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 Image par Colin Behrens de Pixabay
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Fausses nouvelles : trouble dans la croyance

L’adhésion aux fausses nouvelles recouvre une réalité plus complexe qu’on le croit. Loin de relever simplement de la crédulité du public, elle engage une multitude de régimes de croyance, allant de la fiction au mensonge à soi-même, qui invitent à interroger la position idéologique qu’elle traduit toujours.

Depuis le cycle politique ouvert en 2016 et les soupçons d’une ingérence russe dans la campagne présidentielle états-unienne, les pouvoirs publics démocratiques (et les réseaux sociaux) cherchent par divers moyens à traquer et à tarir les sources de fausses nouvelles sur Internet. La réception et la rediffusion de ces fausses nouvelles par le public n’ont pas suscité la même réaction, pour des raisons juridiques (et commerciales) évidentes, mais aussi parce qu’il était tentant de voir dans le partage apparemment approbateur de fausses informations le signe de la crédulité d’une partie des citoyens, à laquelle il convenait de remédier par des moyens autres que coercitifs, tels le fact checking et l’éducation aux médias.

Cet article analyse, d’un point de vue philosophique, la forme d’adhésion qu’expriment ceux qui partagent ou commentent positivement les fausses nouvelles, en particulier politiques. Parce que ce sont des affirmations fausses qui se présentent comme de l’information véritable, et étant donné la massification préoccupante du phénomène depuis 2016, les fausses nouvelles ont surtout été examinées par l’épistémologie, notamment sociale, et la philosophie politique. La première cherche à déterminer les ressorts de la croyance aux fausses informations, les modalités de leur diffusion, et à identifier les outils épistémologiques qui permettraient de lutter contre. La seconde s’interroge sur les intentions politiques de leurs producteurs et sur les menaces que la prégnance des fausses nouvelles fait peser sur la démocratie, à partir des notions en vogue de bullshit et de post-vérité. Dans les deux cas, l’adhésion aux fausses nouvelles politiques est appréhendée au prisme d’un modèle cognitiviste, avec l’idée que l’accès à des informations fiables est une condition préalable de choix démocratiques éclairés.

Sans nier l’importance du phénomène, on peut toutefois se demander si la désinformation constitue toujours un problème de cognition politique. L’analyse philosophique des fausses nouvelles semble souvent supposer que ceux qui les partagent ou y réagissent positivement sur les réseaux sociaux croient en la vérité des assertions qu’elles contiennent. Ce postulat de croyance mérite toutefois d’être interrogé. Il ne permet pas de rendre compte des modes et des fonctions de la communication sur les réseaux sociaux dans leur diversité. Il s’appuie en outre sur une représentation trop simple de la croyance, qui admet des degrés, peut être travaillée par le conflit, voire renvoyer à des attitudes mentales différentes dans le langage ordinaire. Pour comprendre l’adhésion aux fausses nouvelles, on doit donc déplacer la focale, du savoir et de ses mésusages, vers l’idéologie et les émotions sociales et politiques. L’adhésion aux fausses nouvelles n’est en effet pas toujours une attitude cognitive, témoignant de la croyance erronée du sujet en la vérité du contenu aimé, partagé ou commenté, mais elle peut aussi renvoyer à une attitude mentale où la vérité n’est pas en jeu. L’étude de quelques définitions courantes des fausses nouvelles et du postulat de croyance sur lequel elles reposent conduit ainsi à avancer l’idée d’une fonction expressive de l’adhésion aux fausses nouvelles. La comparaison avec deux autres types d’états mentaux complexes, l’immersion dans la fiction et le mensonge à soi-même, permet d’émettre quelques hypothèses sur le régime de croyance que l’adhésion aux fausses nouvelles peut recouvrir.

Qu’est-ce qu’une fausse nouvelle ?

