
Dubliné
Les demandeurs d’asile sont aujourd’hui soumis en Europe à de véritables parcours d’obstacle. Il faut revoir les accords de Dublin, pour redonner cohérence et humanité aux procédures d’asile.
Adama est « dubliné ». Cela signifie qu’il est soumis à la procédure résultant des accords de Dublin, qui contraint les migrants à demander l’asile dans le premier pays d’Europe où ils ont posé le pied. Jusqu’à l’an dernier, les arrivées en France se faisaient majoritairement par l’Italie, mais la route migratoire qui passait par la Libye s’est refermée sur des milliers de morts. Désormais, c’est le Maroc qui est devenu la porte d’entrée en Europe des exilés africains. Et l’Espagne a le douteux privilège d’être pour eux « le pays de premier accueil », celui où ils sont tenus de faire leur demande d’asile.
Lorsqu’Adama a son rendez-vous à la préfecture de Seine-Saint-Denis, le 13 décembre 2018, après avoir passé plusieurs semaines à appeler quotidiennement le « numéro unique des demandeurs d’asile », on relève ses empreintes digitales. Aussitôt, le fichier Eurodac les reconnaît et les localise à Madrid, dénonçant le passage d’Adama au début du mois de novembre. La mécanique européenne se met en marche : Adama est gratifié d’une attestation de demande d’asile – son premier titre de séjour – spécifiant « Procédure Dublin » et on lui explique… qu’il n’a pas le droit de faire cette demande d’asile pendant un délai de six mois, dont l’« arrêté de transfert » qu’il va recevoir prochainement lui indiquera le début et la fin. Adama, qui est Malien et a une bonne connaissance du français, comme beaucoup de compatriotes dans son cas, comprend à peu près les nouvelles complications auxquelles il doit faire face. Cinq mois plus tard, lorsqu’il se présente pour le deuxième renouvellement de son attestation, la préfecture lui notifie sa « décision de transfert », un document qu’elle lui remet en main propre, assorti de sa signature.
Entre temps, des tractations désormais routinières ont eu lieu. Saisie par la France – en l’occurrence, la préfecture du 93 – d’une demande de prise en charge après le passage d’Adama, l’Espagne n’a pas répondu, ce qui, au terme d’un certain « délai de saisine », équivaut à un accord implicite. La date de cet accord est l’information essentielle fournie par l’arrêté de transfert, car elle constitue le point de départ du délai de six mois pendant lequel Adama est tenu d’aller voir ailleurs. La France attend en effet de lui qu’il retourne de son plein gré en Espagne pour y exercer son droit d’asile. Dans le cas très probable où Adama s’obstinerait à rester en France, pour des motifs aussi administrativement inacceptables que le fait qu’il ne comprend pas un mot d’espagnol, ne connaît rien de l’Espagne et que son bref passage dans ce pays n’avait aucune autre raison que la situation géographique de celui-ci, d’efficaces mesures vont être prises en vue de son « transfert », également appelé « réadmission », au-delà des Pyrénées.
Le voilà donc en possession de ce document fatidique qui, sur trois pages et pas moins de vingt-cinq articles introduits par « Vu… » et « Considérant… », invoque la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, le règlement (UE) no 1560/2003 de la Commission, le Code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, puis expose les différents motifs pour lesquels « après un examen attentif de sa situation », la décision de renvoyer l’intéressé en Espagne ne porte pas « atteinte disproportionnée » à ses droits. Pour aboutir aux décisions stipulant : Article 1, que M. Adama D. est remis aux autorités espagnoles responsables de sa demande d’asile ; Article 2, qu’il dispose d’un délai d’un mois pour quitter volontairement le territoire français et qu’au-delà, la décision fera l’objet d’une exécution d’office ; Article 3, que le présent arrêté peut être exécuté d’office et que le transfert de M. Adama D. vers le territoire de l’État membre responsable de sa demande d’asile doit avoir lieu dans les six mois suivant l’accord des autorités espagnoles et que ce délai peut être porté à douze mois en cas d’emprisonnement et à dix-huit mois en cas de fuite.
Concrètement, pour Adama, qui s’est bien sûr fait aider pour débusquer dans le huitième article de l’arrêté la date fixant son avenir, c’est le 28 février 2019 que l’Espagne a accepté « par un accord implicite sa prise en charge pour l’examen de sa demande d’asile ». 28 février plus six mois : si tout se passe bien, Adama pourra le 29 août 2019 se présenter à la préfecture de Bobigny pour faire valoir l’expiration du délai de Dublin et demander qu’on lui remette un récépissé de demande d’asile en procédure normale, et le dossier qu’il devra – dans un délai de vingt et un jours – remplir et envoyer à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).
Dans le grand jeu de l’oie de la demande d’asile, c’est en arrivant sur les cases « rendez-vous à la préfecture » que le joueur est confronté aux pires incertitudes.
