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Copyright 1973 SUNSHINE.
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Dans le même numéro

Out 1. Noli me tangere

Un film de Jacques Rivette

juil./août 2021

Les spectateurs lisent Rivette, en déchiffrant ses jeux et ses tentatives d’adaptation, et voient Balzac, dans un récit moderne démontrant que son œuvre peut se transposer dans la France du tout-voiture et du théâtre expérimental.

L’œuvre de Balzac a été utilisée deux fois par Jacques Rivette : une transposition de La Duchesse de Langeais en film d’époque dans Ne touchez pas la hache (2007), et une libre adaptation de l’Histoire des Treize dans Out 1 (1970), projet monstre disponible en un montage feuilletonesque de plus de douze heures, Noli me tangere, et un film plus facile à exploiter au cinéma, Spectre, d’un peu plus de quatre heures. La difficulté, dès lors, tenait jusque récemment dans l’indisponibilité d’une édition en un seul volume de l’Histoire des Treize, jusqu’à la réimpression, l’an dernier, par Garnier, de l’édition de 1985 par Pierre-Georges Castex des trois récits composant cette suite romanesque : Ferragus, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or. Pour Out 1, Carlotta en propose une édition définitive dans un coffret regroupant les deux montages en DVD et Blu-ray, un documentaire sur le tournage et un livret comportant, parmi de nombreux apports, un essai éclairant du critique Jonathan Rosenbaum.

La question centrale serait bien sûr : en quoi Rivette reprend-il Balzac ou s’en éloigne-t-il ? Le cinéaste, au début du troisième épisode, livre la scène clé de son adaptation, en faisant interpréter par Éric Rohmer un universitaire spécialiste du romancier, qui explique à Colin (Jean-Pierre Léaud), parti sur la trace des Treize dans le Paris de 1970, combien son entreprise sera difficile. Ce groupe est en effet très légèrement présent chez Balzac, malgré le titre du recueil les identifiant, et Rivette apporte une première différence en présentant clairement ses Treize, à l’exception d’Igor et de Pierre qui n’apparaissent pas directement : Lucie (Françoise Fabian), Étienne (Jacques Doniol-Valcroze), Warok (Jean Bouise), Sarah (Bernadette Lafont), Pauline/Émilie (Bulle Ogier) ou encore Thomas (Michael Lonsdale), peut-être le véritable personnage principal d’Out 1. Pour l’enseignant, le thème du groupe informel, du complot, est davantage développé dans L’Envers de l’histoire contemporaine, qu’il conseille à Colin, que dans l’Histoire des Treize, ce qui est formellement vrai, le premier de ces romans présentant clairement une association, un groupe d’entraide plus explicite et efficace que les Treize. Plusieurs scènes d’Out 1, notamment une conversation entre Lucie et Warok, reviennent sur le besoin d’un rôle réel du groupe, au-delà de l’envie de manigancer ensemble : si les Treize du film parviennent à s’entraider pour empêcher la diffamation d’un d’entre eux dans la presse, force est de constater que leur influence, leurs interventions, sont moins fortes que ceux de Balzac, les rendant moins fantomatiques et puissants que les comploteurs que recherche Colin.

Out 1 reste balzacien en ceci qu’il parcourt Paris, et cela au-delà des limites de la ville dans La Comédie humaine : apparaissent à l’écran ses rues marchandes, ses mansardes, plusieurs ponts, l’incessante circulation automobile, les arrondissements centraux, les cafés des Champs-Élysées, le toit du palais de Chaillot (lieu de conversations entre Béatrice et un ethnologue), le parc Montsouris, l’Arsenal et les alentours de Bastille… Ainsi le film devient-il un portrait de la capitale en 1970, pas encore déconcentrée, sans RER, au pont de Grenelle alors tout neuf, dont Rivette filme les nombreuses portes (Vanves, Champerret, Orléans) comme des frontières. Le plus marquant reste l’art du cinéaste de créer, par la mise en scène et le montage, une impression d’étrangeté, le sentiment que quelque chose se trame. Cette curiosité du spectateur est d’abord permise par la création de deux personnages relayant ses impressions dans l’intrigue : Colin, faux sourd-muet récoltant des pièces dans les cafés, et Frédérique (Juliet Berto), petite arnaqueuse, les seuls protagonistes d’Out 1 à ne jamais se croiser. Ces deux étranges enquêteurs transmettent à l’écran l’incongruité du projet des Treize et les questions du public : lorsque Frédérique rencontre Warok, elle lui demande, sans évoquer directement le groupe, à quoi peut bien servir une conspiration aujourd’hui, hormis à obtenir de l’argent ou le pouvoir. La recherche de Colin est plus intellectuelle, amusant le spectateur dans sa tentative de déchiffrer des messages reçus qui doivent le mener aux Treize, avant de les comprendre en se référant à son édition de l’Histoire des Treize. Le propos semble comiquement résumé par Thomas, metteur en scène préparant Prométhée enchaîné avec sa troupe, qui, après avoir entendu le jeune homme déclamer la préface du recueil signée Balzac, lui lance : « C’est très intéressant, mais ça n’a rien à voir avec Prométhée…  »