Psychologues, philosophes et théoriciens de l’information ont proposé de nombreuses définitions des fausses nouvelles depuis 2016, qui ont notamment pour enjeu de les distinguer conceptuellement de l’erreur journalistique et de la satire1. La plupart des définitions insistent ainsi non seulement sur la fausseté ou l’absence de « base factuelle » des fausses nouvelles, parfois à la limite du grotesque, mais surtout sur l’intention trompeuse ou manipulatrice au principe de leur fabrication. Les fausses nouvelles consistent en « la publication, en connaissance de cause ou délibérément, de fausses affirmations factuelles en ligne », en la « présentation délibérée de déclarations (typiquement) fausses ou trompeuses comme étant des informations, ces déclarations étant trompeuses à dessein ». Les producteurs de fausses nouvelles « savent qu’elles sont fausses à un degré significatif » et les émettent « afin qu’elles soient largement rediffusées et dupent au moins une partie de leurs récepteurs » ; ils « ont l’intention de tromper ou sont indifférents à la vérité ». Pour parvenir à leurs fins, ils recourent à l’imitation formelle : les fausses nouvelles « se présentent comme des nouvelles », « imitent les sources d’information fiables » en reprenant « les conventions des médias traditionnels » mais seulement « dans leur forme ». Les fausses nouvelles sont des « informations factices » qui dégagent une impression de vérité, malgré leur fréquente invraisemblance, parce qu’elles reproduisent les modes de présentation médiatique de l’information, mais pas « leur processus de production ou leur intention ».

À la différence de la satire et de l’erreur journalistique, les fausses nouvelles ont donc vocation à tromper le public : elles se font passer pour de vraies informations dans le but de produire des croyances fausses, à des fins politiques, idéologiques ou en vue d’un gain financier. Pour plusieurs philosophes, la « réussite » de la tromperie participerait même de la spécificité des fausses nouvelles. Contrairement au détournement satirique de l’actualité, les fausses nouvelles ont, selon Don Fallis, « des chances d’engendrer des croyances fausses » de façon durable chez leurs récepteurs. Leur qualification comme telles dépend en partie du succès qu’elles remportent, mesurable à la fois à leur circulation et à leur prise sur le public : « pour qu’une déclaration soit considérée comme une fausse nouvelle, elle doit effectivement duper le public concerné », affirme aussi Axel Gelfert2. L’histoire du pape François apportant son soutien à la candidature de Trump en 2016 est une fausse nouvelle, entre autres parce que des millions de gens l’ont prise au sérieux. À l’inverse, quoiqu’elle soit issue d’une « campagne d’information » orchestrée par une agence de communication fantoche, l’affirmation selon laquelle le vaccin Pfizer contre la Covid-19 transforme les humains en chimpanzés, n’ayant recueilli aucune mention « j’aime » sur Facebook, s’apparente davantage à un gag raté qu’à une fake news.

L’importance des fausses nouvelles dans la vie politique et l’intérêt que prennent certains à leur diffusion tiendraient donc en grande partie à ce qu’elles parviennent à manipuler leurs récepteurs. Comment expliquer que des affirmations, parfois si manifestement fausses ou farfelues, rencontrent un tel succès auprès d’une partie du public ? Certains attribuent cette propension à croire aux fausses nouvelles à de la simple ignorance : la méconnaissance de l’actualité, de l’état du monde et de ses possibles, le manque de compétences en matière de médias entravent la capacité de distinguer le vrai du faux. Dans le sillage de travaux récents en sciences cognitives et en psychologie sociale sur les ressorts « motivés » du raisonnement et de la cognition, plusieurs philosophes y voient plutôt l’effet de « vices intellectuels », c’est-à-dire de modes de pensée et de traits de caractère qui interfèrent avec l’aspiration à la vérité du sujet et rendent difficile, voire impossible, la connaissance3. L’étroitesse d’esprit, la crédulité, la partialité, l’arrogance intellectuelle comptent parmi ces vices du savoir qui puisent leur source, d’après Pascal Engel, dans une « une insensibilité aux normes épistémiques et aux valeurs intellectuelles », une indifférence à la vérité, voire un véritable mépris pour la connaissance. Une incapacité ou une réticence à connaître, une disposition dysfonctionnelle ou corrompue à traiter l’information, expliqueraient donc le succès des fausses nouvelles auprès d’une partie du public.

