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Le courage de l'hospitalité. Introduction

juil./août 2018

Ceci n’est pas une liste à la Prévert : fermeture des frontières en Autriche, durcissement de la politique d’accueil en Allemagne, généralisation des contrôles en Suède, réduction des aides sociales aux Pays-Bas, militarisation de milices privées en Finlande, délais pour les regroupements familiaux considérablement allongés au Danemark, clôture électrique de 175 kilomètres de long érigée en Hongrie, mesures d’expulsion adoptées par la Colombie à l’endroit des Vénézuéliens, ces dreamers, jeunes immigrés aux États-Unis qu’il n’est plus question de régulariser pour l’État fédéral, un ministre de l’Intérieur italien fraîchement nommé qui déclare publiquement : « Clandestins, préparez-vous à faire vos valises », une fermeture du Royaume-Uni aux étrangers depuis le Brexit, une loi sur l’asile et l’immigration qui durcit la condition des exilés en France et qui est unanimement critiquée par les associations qui viennent en aide aux étrangers en difficulté. Que nous arrive-t-il ? La peur des autres démunis et venus d’ailleurs a-t-elle triomphé définitivement ?

Un jour, on se demandera pourquoi le monde est soudainement devenu à ce point inhospitalier. Le fait que nos sociétés sont gouvernées sur le modèle de sociétés fermées, alors qu’elles sont, par d’autres aspects, de plus en plus ouvertes[1], ne relève en aucun cas d’une contradiction. Les frontières s’ouvrent pour les uns, mais se ferment pour les autres. Cela signifie que les exilés d’aujourd’hui n’ont plus le même statut que les exilés d’hier. L’exil, pendant longtemps, a été appréhendé comme un détachement supérieur, grâce auquel de nouvelles formes d’existence et de création pouvaient être pratiquées. James Joyce célèbre à sa manière cette liberté du détachement. On se souvient que le jeune Stephen prône l’adieu à son pays comme condition de sa nouvelle vie et de son nouvel art : « Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s’appelle mon foyer, ma patrie ou mon Église. Et je veux essayer de m’exprimer, sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je m’autorise à employer: le silence, l’exil et la ruse [2]. » L’exil est certes une plongée hors de son sol, mais un espoir lié à la possibilité d’atteindre un nouveau sol ou, à défaut, de revivre, accompagne l’être humain qui fait alors l’épreuve de la liberté. Il y a là naturellement une reconstruction littéraire à portée hagiographique : l’exilé n’est pas un saint, mais le récit de sa vie lui a pendant longtemps conféré une aura suscitée par le voyage, le déracinement, la promesse de l’ailleurs. Tout cela disparaît de façon à la fois inexorable et soudaine. Les exilés d’aujourd’hui ne sont plus perçus comme des êtres porteurs d’une expérience. Ils sont désormais des surnuméraires qu’il faut mettre à distance. Refuser de les accueillir en les maintenant sur un chemin de l’exil qui devient un chemin de l’exclusion semble être une conséquence logique. Comme le soulignait Edward W. Said, « l’exil est issu de la pratique antique de l’ostracisme. Une fois frappé d’ostracisme, l’exilé a une vie anormale et misérable, et porte les stigmates de son statut d’étranger [3] ».

Les exilés d’aujourd’hui sont les expulsés de demain.

Nous en sommes là. Les exilés d’aujourd’hui sont les expulsés de demain. Ils ne sont plus seulement des êtres partis de leurs terres, ils deviennent des individus en trop qui doivent partir au plus vite de nos terres. L’exilé d’hier pouvait encore avoir la promesse de l’ailleurs, il est désormais cet être maintenu au-dehors, contre lequel il s’agit de faire frontière.

Dans ce déferlement d’hostilité, de murs et de dispositifs de contrôle, il s’est pourtant passé quelque chose ces dernières années qui a pour nom « hospitalité ». Suite à la déstabilisation profonde de certaines zones du Proche-Orient et de l’Afrique, les États-nations occidentaux ont posé le diagnostic de « crise migratoire », devant l’afflux de populations fuyant légitimement guerres, misères, violences et dérèglement climatique, pour souligner que cette étrange maladie ne les concernait pas. Pourtant, quelques rares gouvernants et des gouvernés sans qualité ont pris le risque de l’hospitalité. Une fracture s’est ainsi établie au sein des sociétés entre ceux qui pensent que le mal venu d’ailleurs accroît tous les maux d’ici et ceux qui osent une réponse à ce mal.