Ce personnage offre à Out 1 ses scènes les plus impressionnantes, en organisant avec ses comédiens de longues sessions d’improvisation et de théâtre direct afin de se préparer au texte d’Eschyle. Rivette, avec l’aide de son chef opérateur Pierre-William Glenn, travaille de la sorte la durée des plans et des scènes, ainsi que la capacité d’abandon des comédiens, jouant parfois comme des enfants ou simulant des handicaps. Ce parti pris surprend allègrement, notamment en voyant Michael Lonsdale, tant associé dans la suite de sa carrière à des rôles sérieux, jouer un metteur en scène expérimental capable de se perdre dans l’amusement, de parler avec légèreté avec ses acteurs. Ces scènes, ainsi que leur contrepoint dans la préparation par Lili (Michèle Moretti), l’une des Treize, et sa troupe des Sept contre Thèbes, de façon plus rigoureuse mais en essayant d’en moderniser la forme, dessinent le véritable thème d’Out 1 : l’improvisation. Le film, tourné sans scénario et avec l’intention de repousser les limites de la durée sur grand écran, est en effet un sommet du cinéma spontané : aucune scène ne paraît travaillée longtemps à l’avance ; les champs ne sont pas méticuleusement composés, malgré leur netteté permanente ; la lumière reste naturelle ; certains passants regardent la caméra. Mais cette forme directe et économe permet d’inclure, de façon naturelle, des comédiens déjà célèbres, comme Léaud ou Fabian, dans Paris, comme les figures anonymes et parfois clandestines qu’ils incarnent dans l’intrigue. L’étrangeté de l’histoire, l’impression, chez le spectateur, d’assister à des machinations secrètes sont apportées par le montage, uniquement composé de coupes soudaines entre les plans, déplaçant l’action d’un quartier à l’autre et créant un portrait de groupe, entre les Treize, leurs acolytes et les deux personnages relais que sont Colin et Frédérique, digne du projet sociologique balzacien.

« Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui on peut encore faire de l’art direct ? », demande Frédérique à Warok en l’abordant. Direct, Out 1 l’est, en assumant une dimension ludique, constitutive des Treize du film tant l’influence de ceux-ci est faible, malgré les grandes ambitions de Pierre pour le groupe, moquées par Warok à Lucie, qui pense qu’au contraire, l’association informelle pourrait s’impliquer davantage. Il devient admirable par la transposition, presque cent quarante ans après la parution des trois récits de l’Histoire des Treize, de leur cadre dans le Paris des années 1970 commençantes, et par la réunion de tant de jeunes acteurs de premier rang autour d’un projet improvisé. Ainsi, les spectateurs lisent Rivette, en déchiffrant ses jeux et ses tentatives d’adaptation, et voient Balzac, dans un récit moderne démontrant que son œuvre peut se transposer dans la France du tout-voiture et du théâtre expérimental.

« J’espère que vous avez lu l’Histoire des Treize ! », lance le balzacien à Colin au début de leur rencontre. Puissent le recueil, désormais plus facilement accessible, et sa libre adaptation par Rivette, amusante malgré sa durée et les pertes d’attention qu’elle peut provoquer, devenir des références aussi évidentes pour les cinéphiles curieux de littérature.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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