Les engagements idéologiques

Ces approches cognitivistes des fausses nouvelles et de leur réception posent différents problèmes. D’abord, la partition suggérée par plusieurs des définitions précédentes entre un émetteur malveillant et un public victime et crédule reconduit incidemment une forme de complotisme. S’il est certes crucial de neutraliser les instigateurs de campagnes massives de désinformation, l’idée selon laquelle des fabricateurs de fausses nouvelles (personnalités publiques ou organisations œuvrant dans l’ombre) parviendraient, grâce à leurs dons de manipulation, à faire croire à des masses de gens toute histoire pouvant servir leurs fins ressemble à une explication un peu trop simple et commode de phénomènes politiques complexes.

Ensuite, l’attribution aux récepteurs d’une croyance en la vérité des fausses nouvelles, elle-même tributaire d’une disposition dysfonctionnelle ou corrompue à connaître, est contestable sur plusieurs plans. Elle exprime une forme de paternalisme épistémique : seules l’ignorance, l’irrationalité ou la crédulité peuvent expliquer le comportement de ceux qui adhèrent à des fausses nouvelles politiques. Or il faudrait au minimum justifier ce jugement, qui a toutes les chances d’être lui-même politique. Comme le relève l’épistémologue des vices Quassim Cassam, il est tentant de qualifier d’irrationnelle ou de vicieuse une conviction politique contraire à nos valeurs ou à nos positions partisanes. Même quand elle s’applique, la notion de vices intellectuels n’a par ailleurs pas toujours une grande valeur explicative pour rendre compte de l’adhésion aux fausses nouvelles, comme le note encore Cassam. Si j’aime et je partage une fausse information sur des crimes supposément commis par des musulmans ou des immigrés, mon comportement s’explique sans doute plus clairement et directement par mes « engagements idéologiques plus larges » que par ma paresse intellectuelle ou mes biais de confirmation4. De façon plus grave, l’approche par les vices intellectuels risque de donner une représentation déformée du phénomène de l’adhésion : en l’analysant avant tout comme une violation des normes de la connaissance, elle tend à reléguer au second plan la gravité politique des contenus partagés et la violence des attitudes (la haine ou le racisme, par exemple) qui s’expriment à travers leur partage. De ce point de vue, les principaux enjeux politiques de l’adhésion aux fausses nouvelles, et ce qui explique en partie leur résurgence actuelle, ce sont l’idéologie et la violence des émotions politiques, plutôt que les vices de la croyance.

Enfin, on peut trouver assez imprudente l’attribution d’une croyance en la vérité des fausses nouvelles sur la base de leur partage ou des commentaires approbateurs qu’elles suscitent chez certains utilisateurs des réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de nier que les fausses nouvelles puissent, dans certains cas, effectivement tromper leurs récepteurs. En 2019, un sondage mené auprès de 25 000 usagers d’Internet dans vingt-cinq pays rapportait que 86 % des personnes interrogées reconnaissaient avoir d’abord cru une fausse nouvelle en ligne, 6 % d’entre elles déclarant que cela leur arrive « fréquemment »5. Toutefois, outre les objections méthodologiques que soulève la méthode du sondage pour attester d’une croyance, on peut s’interroger sur la nature et l’efficacité de ces fausses croyances avouées. Le psychologue Hugo Mercier remarque que si les personnes qui partagent les fausses nouvelles y croyaient réellement, elles agiraient en conséquence. Parmi des millions d’individus déclarant « croire » à l’existence d’un réseau pédophile diligenté par l’ancien directeur de campagne de Hillary Clinton, dont le centre névralgique serait le sous-sol d’une pizzeria de Washington, DC, un seul homme a jugé bon d’intervenir à l’aide d’un fusil d’assaut plutôt que par des insultes et des menaces en ligne : ce qui tend à faire penser que, dans l’immense majorité des cas, les croyances rapportées étaient, à tout le moins, spéculatives6. Surtout, l’anthropologie a depuis longtemps établi qu’on ne saurait inférer une croyance d’un comportement, que répéter une rumeur n’est pas forcément la croire7. Plusieurs études suggèrent que les fausses nouvelles n’influencent que faiblement les positions et les comportements politiques, notamment parce que ceux qui y réagissent positivement sont en réalité déjà convaincus par l’idéologie qui les sous-tend8. On sait aussi que le démenti ou fact checking, souvent mis en avant comme remède efficace contre la prolifération des fausses nouvelles, demeure en fait relativement impuissant à faire changer d’avis ceux qui ont relayé une fausse information : signe que quelque chose résiste qui n’est justement pas de l’ordre de la croyance ou de la connaissance.

