
Haïti, angle mort
Le pillage (dechoukaj) des Gonaïves offre l’exemple d’une violence politique qui se retourne contre le peuple lui-même ; il témoigne d’un déracinement du peuple haïtien, qui survit sous le règne des gangs depuis l’assassinat de son président, il y a plus d’un an. Le silence de la communauté internationale relève d’une indifférence à l’humanité.
Depuis Haïti, première République noire et premier État indépendant d’Amérique latine depuis le 1er janvier 1804, on entend le cri de désespoir du peuple. La Cité de l’Indépendance, Gonaïves, vient, au même titre que d’autres villes du pays, de faire l’objet de pillages (dechoukaj) de la part de ce même peuple meurtri, appauvri et affamé, sous le regard distant, voire complice, de certains dirigeants locaux et de la communauté internationale.
Gonaïves, ville-monde
Ce ne sont pas seulement les sacs de nourriture, parfois avariée par le temps passé en dépôt, les soutanes des prêtres, les paniers de basket qui ont été arrachés dans les écoles congréganistes ; ce n’est pas seulement ce qui restait comme infrastructures qui a été détruit ; tout le mobilier scolaire, le matériel informatique, les laboratoires, les dossiers des élèves, les bibliothèques, les archives, notamment du collège Immaculée-Conception, ont été réduits en miettes, témoignant d’une colère légitime mais aveugle et généralisée. Cette colère va au-delà de la simple revendication des besoins primaires ; elle relève de l’autodestruction.
Trouvant son origine dans la ville des Gonaïves dans les mouvements qui ont conduit à la chute des Duvalier, dechoukaj signifie « déracinement, action d’arracher un arbre avec ses racines, d’extirper, de faire disparaître1 ». Jadis instrument de lutte contre les injustices et les violences sociales et politiques et de toute forme de déshumanisation issue de l’esclavage et de la colonisation, le dechoukaj a été retourné contre le peuple pour effacer sa mémoire et son identité. Tout se passe comme si, par une culpabilité inconsciente, le peuple se déracinait lui-même, en écho et en réaction à son arrachement aux terres africaines et à l’extermination coloniale des Taïnos.
Avec cette nouvelle attaque des lieux d’éducation, la mémoire des collégiens Jean-Robert Cius, Daniel Israël et Mackenson Michel, abattus par balles le 28 novembre 1985 aux Gonaïves pendant la lutte contre la dictature de Duvalier, se trouve en péril, comme celle des nombreux assassinats qui ont jalonné l’histoire d’Haïti. Le cri d’humanité lancé aux peuples de la terre depuis la ville des Gonaïves par l’acte d’indépendance est ainsi étouffé. Aujourd’hui, cette ville-symbole, où « la négritude s’est mise debout » (Césaire) par sa déclaration de liberté pour tous2, interpelle le monde.
Non-assistance à humanité en danger
Le 7 juillet 2021, le président haïtien, Jovenel Moïse, a été assassiné dans sa résidence privée. Depuis plus d’un an, sans président, sans députés, avec un tiers du Sénat, le peuple survit sous le règne des gangs, dans un contexte de marasme économique. Des écoles, des églises, des hôpitaux sont attaqués par des individus armés. Des journalistes, des avocats, des enseignants, des petits commerçants sont exécutés en pleine rue. Des détenus meurent dans les prisons par manque d’eau et de nourriture ; des bébés meurent par manque de tout ; les rayons de supermarchés sont vides ; le prix du carburant a plus que doublé.
Haïti est un symbole de liberté, d’hospitalité et d’humanité qui a inspiré les peuples du monde.
Le silence, la cécité ou le cynisme du monde entier envers Haïti ne relèvent pas seulement de la non-assistance à un peuple en danger, mais d’une indifférence à l’humanité, héritière de l’histoire d’Haïti. Par-delà ses dimensions géographiques, linguistiques et religieuses, Haïti est un symbole de liberté, d’hospitalité et d’humanité qui a inspiré les peuples du monde3. Confronté précocement à la violence existentielle de l’humanité, le peuple haïtien a très tôt compris la nécessité de l’entraide, par-delà les frontières nationales, la couleur de peau ou la langue. C’est au nom de la liberté que ce peuple a combattu dans la guerre de l’indépendance américaine4, aux côtés de la Bolivie et pour la France, et a inspiré les indépendances africaines. C’est au nom de l’humanité qu’il a volé au secours de Juifs persécutés par l’Allemagne nazie5. S’identifier à Haïti, c’est, au-delà des nationalismes étroits et de l’idéologie raciale, s’identifier à la liberté, à la dignité de l’homme, à l’hospitalité – à l’humanité.
En 2004, Régis Debray soulignait que « nos rapports avec Haïti sont plus délicats, émotifs et rétractiles parce qu’en clair-obscur, ils mettent en jeu les rapports de la France avec elle-même. De la République avec son passé colonial, monarchique et impérial6 ». Il y aurait donc, pour l’Europe comme pour les États-Unis d’Amérique, quelque chose à élucider de leur aveuglement face à ce qui s’apparente à un angle mort de l’humanité.
Aujourd’hui, le peuple haïtien interpelle l’humanité, par-delà ce qu’il est convenu d’appeler « solidarité internationale ». En dépit de la tragédie actuelle, sa vocation d’humanité sans frontières a fait de lui un précurseur des solidarités internationales, mais il anticipe aussi ce qui peut arriver aux peuples si nous ne sortons pas de nos aveuglements identitaires. En faisant abstraction de nos lieux de naissance, langues, religions ou couleurs de peau, nous y verrons aussi, dans l’angle mort, Haïti, non pas comme terre montagneuse d’anciennes habitations coloniales qui suscite la pitié ou la condescendance, mais comme esprit de liberté, « un centre de rayonnement de la vraie civilisation basée sur la charité, la justice, la liberté, un soleil éclairant l’humanité7 ».
- 1. Jean-Robert Constant, Gonaïves, berceau du dechoukaj, Port-au-Prince, Presses nationales d’Haïti, 2003.
- 2. Voir Lilian Pestre de Almeida, Aimé Césaire. Une saison en Haïti, Montréal, Mémoire d’encrier, 2010.
- 3. Voir Leslie F. Manigat, Les Deux Cents Ans d’histoire du peuple haïtien (1804-2004). Réflexions à l’heure du bilan d’une évolution bicentenaire, Port-au-Prince, Collection du CHUDAC, 2002.
- 4. Alfred Nemours, Haïti et la guerre de l’indépendance américaine. La campagne de Géorgie et le siège de Savannah [1950], Port-au-Prince, Presses nationales d’Haïti, 2008.
- 5. Voir Louis-Philippe Dalembert, Avant que les ombres s’effacent, Paris, Sabine Wespieser, 2018.
- 6. Régis Debray (sous la dir. de), Rapport au ministre des Affaires étrangères M. Dominique de Villepin du Comité de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes [en ligne], janvier 2004, p. 7.
- 7. Louis Mercier, Contribution de l’Île d’Haïti à l’histoire de la civilisation [1949], Port-au-Prince, Fardin, 2014.