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L'affaire du siècle

Militer par le droit

Accompagnée d’une importante campagne médiatique et d’une pétition signée à ce jour par plus de deux millions de personnes, cette « Affaire du siècle » pourrait bien reconfigurer le militantisme en faveur des droits et de l’écologie en France.

Les associations Greenpeace, Oxfam, Notre Affaire à Tous et la Fondation pour la nature et l’homme ont déposé une demande préalable à un recours auprès de diverses autorités en décembre dernier. Celle-ci sera probablement suivie d’un recours devant le juge administratif courant mars. Elles soutiennent que « l’incapacité de l’État à mettre en œuvre des mesures concrètes et effectives (en matière de changement climatique) et le non-respect inéluctable par la France de ses multiples engagements et objectifs constituent des carences fautives de l’État et engagent sa responsabilité. » Accompagnée d’une importante campagne médiatique et d’une pétition signée à ce jour par plus de deux millions de personnes, cette « Affaire du siècle » pourrait bien reconfigurer le militantisme en faveur des droits et de l’écologie en France.

L’État fautif ?

L’originalité de cette affaire ne tient pas à la démarche de recours à l’encontre de l’État. Aussi imparfait soit-il, le contrôle de l’administration par le juge administratif s’est largement appuyé, par le passé, sur l’engagement de la responsabilité de l’État : c’est le cas lorsqu’il cause un préjudice « direct et certain » à des personnes morales ou physiques, réparé par l’attribution de dommages-intérêts. Ici, les quatre associations estiment que l’État leur a causé un préjudice en ne respectant pas ses engagements et objectifs chiffrés en matière de lutte contre le changement climatique, lesquels sont inscrits dans des lois, des textes internationaux et notamment européens. Elles invoquent également la violation d’engagements plus abstraits qui seraient fixés sous la forme de grands principes dans des traités ou la Constitution, notamment la Charte de l’environnement de 2004. De manière plus créative, la demande affirme que « l’ensemble des normes récentes, le nombre d’engagements pris par la France, ainsi que la gravité et l’urgence du défi climatique, témoignent de l’existence d’un consensus normatif (voire d’une conscience juridique) appelant à la reconnaissance d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique ».

On peut être sceptique quant à l’issue de l’affaire, qui a peu de précédents. L’ampleur du comportement fautif allégué est impressionnante, puisqu’il concerne l’activité de réglementation de l’État dans des domaines aussi variés que le transport, l’énergie, la santé, en application de textes variés. Elle renvoie plus largement aux pouvoirs du juge vis-à-vis de l’administration. Si le juge administratif a déjà reconnu différents cas d’engagement de la responsabilité de l’État pour une carence fautive depuis les années 1990, dans le domaine de la santé par exemple, avec l’affaire du sang contaminé ou celle du Mediator, exiger la reconnaissance d’une obligation générale dans un domaine aussi vaste que l’action de l’homme sur l’environnement déborde largement la pratique juridique actuelle. Dans sa réponse à la demande des associations, le 15 février, le ministre de la transition écologique et solidaire, François de Rugy, a voulu insister à la fois sur l’importance de la question climatique et sur l’engagement et les réalisations de l’État français en la matière. Il est toujours possible d’opposer à des chiffres d’autres chiffres ; et l’on peut évidemment argumenter dans les deux sens, selon qu’on se situe plutôt du côté de l’absolu moral, ou du côté du progrès relatif… Le deuxième point critique sera d’établir que l’(in)action des pouvoirs publics est bien la cause du préjudice écologique :  cela peut faire sens politiquement, mais la conception dominante de la causalité juridique est aujourd’hui bien plus restrictive. Le droit opère un cadrage formel qui neutralise, en bonne partie, une telle demande, surtout lorsqu’elle repose sur une argumentation aussi incertaine. Aussi, le cadre national du droit administratif - et partant le modèle étatique - parait bien limité face au phénomène global qu’est le changement climatique.

Innover par le droit

L’un des enjeux du débat qui prend forme sera la réaction des uns et des autres à la nouveauté de la demande. L’état des catégories juridiques à un instant donné peut donner un sentiment de fausse nécessité ; pour le mettre en perspective, il peut être utile de rappeler quelques situations étrangères. Ainsi dans certains pays, comme les Pays-Bas ou encore l’Inde, la responsabilité écologique des pouvoirs publics est reconnue, sans que l’on n’y frôle le chaos ou que l’État se retrouve aux abois sous la menace du juge. En Colombie, la Cour constitutionnelle a élaboré le concept de « Constitution écologique », emportant un ensemble d’obligations pesant sur l’État en matière de protection de l’environnement ; la même Cour est connue pour l’efficacité qu’elle donne à certaines de ses décisions grâce au suivi opéré par une section dédiée et des injonctions complémentaires. En Colombie et ailleurs, des actions collectives ou d’intérêt public - pour des préjudices qui dépassent ceux des seuls demandeurs - ont pu être ouvertes en matière de droits fondamentaux.

Il n’est pas insensé d’espérer que le juge français innovera. En réalité, la soumission de l’administration aux normes invoquées dépend essentiellement de la manière dont on les interprète. D’autant plus lorsque ces normes sont aussi vagues que le principe de précaution ou qu’elles relèvent d’une création ex nihilo par le juge, comme le principe général du droit auquel les associations font appel. Les pouvoirs du juge dépendent bien souvent de sa propre audace, comme dans l’exemple colombien. L’argument de nécessité – un changement serait impossible, imposer une telle obligation à l’État serait impraticable – n’est donc pas suffisant. 

L’autre enjeu des débats à venir, au moins aussi important pour le droit que les mécanismes de responsabilité, est la fonction stratégique du recours comme continuation d’une lutte politique dans le domaine juridique. L’annonce du début de la procédure a déjà suscité de nombreuses questions. Autour de cette demande vont se cristalliser les arguments des uns et des autres, tant dans l’espace public qu’au sein du milieu juridique : ce sera aussi l’occasion d’un dialogue entre ces différentes sphères, des spécialistes les plus pointus aux citoyens concernés. Quelle que soit leur orientation, les décisions prises dans cette affaire entraineront des travaux et réflexions qui poseront les bases d’autres débats - et d’autres affaires du siècle.

Pour les requérants, ce n’est pas tant l’issue de l’affaire qui peut signifier la victoire que l’ouverture d’un espace de débat spécifique aux préoccupations écologiques placées au centre de la demande. En soumettant sa demande à la justice, le militant fait passer ses arguments au filtre d’une certaine procédure ; il force à un travail entre lui, le juge et les universitaires pour traduire ses arguments en notions juridiques. S’il est nécessaire pour peser dans un débat d’en imposer les termes, plus intéressante encore est la tentative d’associer à l’élaboration de ces termes l’institution judiciaire, à laquelle on continue de prêter, quoi qu’on en pense, des qualités particulières de neutralité comme de légitimité.

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.

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