Un mode d’expression politique

Partir d’un postulat de croyance n’est donc peut-être pas toujours la façon la plus adéquate de saisir l’adhésion aux fausses nouvelles. Des études récentes laissent penser que, dans un certain nombre de cas, et peut-être particulièrement dans celui des fausses nouvelles politiques, l’adhésion aux fausses nouvelles n’est pas une attitude cognitive, mais remplit une fonction purement expressive. L’alternative n’est pas toujours exclusive : on peut bien sûr exprimer ses convictions politiques en partageant des informations qu’on tient par ailleurs pour vraies. Les travaux de John Bullock et de ses collègues suggèrent toutefois que l’énoncé de propositions politiques « factuelles » sert souvent moins à communiquer une information ou à rapporter une croyance qu’à signaler une position idéologique. Plutôt qu’une assertion, le commentaire et le partage de fausses nouvelles peuvent alors être analysés comme une forme d’expression politique9.

Plutôt qu’une assertion, le commentaire et le partage de fausses nouvelles peuvent être analysés comme une forme d’expression politique.

Par leur contenu, les fausses nouvelles politiques cristallisent des émotions sociales et politiques négatives, comme la haine, le ressentiment ou la peur, auxquelles elles offrent un support d’expression. Le pseudo-article de presse prétendant que la campagne d’Emmanuel Macron aurait été secrètement financée par l’Arabie saoudite, qui a abondamment circulé sur les réseaux d’extrême droite dans les mois précédant l’élection présidentielle, conforte ainsi des préjugés xénophobes et islamophobes ; la vidéo de prétendus cadavres abandonnés dans les rues de Wuhan (en réalité, des travailleurs bloqués à Shenzhen et contraints de dormir dehors), vue des centaines de milliers de fois dans les premières semaines de l’épidémie de Covid-19, sert de véhicule à l’expression de la peur et de l’hostilité envers la Chine. Le commentaire approbateur et le partage des fausses nouvelles permettent également d’affirmer l’appartenance à un groupe ou le ralliement à une idéologie, et jouent ainsi le double rôle de signalement et d’expression de soutien partisan. Republier, au lendemain de l’élection présidentielle états-unienne de 2020, une « dépêche » rapportant que le nombre de votes comptés dans l’État du Wisconsin est supérieur au nombre d’électeurs inscrits, c’est avant tout afficher son positionnement politique et communier avec ceux qui le partagent.

On peut penser que la vérité de ce qui est littéralement énoncé dans le message n’est pas l’enjeu de ces formes de communication. Non pas que l’adhésion aux fausses nouvelles trahisse une indifférence foncière à la vérité. Fausses, les fake news partagées permettent d’exprimer une « vérité plus profonde » ou « d’un autre genre » – c’est-à-dire, à proprement parler, une émotion ou une idéologie : le sentiment de déclassement, d’absence de contrôle sur ses conditions de vie, de privilège perdu, de défiance envers les élites et les institutions, etc. Le faux dans cette perspective « exprime une part de vrai » et est même tenu par ceux qui s’en revendiquent pour plus conforme à la vérité que les faits incontestables que les debunkers lui opposent. Selon le mot de la journaliste Salena Zito, les électeurs de Trump le prennent « au sérieux, mais pas au pied de la lettre10 ». La vérité ou la fausseté des faits rapportés n’est pas en jeu : ceux qui commentent et partagent ces fausses nouvelles ne prétendent pas porter une information à la connaissance du groupe, mais exprimer l’expérience, les sentiments ou les valeurs qu’elles illustrent, telles des métaphores ou des mythes. C’est cette priorité accordée à la mise en récit des émotions sur la vérité des faits qui rend de telles attitudes foncièrement vicieuses sur le plan intellectuel, selon les épistémologues. Sans nous prononcer sur les mauvaises dispositions intellectuelles qui l’animent, nous voudrions suggérer que cette mise hors jeu de la vérité factuelle indique à tout le moins qu’un régime de croyance complexe est à l’œuvre dans l’adhésion suscitée par certaines fausses nouvelles politiques.

