ; la seconde, dénicher le grand amour.

Quant à Changement d’adresse (2006), qui a fait découvrir Mouret à un plus large public3, il nous apparaît aujourd’hui comme le brouillon d’Un baiser s’il vous plaît. Les deux films commencent de la même façon : une fille aborde un graçon dans la rue. À Paris dans Changement d’adresse, où Anne (Frédérique Bel) voit David (Emmanuel Mouret) coller sur une vitrine une demande de colocation et lui propose de partager son duplex avec lui. À Nantes dans Un baiser s’il vous plaît, où Émilie (Julie Gayet, lumineuse) demande à un passant, Gabriel (Michaël Cohen), où trouver un taxi. Ensuite les scénarios divergent, mais non les thèmes. Les deux films ne sont que des variations sur le désir et l’amour, l’amitié et l’amour.

Dans le premier, Anne et David deviennent les meilleurs amis du monde. Ils se racontent chaque soir leurs espoirs et leurs déboires. Chacun s’entêtant à croire que l’objet aimé commence enfin à l’aimer. Il leur faudra beaucoup de temps – et le film accuse quelques longueurs – pour comprendre qu’ils allaient chercher bien loin ce qui était tout près.

Par contre, Un baiser s’il vous plaît est éblouissant. Totalement maîtrisé, formidablement construit, avec des dialogues où la drôlerie le dispute à la justesse. Je sais qu’Emmanuel Mouret déteste ce mot.

Ce mot de comptable m’effraye, dit-il. J’adore les films psychologiques, mais je n’attends pas qu’ils soient justes. J’ai envie qu’ils soient foisonnants, étonnant, surprenants. Mais certainement pas « justes4 ».

Qu’il se rassure : Un baiser s’il vous plaît ne cesse de nous surprendre. Car si Mouret est un poète, ses deux principaux héros, Judith (Virginie Ledoyen) et Nicolas (Mouret), sont respectivement chimiste et prof de maths. Il est donc parfaitement logique qu’ils cherchent toujours le mot le plus juste pour exprimer ce qu’ils ressentent.

Mais commençons par le commencement, car l’un des charmes de ce film, de bout en bout jubilatoire, c’est sa construction. Donc, faute de taxi, Gabriel propose à Émilie de la ramener à son hôtel dans sa camionnette. Puis, malgré sa timidité, il ose l’inviter à dîner. Un seul plan muet, où à travers la vitre du restaurant on les voit parler et rire, suffit à nous dire qu’ils sont faits pour s’entendre. Rien d’étonnant, on apprendra, un peu plus tard, qu’Émilie, venue à Nantes pour son travail, crée des tissus d’ameublement, alors que Gabriel restaure des appartements anciens. On les retrouve devant l’hôtel d’Émilie.

Eh bien, merci pour la soirée, dit Émilie de sa jolie voix, pour la conversation, pour les déplacements, pour le vin qui était excellent, pour l’addition que vous avez réglée dans mon dos et pour me laisser un si bon souvenir de Nantes… – Si vous permettez, dit Gabriel, je… voudrais vous laisser un dernier souvenir.

Et il se penche pour lui donner un baiser sur les lèvres. Elle se détourne. Il lui explique qu’il vit avec quelqu’un et que ce baiser était un baiser d’au revoir.

Un baiser sans conséquence ? dit Émilie.

Mais est-on jamais sûr, avant qu’il soit donné, qu’un baiser sera sans conséquence ? Émilie va passer une partie de la nuit à raconter à Gabriel l’histoire de ses amis Judith et Nicolas. Cette histoire, qui constitue l’essentiel du film, est elle-même coupée par un récit que Nicolas fait à Judith et un autre que Gabriel fait à Émilie. Et tout cela s’entremêle avec une aisance, une cohérence, une évidence réjouissantes.

Ces histoires que l’on ouvre et referme au cours du récit comme des tiroirs m’amusaient beaucoup, dit Emmanuel Mouret, et permettaient de rythmer le récit tout en donnant un air de liberté.

Commenté par la voix off de Julie Gayet, l’histoire de Judith et Nicolas est celle de deux amis qui n’ont pas de secrets l’un pour l’autre. Ils se connaissent depuis le lycée (comme Lucie et Lucien dans Laissons Lucie faire) et peuvent même se parler sans gêne de leurs vies amoureuses. Un jour, Nicolas, dont la petite amie est partie définitivement à l’étranger, ose demander un service à Judith : il souffre d’un manque d’affection physique.