Le fait que ces réponses accueillantes se soient organisées sous le nom d’hospitalité n’allait pas de soi. Cette dernière avait, en effet, partiellement disparu des mots employables. On lui reprochait tantôt de maintenir l’ancien geste orgueilleux et, pour tout dire, humiliant de l’hôte qui condescend à ouvrir sa porte au pauvre misérable venu sur la pointe des pieds, tantôt de reproduire le paternalisme colonial de celui qui s’arroge le droit de disposer de la vie de l’autre en sachant mieux que lui quel est son bien. Et de fait, certaines de ces critiques ne sont pas dénuées de pertinence, car il semble bien qu’on les retrouve dans nombre de discours et de pratiques officiels qui séparent les migrants les uns des autres, en encourageant les uns à faire leur demande d’asile (en fonction de leur appartenance à telle ou telle communauté), en expulsant les autres (pour leur bien).

Malgré tout, le plus intéressant est ailleurs : « hospitalité » est devenu un mot de ralliement pour toutes celles et pour tous ceux qui entreprennent de tendre la main, prennent le risque du « délit de solidarité ». Ce courage de l’hospitalité est d’abord celui des exilés qui osent, au plus fort de leur précarité, accueillir d’autres migrants des mêmes aires géographiques. Il est également celui d’une partie de la société qui, non seulement se reconnaît sous ce mot, mais en vient à en faire son mot. Ce courage n’est plus tant celui des gouvernants que d’un ensemble de gouvernés qui entendent refaire politique sur de tout autres bases que le rétablissement des frontières, la séparation entre les nationaux et les étrangers, l’amplification du nationalisme. Il s’est alors passé cette chose surprenante : « hospitalité », qui était un mot de l’ancien temps, presque ringard, est devenu un mot de combat auquel beaucoup en appellent pour faire un nouveau monde.

Le choix de ce dossier est de prendre au sérieux l’accueil des exilés. À un moment où la loi sur l’asile et l’immigration en France est déjà contestée quant à son efficacité et à sa finalité, alors que les évacuations de campements de migrants à Paris se succèdent et que les votes identitaires européens se multiplient à une vitesse déconcertante, il nous a semblé essentiel de prendre au sérieux la contre-politique hospitalière de bien des gouvernés, œuvrant seuls ou en collectifs, afin de libérer le potentiel politique de l’hospitalité. Cette tâche est urgente pour notre présent. Les flots humains sont durables. Aucun mur ne semble pouvoir les arrêter. Que signifie être hospitalier dans ces conditions ? Nous proposons trois verbes pour mieux le comprendre : secourir, accueillir et appartenir, qui soulignent un parcours de l’hospitalité. Un commencement : le secours éthique fondé sur l’impératif humaniste de venir en aide à son prochain. Un milieu : l’accueil éthico-politique consistant en la création de lieux durables, de dispositifs, d’hôtels ou d’hôpitaux au sens étymologique du terme pour prendre soin des exilés. Une fin : permettre aux exilés ­d’appartenir à nouveau à leur pays d’origine si les conditions le permettent, au pays d’accueil sous des formes nouvelles qui sont largement à inventer, si les conditions du pays d’origine ne le permettent pas.

L’ambition de ce dossier est de contribuer à une réflexion croisée sur l’exil et l’hospitalité en des temps incertains. Son intention est de restituer l’intelligibilité de cet autre supposé, l’exilé, qui n’est autre le plus souvent que parce que nous le déclarons tel.

 

[1] - Voir Frédéric Worms et Camille Riquier (sous la dir. de), «  La société ouverte ?  », Esprit, juin 2018.

 

[2] - James Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme [1904], trad. par Jacques Aubert, Paris, Gallimard, 1992, p. 353-354.

 

[3] - Edward W. Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. par Charlotte Woillez, Paris, Actes Sud, 2008, p. 250.

 

Fabienne Brugère

Professeure de philosophie à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre de son Conseil d’administration,, elle est notamment l’auteure de L’Éthique du « care » (Puf, coll. « Que sais-je ? », 2017). 

Guillaume Le Blanc

Philosophe, professeur à l’université Paris-Est, il travaille sur notre rapport à la santé (Canguilhem et les normes, PUF, 1998), au soin, au corps (Courir. Méditations physiques, Paris, Flammarion, 2013), ce qui l'a conduit à s'interroger sur l'exclusion, l'invisibilité de certaines situations sociales, les situations de marginalité et d'étrangeté (Vies ordinaires, vie précaires (Seuil, 2007) ; L

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Le courage de l’hospitalité

Assistons-nous au triomphe de la xénophobie ? Les exilés ne sont plus les bienvenus dans notre monde de murs et de camps. Pourtant, certains font preuve de courage et organisent une contre-politique hospitalière. Ce dossier estival, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc, invite à ouvrir le secours humanitaire sur un accueil institutionnel digne et une appartenance citoyenne réinventée.