Mettre en question la thèse d’une croyance littérale dans les fausses nouvelles pour insister sur leur fonction expressive ne revient pas à minimiser leur malignité. (On sait que la distinction entre partage et croyance dans ce qui est partagé a servi d’excuse commode à certaines personnes publiques, à commencer par le dernier président des États-Unis, pour relayer des « nouvelles » ou des « études » manifestement fausses ou racistes sur les réseaux sociaux.) Le partage de fausses informations est une forme d’expression politique à des fins idéologiques, voire de propagande, qui suppose qu’une conviction ou une émotion politique pèse davantage qu’une information avérée. Qu’on y croie ou pas, elles menacent à cet égard l’équilibre démocratique. Les moyens de faire face à cette menace, en revanche, diffèrent sensiblement selon que les fausses nouvelles sont crues ou utilisées comme mode d’expression politique.

Croire et ne pas croire

L’épistémologie comprend la croyance comme l’attitude mentale du sujet qui pense que tel état de choses est le cas ou que telle proposition est vraie. Dans le langage ordinaire, nous disons cependant qu’on peut croire tout en étant en proie au doute, et même croire une chose et son contraire. Les anthropologues, entre autres, ont documenté ce balancement psychologique entre croyance et incroyance, cette cohabitation de tendances contradictoires en un même état mental : « On croit parfois à quelque chose, et […] pourtant on n’y croit pas11. » L’adhésion aux fausses nouvelles en ligne gagne à être comprise comme un tel état contradictoire, proche de l’immersion dans la fiction et du mensonge à soi-même.

Le premier modèle invite à lire l’adhésion aux fausses nouvelles comme « feintise ludique partagée12 ». Suivant les analyses classiques de Hume et de Coleridge, l’entrée dans la fiction suppose une suspension de la croyance ou de l’incrédulité. Au cinéma ou plongé dans un roman, on ne croit pas vraiment que les personnages existent ou qu’ils courent un danger. Selon Jean-Marie Schaeffer, les effets de croyance normalement induits par la représentation sont neutralisés, bloqués, quand on est face à une fiction : on a conscience du leurre comme leurre. On est néanmoins pris dans la fiction, ému ou affecté par elle. On fait « comme si » on croyait, ou plutôt on laisse en suspens le statut du contenu (vrai ou faux) de la fiction pour le plaisir de s’immerger en elle. En effet, la fiction n’est pas soumise aux règles du discours assertif, suivant l’expression de John Searle13 : elle ne s’engage pas à dire la vérité ni à prouver ce qu’elle avance ; son discours se situe sur un autre plan. Dans le processus immersif, les frontières entre fiction et réalité restent néanmoins nettes : la capacité maintenue de distinguer le vrai du faux, la feintise du réel, est même une condition de la fiction.