Qu’est-ce que c’est ? demande Judith – Eh bien, l’affection physique, c’est quand deux physiques s’affectionnent physiquement entre eux. Tu vois maintenant ?

Oui, Judith voit. Elle lui conseille de rencontrer une prostituée. Nicolas lui raconte alors (deuxième récit dans le récit) la démarche qu’il a faite, sans succès, le matin même. Les prostituées n’embrassent pas, or il lui est impossible de faire l’amour sans avoir d’abord embrassé.

Peut-être que je ne suis pas normal, dit-il à Judith, mais il me faut un peu de complicité et la complicité, ça passe surtout par les baisers. Ce n’est pas un besoin normal que j’ai, c’est un besoin physique, mais de partage, tu vois ?

Bref, Judith, qui est très amoureuse de son mari Claudio (Stefano Accorsi), va tout de même, par amitié, tenter de guérir Nicolas de ce manque qui l’obsède au point de l’empêcher de faire des rencontres sentimentales, qui pourraient, elles, se transformer en amour… Hélas ! L’expérience ne donne pas les résultats escomptés… Et voilà nos deux scientifiques complètement dépassés par la situation. Dépassés, désemparés… et bien décidés à tuer dans l’œuf ce qu’ils veulent croire une illusion : une entente physique qu’ils n’avaient connue avec personne.

Certainement, dit Judith, si on recommençait, on s’apercevrait qu’il n’y a rien d’exceptionnel… Ce serait une bonne chose qu’on y mette un peu de mauvaise volonté, histoire de bien démystifier notre souvenir.

Mais ce nouvel essai ne démystifie rien, au contraire. Alors, avec l’entêtement des savants fous, ils vont tenter une troisième expérience.

Judith – On va essayer de faire de notre mieux pour que cela soit le mieux du monde.

Nicolas – Comment ça ? Je ne comprends pas, ce n’est pas ce qu’on veut !

Judith – Réfléchis : tout à l’heure, en voulant ce qu’on voulait, on a eu ce qu’on ne voulait pas. Alors que, peut-être, en voulant ce qu’on ne veut pas, on pourra, avec un peu de chance, avoir ce que l’on veut !

Ce qui tient du miracle dans cette comédie dont on imagine à quel point elle aurait pu facilement être graveleuse, c’est la délicatesse et des sentiments et de la mise en scène.

Côté sentiments, c’est la tendresse qui prime. Tendresse entre Judith et Nicolas. Mais surtout tendresse envers ce pauvre Claudio, à qui Judith, bien sûr, mais Nicolas aussi, voudraient éviter de faire la moindre peine. Ce qui est impossible ! Ils s’échinent pourtant à trouver des solutions. Ils montent un stratagème : lui faire rencontrer une fille qui partagerait sa passion pour Schubert…

Le propos du film, dit Mouret, était une sorte de réflexion utopique sur comment vivre son désir tout en préservant celui qui en pâtirait. D’où l’idée des stratégies mises en place par les personnages pour ne pas faire souffrir un tiers. Ce qui m’intéresse dans cette situation, c’est le dilemme qu’elle implique : comment être quelqu’un de bien, de civilisé, qui veut s’autoriser à vivre ses désirs, une des choses les plus réjouissantes de la vie, et qui, en même temps, ne veut pas faire du mal, ni à lui, ni à autrui. C’est, au fond, un sujet de moraliste.

C’est vrai, Un baiser s’il vous plaît est un conte moral – comme en a fait Rohmer. Mouret y utilise la parole comme instrument de connaissance – à la manière de Rohmer. Et, comme Rohmer, il interdit à ses comédiens de jouer « naturel », ce qu’il juge faux, pour atteindre quelque chose de plus vrai que le vrai. En cela, il rejoint tous les cinéastes de la Nouvelle Vague.

Ce qui éloigne pourtant Mouret de Rohmer, c’est son goût pour la naïveté et la maladresse.

Pour moi, dit-il, les plus grands héros de cinéma ne sont pas les Superman, mais les Buster Keaton, Charlie Chaplin ou Jacques Tati. Ceux qui tombent et qui se relèvent sans jamais en vouloir à la vie ni aux autres. Ils sont sans amertume. Les grands maladroits ont cette beauté des grands héros dramatiques, cette faculté de résister et de continuer.

Et c’est là qu’intervient la mise en scène. Mouret la met entièrement au service de ces corps maladroits, parce que pudiques et délicats. Quand Judith et Nicolas s’apprêtent à tenter leur première expérience d’« affection physique », il les filme assis côte à côte, raides, figés, comme René Clair filmait Les deux timides. Et, tout au long du film, il sait exactement ce qu’il veut montrer et ce qu’il veut cacher.