Mais Adama est optimiste. On est en avril, deux mois se sont déjà écoulés depuis le début du délai, il ne reste plus que quatre mois à tenir, et le prochain rendez-vous fixé par la préfecture est dans un mois, le 20 mai. Dans le grand jeu de l’oie de la demande d’asile, c’est en arrivant sur les cases « rendez-vous à la préfecture » que le joueur est confronté aux pires incertitudes. En effet, l’alternative qui se présente à lui est la suivante. Soit il y va, et il est dûment prévenu du risque qu’il encourt par le libellé de sa convocation : « procédure Dublin – mise en œuvre du transfert vers l’État membre responsable de votre demande d’asile ». Pour préciser encore la menace, la date et l’heure de la convocation sont précédées de la mention : « Lors de cette convocation, vous êtes susceptible d’être placé en rétention et reconduit dans le pays européen qui a accepté de vous réadmettre. » Certaines convocations demandent même à l’intéressé de se munir de ses bagages et des documents de voyage en sa possession ! Soit, paralysé par la frayeur, il n’y va pas et, là encore, il est clairement averti de la sanction : « Si vous ne vous présentez pas à la préfecture, vous serez considéré en fuite et conformément à l’article 92-2 du règlement CE [etc.], une demande de prolongation de réadmission sera faite et le délai de transfert sera porté à dix-huit mois. » Avant la nouvelle loi asile et immigration, le demandeur d’asile était déclaré en fuite après deux rendez-vous manqués ; aujourd’hui, une seule absence suffit pour être déclaré hors-la-loi, coupable de s’être dérobé aux réquisitions de la préfecture. La sanction est très lourde : vient s’ajouter aux six mois de délai initial une année de non-droit, pendant laquelle l’allocation de demandeur d’asile (Ada) est supprimée et, pour ceux qui ont eu le privilège d’être logés dans un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), il peut être mis fin à cet hébergement : sans argent, sans domicile, sans droits, les demandeurs d’asile doivent errer pendant dix-huit mois dans le néant social et administratif comme les âmes des défunts sur les rives du Styx.
Adama a prudemment choisi de tenter sa chance. Il s’est rendu à tous les rendez-vous, en mai, en juin, en juillet – à chaque fois, il a fait la queue depuis l’aube pour signer une feuille de présence et repartir avec une nouvelle convocation – si bien qu’il a cru jusqu’au dernier moment qu’il ferait partie des quelque 80 % qui passent à travers les mailles du filet…
Mais huit jours avant l’expiration du délai, à la préfecture, voilà qu’on le fait passer derrière les guichets et qu’on lui annonce qu’il part l’après-midi même pour Madrid, muni d’un laissez-passer délivré par le ministère de l’Intérieur. Le même jour, Adama est transporté à Orly, escorté dans un avion par deux agents de la police des frontières et « réadmis » à la fin de l’après-midi à Madrid !
Il fait de son bref séjour en Espagne le récit suivant : « Quand j’arrive à l’aéroport, on me dit de passer à un guichet et de montrer le laissez-passer. Le policier espagnol le prend, regarde sur son ordinateur et me dit que je peux y aller – enfin, je ne comprends pas l’espagnol, mais je comprends que c’est ça qu’il me dit. Alors j’y vais, mais je ne sais pas où aller et je n’ai pas d’argent. Je tourne dans l’aéroport et finalement, un Guinéen comme moi, me dit de prendre un bus pour un endroit dans la ville où il y a beaucoup d’Africains, me montre d’où il part et me donne l’argent pour le ticket. J’arrive dans une sorte de foyer où les gens dorment partout, dans les chambres, dans les cours. Des compatriotes me font manger avec eux, me disent que ce n’est pas la peine d’aller voir la Croix-Rouge, qu’il faut se débrouiller… J’ai dormi avec eux deux nuits et ils m’ont dit où aller prendre le bus pour Irun, à la frontière, et ensuite de prendre un autre bus pour Paris. Tout le monde a cotisé un peu pour que je puisse repartir. »
Quand Adama est descendu du bus à Irun, la police des frontières l’a intercepté et l’a placé en garde à vue au commissariat. Elle lui a demandé de signer un document en deux exemplaires, dont un qui allait lui être remis, avec les armes du Ministerio del Interior et l’insigne du Comisaria de Irun – B. de Extranjeria y Fronteras. Il a signé et il est parti prendre le bus qui l’a débarqué à Paris le jour suivant. C’est ainsi que s’est déroulée la brève « réadmission » d’Adama dans l’État membre de l’Union européenne qui, aux termes du règlement Dublin III, était responsable de l’examen de sa demande de protection internationale : l’Espagne, qu’il a quittée après deux jours d’errance, pendant lesquels la seule prise en charge dont il a bénéficié a résulté de la solidarité exemplaire… des migrants entre eux.
Quant à la décision qui lui a été formellement notifiée à la frontière, c’est une obligation de quitter le territoire espagnol dans un délai de quarante-huit heures, avec interdiction de retour sur le même territoire pour une période de trois ans… Voilà comment s’exerce la coopération européenne pour l’exercice du droit d’asile conformément la Convention de Genève.