Certains traits de l’expérience fictionnelle se retrouvent dans l’adhésion aux fausses nouvelles. L’outrance fréquente de ces dernières, leur faible degré de crédibilité portent à croire que ceux qui les relaient peuvent avoir conscience d’être face à un discours invitant à suspendre son incrédulité. Analysant un échange de commentaires autour d’un article (en réalité tiré du site satirique Le Gorafi) selon lequel Emmanuel Macron se laverait les mains chaque fois qu’il serre celle d’un pauvre, Romain Badouard relève qu’un usager, agacé par les tentatives répétées de démystification d’un tiers, rétorque : « Tout le monde sait que c’est du fake, c’est juste pour vous montrer ce que ça fait quand on vous fait l’inverse avec tous les médias qui soutiennent Macron14. » Le statut des fake news comme discours fictif, non assertif, est ici explicite. Outre l’insignifiance de la fausseté littérale au regard de l’émotion ou du symbole que le récit fictif permet d’énoncer, le commentaire exprime le plaisir (en partie cathartique) de la feintise partagée, et l’agacement face au trouble-fête venu mettre fin à la suspension de l’incrédulité. Le démenti n’a pas d’effet sur le pacte fictionnel qui lie les fausses nouvelles à leurs récepteurs, parce que ce pacte n’engage pas de croyance de leur part. QAnon offre un autre cas frappant de feintise ludique partagée. Ensemble de théories du complot plutôt que de fausses informations à proprement parler, QAnon propose à ses usagers de démasquer des conspirations à l’aide de preuves fabriquées et d’informations montées de toutes pièces. Pensé sur le modèle des jeux en réalité alternée, le dispositif reprend de nombreux codes et ressorts de l’expérience fictionnelle, tels l’immersion, le récit, le plaisir de l’enquête, la participation collaborative au pacte fictionnel15.

Le rapprochement ne doit pas cependant être poussé trop loin. Le drame du pizzagate et l’invasion du Capitole par des adeptes des théories du complot propagées par QAnon illustrent assez que la frontière entre fiction et réalité n’est pas toujours claire pour ceux qui adhèrent aux fausses nouvelles. On ne peut nier par ailleurs que certaines fausses informations s’assimilent davantage à une « feintise sérieuse » : à l’instar des « fictions du pouvoir » décrites par Christian Salmon, elles parviennent effectivement à leurrer et cette tromperie sert un objectif (politique) qui n’est pas le plaisir pris à l’histoire fictive16.

Le mensonge à soi-même offre un autre modèle pour penser l’adhésion aux fausses nouvelles, cette fois sous la forme d’un conflit apparent de croyances17. Se mentir à soi-même, c’est vouloir croire en dépit du contraire, sous l’influence de désirs ou d’émotions comme l’anxiété ou la colère. Le mensonge à soi-même est souvent analysé comme un vice intellectuel ou un cas de « cognition motivée » : on croit parce qu’on veut croire et, de ce fait, on croit mal, suivant son désir plutôt que les normes de la connaissance. Il est une source de perplexité pour les philosophes, puisqu’il suppose non seulement qu’un sujet ait l’intention de croire le faux, mais surtout parvienne à se le faire croire, ce qui semble impossible : comment le sujet pourrait-il à la fois avoir l’intention de manipuler et être l’objet de la manipulation ? Comment pourrait-il croire ce qu’il croit faux ? L’intérêt spécifique du modèle est la complexité du régime de croyance qu’il suppose. Le mensonge à soi-même est une cognition motivée, mais incomplète, travaillée par la dissonance et le doute ; la croyance et l’incroyance semblent coexister dans la duperie de soi, sous la forme du doute persistant et du malaise intérieur.

Il n’est pas absurde d’envisager l’adhésion aux fausses nouvelles politiques comme une forme de mensonge à soi-même, en ce sens : on peut penser que, stimulés par leurs « engagements idéologiques plus larges », certains récepteurs de fausses nouvelles ont le désir d’y croire, et que ce désir fonde leur résistance au démenti comme à l’incrédulité que peut susciter en eux l’invraisemblance de ces récits. Certains peuvent ainsi vouloir croire que les migrants bénéficient d’aides sociales plus élevées que les Français, parce qu’une telle « information » nourrit et justifie le ressentiment et la xénophobie qu’ils éprouvent. En la matière, on pourrait même voir dans la notion de « faits alternatifs », cette tentative radicale pour faire coexister un état de choses et son contraire, le paradigme d’un mensonge à soi-même politique et collectif. La réalité est alors arrangée de manière à pouvoir correspondre à cet état paradoxal, où l’on croit – à un certain niveau, ou en un certain sens – et où pourtant on ne croit pas. Pour résoudre la contradiction épistémologique que représente un tel état, L. Jonathan Cohen et Pascal Engel18 proposent chacun de distinguer entre croyance et « acceptation » : le sujet qui désire croire une proposition l’accepte et pense sur sa base, sans forcément croire en sa vérité. L’acceptation des épistémologues correspond en cela à ce que nous avons cherché à appréhender ici sous le terme d’« adhésion ».