Un plan est particulièrement révélateur de sa pudeur et de son humour. Nicolas et Judith se retrouvent dans un laboratoire désert. Fous de désir, ils s’enlacent, adossés à la porte d’un placard. La caméra les cadre à mi-corps. Peu à peu, ils se laissent glisser le long de la porte. Et, à mesure qu’ils disparaissent de l’écran, apparaissent des avertissements et des pictogrammes inquiétants : attention, danger, poison et même une tête de mort.

Ce goût simultané de l’ellipse et des cadrages au cordeau, qui se retrouve tout au long du film, nous ravit. Tant de rigueur et tant de liberté !

Le mot de la fin se doit d’être celui qui revient le plus souvent et dans les interviews de Mouret et dans ses dialogues. C’est le mot « complicité ». La complicité, il le dit et redit dans tous ses films, est pour lui le ciment de l’amour. Elle est, bien sûr, la condition sine qua non de l’amitié. Elle lui est indispensable pour travailler en équipe. Et elle lui paraît même justifier son désir de jouer dans ses propres films.

Vous mettez les comédiens à l’aise, car ils vous voient essayer des choses, vous tromper. Ça les rassure et ça instaure une complicité.

Enfin, la dernière et la plus importante est la complicité avec le spectateur.

Il y a deux sortes de films : ceux qui nous sont livrés bouclés, fermés, finis. Très bien faits peut-être, mais n’exigeant rien du spectateur réduit, en quelque sorte, à l’état de voyeur. C’était l’une des caractéristiques de la « Qualité France » des années 1950. Et puis, il y a des films ouverts, avec des « trous », comme disait François Truffaut à propos du cinéma de Lubitsch5. Des films qui n’existeraient pas sans la participation des spectateurs. Ce fut la grande révolution de la Nouvelle Vague.

Emmanuel Mouret en est l’héritier. Aussi construit qu’il soit, avec ses récits dans le récit, ses voix off, ses fausses digressions, Un baiser s’il vous plaît ne cesse de solliciter notre participation. Si nous ne devenons pas partie prenante de l’action, si nous n’anticipons pas sur les solutions possibles aux problèmes des personnages, bref, s’ils ne deviennent pas nos amis6, le film s’effondre comme un château de cartes. C’est sa limite, diront les gens sérieux. Cela s’appelle la liberté, diront les autres. Question de complicité, dirait Mouret.

  • 1.

    Un baiser s’il vous plaît (1 h 40), film français d’Emmanuel Mouret, avec Virginie Ledoyen (Judith), Emmanuel Mouret (Nicolas), Julie Gayet (Émilie), Michaël Cohen (Gabriel), Stefano Accorsi (Claudio), Frédérique Bel (Câline). Sortie : 12 décembre 2007.

  • 2.

    Voir le nombre de séquences navrantes suscitées chez Ducastel et Martineau (Jeanne et le garçon formidable, Crustacés et coquillages), Alain Berliner (Ma vie en rose, J’aurais voulu être un danseur) ou Christophe Honoré (17 fois Cécile Cassard, Dans Paris, Les chansons d’amour) par leur admiration éperdue (et oh combien justifiée !) pour Jacques Demy. Même les soldats de La France, de Serge Bozon, poussent la chansonnette…

  • 3.

    Voir le compte rendu d’Élise Domenach dans Esprit, juillet 2006.

  • 4.

    Tous les propos d’Emmanuel Mouret sont tirés du dossier de presse.

  • 5.

    « Pas de Lubitsch sans public. Mais, attention, le public n’est pas en plus de la création il est avec, il fait partie du film. Dans la bande sonore d’un film de Lubitsch, il y a le dialogue, les bruits, la musique et il y a nos rires, c’est essentiel, sinon il n’y aurait pas de film. Les prodigieuses ellipses du scénario ne fonctionnent que parce que nos rires établissent le pont d’une scène à l’autre. Dans le gruyère Lubitsch, chaque trou est génial. »

  • 6.

    « J’ai une théorie, disait encore Truffaut, je ne sais pas si elle est bonne, qui est que l’ami du héros doit être le spectateur » (extrait du meilleur et du plus passionnant petit livre écrit sur Truffaut : Claude-Jean Philippe, François Truffaut, Paris, Seghers, coll. « Le club des stars », 1988).

Claude-Marie Trémois

Romancière et rédactrice en chef cinéma àTélérama de 1951 à 1995, Claude-Marie Trémois a été critique cinéma à la revue Esprit de 1998 à 2015.

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