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Photo : James Beheshti
Photo : James Beheshti
Dans le même numéro

Soigner la société d’accueil

janv./févr. 2020

Soigner les migrants mais aussi l'environnement qui les accueille apparaît aujourd'hui comme une urgence et une nécessité tant pour leur insertion que pour leur construction psychique individuelle. Il s'agit d'améliorer l'accompagnement de ces individus dans un monde qui ne cesse de changer.

Nous mettons souvent l’accent sur la nécessité de soigner les «  migrants  ». En effet, ces derniers sont susceptibles de présenter deux à trois fois plus de troubles psychopatho­logiques (dépression, traumatisme, psychose…) que le reste de la population. Cependant, nous oublions aussi souvent la nécessité, voire l’urgence, de soigner en même temps l’environnement (États, institutions, professionnels et citoyens) qui accueille ces migrants et se retrouve exposé à leur détresse. On peut comparer l’arrivée des migrants dans la société d’accueil à l’arrivée d’un enfant dans la psyché de sa mère (figure primaire d’attachement) ou de la famille en général pour poser la question de la disponibilité psychique de la société d’accueil.

André Green a développé le « ­complexe de la mère morte » dans le cas de mères présentes physiquement mais absentes et non disponibles psychiquement pour prendre soin de leur enfant[1]. Un enfant confronté à l’absence psychique de son environnement primaire peut développer toutes sortes de pathologies. On peut donc aussi chercher la cause de certaines pathologies dites psychotiques (s’exprimant notamment par des actions violentes et des ruptures avec la réalité) présentées par les «  migrants  » dans la non-­disponibilité psychique des sociétés d’accueil. Ainsi que l’ont souligné Andrea Tortelli et Maria Melchior à la suite de l’agression au couteau par un «  migrant  » à ­Villeurbanne, « seule l’amélioration des conditions d’accueil offre l’espoir de diminuer le risque de psychose chez des migrants[2] ».

Dans la construction psychique individuelle, l’absence psychique des mères peut notamment s’expliquer par une histoire traumatique ou des deuils non élaborés. La mère (entendue ici comme environnement primaire, précoce) est tellement préoccupée par ses troubles psychiques (traumatismes, dépression, souffrances identitaires) qu’elle ne peut pas investir son enfant et reste centrée sur elle-même. Sur ce modèle, je propose l’hypothèse du «  complexe de la société morte  » pour traduire le cas de ces sociétés d’accueil présentes physiquement, matériellement, mais dont l’appareil psychique collectif est tellement encombré qu’elles ne peuvent accueillir les migrants et particulièrement ces «  rejetons de la mondialité  », ces enfants et ­adolescents traumatisés par la mondialisation financière et capitaliste, en quête d’étayage dans le système de la protection de l’enfance[3]. Qu’il s’agisse de l’Amérique ou de l’Europe, marquées par la racialisation des relations humaines, la ségrégation, l’esclavage, la colonisation, la Shoah, etc., la psyché de ces sociétés semble entravée par un défaut de transmission d’un héritage identitaire et d’un passé historique traumatique non élaborés.

Cette emprise du passé ­inconscient produit des modes de fonctionnement psychique archaïques, de la schizophrénie, de la psychose, du déni et toutes leurs conséquences sur la qualité des liens sociaux. Comme chez ces «  mères mortes  », la zone traumatique de la psyché fonctionne parallèlement aux ressources ­disponibles. Le défi de l’accompagnement thérapeutique est de faire le lien entre les zones de la psyché et d’aller au-delà de ce clivage psychique. Au niveau des sociétés occidentales, ce clivage collectif se repère notamment dans le «  syndrome de l’Aquarius  » qui met en évidence dans le même espace-temps des mêmes sociétés un symptôme de la zone traumatique (marchandisation des êtres humains) et des ressources disponibles (l’offre d’humanité)[4].

Les professionnels de la société -d’accueil héritent de la mémoire traumatique des institutions.

Les professionnels de la société ­d’accueil (politiques, enseignants, éducateurs…), souvent partagés entre les missions de leur institution et leurs valeurs citoyennes, héritent, souvent sans le savoir, de la mémoire traumatique des institutions et des États. Ils font face en même temps à la détresse des «  migrants  » et à ­l’actualisation des restes non élaborés de leur histoire collective. Les dérives de ­l’administration américaine, les crispations européennes face à la crise des migrants ainsi que l’intitulé du ­portefeuille du commissaire européen pour «  protéger le mode de vie européen  » participent d’un syndrome post-­traumatique qui encombre la psyché des sociétés d’accueil.

Tous les migrants ont besoin ­d’accompagnement dans ce monde en mouvement. Certains migrants ont certes besoin, après évaluation, de soins plus précis, mais il faut en même temps prendre soin de la société d’accueil pour élaborer les restes traumatiques. Tout comme il n’y a pas d’enfant en bonne santé sans un environnement sain, il n’y a pas de migrants en bonne santé sans une société disponible psychiquement, c’est-à-dire ayant dépassé la culpabilité héritée et toutes les idéologies coloniales et impérialistes qui polluent l’actualité.

 

[1] - André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1983.

[2] - Le Monde, 9 septembre 2019.

[3] - Daniel Derivois, «  Rejets de la mondialisation, rejetons de la mondialité : les mineurs non accompagnés entre deux mondes  », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 67, no 5-6, septembre-octobre 2019, p. 302-303.

[4] - Daniel Derivois, Jude Mary Cénat et Amira Karray, «  Le syndrome de l’Aquarius  », Esprit, janvier-février 2019.

Daniel Derivois

Daniel Derivois est Professeur de psychologie et psychopathologie clinique au Laboratoire de Psychologie Psy-DREPI (EA 7458) à l'’Université Bourgogne Franche-Comté. Docteur en psychologie et licencié en sciences de l'éducation, il est aussi psychologue clinicien et intervient dans la Protection de l'Enfance.

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