Ces hypothèses appellent bien sûr vérification : il serait aussi imprudent d’attribuer abstraitement aux acteurs une incrédulité ironique ou un doute intérieur qu’une croyance littérale dans la vérité de ce qu’ils partagent et commentent en ligne. Compléter le modèle de l’information et de la cognition par celui de la fiction ou du mensonge à soi-même présente tout de même plusieurs avantages pour penser au moins certains cas d’adhésion aux fausses nouvelles. Ces modèles protègent effectivement contre la tentation spontanée d’attribuer une croyance naïve en la vérité des fausses nouvelles à ceux qui les partagent. Ils permettent aussi de comprendre l’impuissance relative des réponses exclusivement « intellectuelles » au problème, comme le fact checking ou l’éducation aux médias. Enfin, l’analyse des régimes de croyance complexes qu’ils autorisent peut conduire à mieux dégager l’influence des émotions et de l’idéologie dans l’adhésion que suscitent les fausses nouvelles auprès d’une partie du public19.

  • 1. Les citations qui suivent sont tirées de : Axel Gelfert, “What is fake news?”, dans Michael Hannon et Jeroen de Ridder (sous la dir. de), The Routledge Handbook of Political Epistemology, Londres, Routledge, 2021, p. 171-180 ; Neil Levy et Robert Ross, “The cognitive science of fake news”, dans ibid., p. 181-191 ; David M. J. Lazer et al., “The science of fake news”, Science, vol. 359, no 6380, 2018, p. 1094-1096 ; Hunt Allcott et Matthew Gentzkow, “Social media and fake news in the 2016 election”, Journal of Economic Perspectives, vol. 31, no 2, 2017, p. 211-236 ; David Klein et Joshua Wueller, “Fake news: A legal perspective”, The Journal of Internet Law, vol. 20, no 10, 2017, p. 5-13 ; Regina Rini, “Fake news and partisan epistemology”, Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 27, no 2S, 2017, p. 43-64 ; Don Fallis, “What is disinformation?”, Library Trends, vol. 63, no 3, 2015, p. 401-426.
  • 2. D. Fallis, “What is disinformation?”, art. cité, p. 406 ; A. Gelfert, “What is fake news?”, art. cité, p. 102-103.
  • 3. Sur l’ignorance comme source de l’adhésion aux fausses nouvelles, voir Gordon Pennycook et David Rand, “The psychology of fake news”, Trends in Cognitive Sciences, vol. 25, no 5, 2021, p. 388-402 ; sur le raisonnement motivé, voir Dan M. Kahan, “The politically motivated reasoning paradigm, Part 1: What politically motivated reasoning is and how to measure it”, Emerging Trends in the Social and Behavioral Sciences, 2016, p. 1-15 ; sur l’épistémologie des vertus et des vices, voir Alessandra Tanesini, The Mismeasure of the Self: A Study in Vice Epistemology, Oxford, Oxford University Press, 2021 ; Pascal Engel, Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle, Marseille, Agone, 2019 ; Linda Zagzebski, Virtues of the Mind: An Inquiry into the Nature of Virtue and the Ethical Foundations of Knowledge, New York, Cambridge University Press, 1996. L’ignorance peut être un vice intellectuel dans certains cas, quand elle est volontaire ou résulte de la paresse du sujet, par exemple.
  • 4. Quassim Cassam, “Epistemic vices, ideologies, and false consciousness”, dans M. Hannon et J. de Ridder (sous la dir. de), The Routledge Handbook of Political Epistemology, op. cit., p. 301-311.
  • 5. Fake News: A Global Epidemic, Ipsos, 2019. Malheureusement, le sondage ne précise pas en combien de temps les personnes initialement dupées s’aperçoivent de leur erreur (après quelques secondes de réflexion ? en lisant un démenti plusieurs jours plus tard ?).
  • 6. Voir Hugo Mercier, Not Born Yesterday: The Science of Who We Trust and What We Believe, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. 154. Je suis redevable à Aude Bandini d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • 7. Voir Gérard Lenclud, « Vues de l’esprit, art de l’autre. L’ethnologie et les croyances en pays de savoir », Terrain, no 14, 1990, p. 1-16 ; Sylvain Delouvée, « Répéter n’est pas croire. Sur la transmission des idées conspirationnistes », Diogène, no 249-250, 2015, p. 88-98.
  • 8. Voir H. Allcott et M. Gentzkow, “Social media and fake news in the 2016 election”, art. cité ; Romain Badouard, « Fausses informations, vraies indignations ? Les “fake news” comme support des discussions politiques du quotidien », RESET, no 10, 2021, p. 1-23.
  • 9. Voir John Bullock et Gabriel Lenz, “Partisan bias in surveys”, Annual Review of Political Science, vol. 22, no 1, 2019, p. 325-342 ; John Bullock, Alan Gerber, Seth Hill et Gregory Huber, “Partisan bias in factual beliefs about politics”, Quaterly Journal of Political Science, vol. 10, no 4, 2015, p. 519-578 ; N. Levy et R. Ross, “The cognitive science of fake news”, art. cité ; Marianna Bergamaschi Ganapini, “The signaling function of sharing fake stories”, à paraître dans Mind & Language.
  • 10. Salena Zito, “Taking Trump seriously, not literally”, The Atlantic, 23 septembre 2016 ; les citations précédentes sont tirées de Marcel Gauchet, « La guerre des vérités », Le Débat, no 197, 2017, p. 20-27 ; Dominique Cardon, cité par Cécile Daumas, « Post-vérité : le réel en porte-à-faux », Libération, 24 janvier 2017.
  • 11. Georg Christoph Lichtenberg, cité par G. Lenclud, « Vues de l’esprit, art de l’autre », art. cité, p. 6.
  • 12. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 146 et 161.
  • 13. Voir John Searle, “The logical status of fictional discourse”, New Literary History, vol. 6, no 2, 1975, p. 319-332.
  • 14. R. Badouard, « Fausses informations, vraies indignations ? », art. cité, p. 17.
  • 15. Alex Baron, “QAnon is an alternate reality, but it’s no game”, The New Yorker Radio Hour, 15 janvier 2021. Les jeux en réalité alternée sont des jeux de piste narrés et interactifs, se déroulant à la fois en ligne et dans le monde réel.
  • 16. Voir Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits, Paris, La Découverte, 2007.
  • 17. D’après Françoise Lavocat, l’immersion dans la fiction est déjà une expérience dynamique impliquant « un conflit cognitif entre croyance et incroyance », plutôt qu’une suspension de la croyance ou une mise entre parenthèses du vrai (Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 224). Suivant cette interprétation, les deux modèles de la fiction et du mensonge à soi-même reposeraient sur le même principe de tension interne entre croyances contradictoires. Pour les définitions et paradoxes de la duperie de soi, voir par exemple Annette Barnes, Seeing Through Self-Deception, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; Alfred Mele, Self-Deception Unmasked, Princeton, Princeton University Press, 2001.
  • 18. L. Jonathan Cohen, “Belief and Acceptance”, Mind, vol. 98, no 391, 1989, p. 367-389 et Pascal Engel, « Croyance, jugement et self-deception », L’Inactuel, vol. 3, 1995, p. 105-122.
  • 19. Je remercie l’ensemble des contributeurs de ce numéro pour leurs commentaires et, très chaleureusement, Aude Bandini pour la qualité de sa relecture. Les bêtises sont de mon fait.

Juliette Roussin

Professeure adjointe en philosophie à l’université de Laval, Juliette Roussin a notamment dirigé, avec Mathilde Unger, « Frontiers of responsibility for global justice » (Journal of Social Philosophy, 49/3, 2018).

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